Ce texte correspond à la deuxième partie du point 2 du chapitre I du livre de Franco Berardi, plus connu sous le nom de Bifo : Le ciel est enfin tombé sur la terre (traduction française de Pierre Rival, Paris, Le Seuil, 1978).
Ce livre a d’abord été publié en italien sous le titre Finalmente il cielo è caduto sulla terra Milan, Squilibri, 1978.
1. Autonomie et réformisme
C’est la figure double de la force de travail et de la classe ouvrière qui fonde toute l’ambiguïté du rapport (contradictoire et d’interdépendance) entre classe ouvrière et développement capitaliste. Celui-ci, comme développement des forces productives et comme progrès général, est toujours aussi développement de l’extraction de plus-value relative. Laquelle à son tour – parce qu’elle résulte du rapport entre la masse de travail distribuée et la masse de travail accumulée sous la forme du capital – est le signe quantitatif de la domination capitaliste sur la classe. Le développement capitaliste consiste ainsi dans une accentuation de la domination sur le travail.
Reste que cette augmentation de la plus-value relative, liée à l’augmentation de la composition organique du capital et à la transformation qualitative du processus de travail, s’accompagne d’une réduction du travail nécessaire, d’une concentration de grandes quantités de capital, et d’une concentration de la capacité productive entre les mains d’un nombre d’agents toujours plus restreint. Si le développement est accroissement de la domination sur le travail, d’un autre côté il est aussi accroissement du pouvoir du travail (entendu comme capacité productive, mais également comme potentialité politique).
Ce caractère double du travail – en même temps force productive et classe ouvrière – produit donc une ambiguïté dans le rapport entre ouvriers et développement, classe et développement marchant du même pas à l’intérieur du processus même où ils sont contradictoires et antagonistes.
Et c’est justement à partir de ce croisement que le réformisme se détermine comme ligne politique, située au point de rencontre entre intérêt ouvrier et intérêt capitaliste. Le réformisme donne à cette rencontre une orientation politique déterminée. Il est la traduction de la confluence entre intérêt ouvrier et intérêt capitaliste, en termes, de subordination de la classe au pouvoir capitaliste et à l’Etat, unité répressive d’intérêts opposés.
Réduire le mouvement ouvrier à cette forme-là de pression, qui demeure de part en part intérieure au processus de développement, cela signifie réduire la classe, dans l’idéologie comme dans la pratique d’organisation, au rôle d’un élément subordonné, politiquement dépendant.
Le réformisme et la suppression formelle du travail
La classe ouvrière est objectivement le moteur du développement capitaliste; non seulement elle est, en tant que force de travail, ce qui produit de la valeur et donne sa substance au capital, mais ce sont ses luttes qui contraignent l’organisation technologique et politique capitaliste à se modifier, à accomplir dans sa structure des bonds en avant. Doit être alors analysée l’orientation de cette modification, de cette réorganisation continuelles. Car bien que ce soit la classe qui détermine le processus de restructuration, ce processus est entièrement dirigé contre elle, contre son organisation informelle, ses possibilités de mouvement et de lutte.
En fait, nous voyons bien que le développement se trouve tout entier orienté vers une accentuation de la subordination politique de la classe ouvrière au capital parce que seule cette subordination politique rend possible l’intensification de l’exploitation, dont le développement économique dans le mode de production capitaliste est inséparable.
La principale forme de la modification apportée par la technologie à la composition organique du capital consiste en une augmentation de l’exploitation ouvrière, en une augmentation de la capacité de domination du capital sur le travail. La réduction du temps de travail nécessaire rend possible une suppression graduelle du travail vivant; et l’intérêt historique des ouvriers réside dans cette réduction du travail; mais l’usage qu’en fait le capital va dans le sens contraire à l’intérêt ouvrier, et consiste à rendre le travail salarié plus rigidement dépendant de l’organisation capitaliste.
Le développement et l’application de la science interviennent dans ce processus comme un moment essentiel: la science s’empare de l’innovation ouvrière, la cristallise sous la forme du système des machines, qui constitue la forme concrète du pouvoir et du contrôle sur le travail ouvrier. C’est que, avec la suppression tendancielle du travail – qui se mesure toujours plus en termes abstraits de valeur –, l’importance du travail vivant pour la production des biens diminue par rapport à l’importance de la machine sociale et du cerveau général du capital; et cette suppression tendancielle représente certes une forme de l’intérêt ouvrier en ce qu’elle déplace en avançant le terrain de la lutte de classe et de la contradiction entre ouvriers et capital; mais au même moment, elle représente, dans l’usage politique concret qui en est fait et dans la structure même de l’organisation du travail, l’intérêt du capital pour la soumission du travail vivant.
Autonomie ouvrière et réformisme
Il convient ici de préciser les termes de cette analyse du point de vue ouvrier. Le caractère contradictoire du développement capitaliste ne représente qu’un des aspects de la contradiction plus profonde entre ouvriers et développement. Et ce dernier rapport se présente immédiatement de manière double: il y a intérêt ouvrier au développement et il y a hostilité ouvrière au système de l’exploitation. L’extranéité se révèle ainsi être un comportement tout à la fois de refus à l’égard de la subordination politique, et de convergence historique avec la suppression formelle du travail. Stimuler le processus de développement et en refuser en même temps la stabilisation politique dans l’État – lieu de la médiation entre intérêt ouvrier et intérêt capitaliste, lieu de la subordination ouvrière –, tel est l’intérêt ouvrier.
Disons encore que s’il existe un antagonisme entre la tendance à la suppression formelle du travail et la classe ouvrière entendue comme classe politique, le processus de libération du travail trouve pourtant ses bases à l’intérieur de cette même tendance: tendance dès lors à réduire le travail nécessaire, et à concentrer tant la puissance productive que la force politique dans les mains de la classe ouvrière. Bref, le processus se présente sous une forme ouvrière dans la mesure où il se détermine comme suppression politique du travail, de la forme du rapport du travail – non comme une réduction pure et simple et une restructuration technique.
Repérer le point de rencontre entre réformisme dit ouvrier et réformisme capitaliste, définir une politique ouvrière étrangère à la gestion du processus de développement, et plus généralement à l’Etat, figure d’ensemble de cette gestion – telle est la prémisse d’une critique d’un réformisme qui occulte la contradiction fondamentale entre intérêt ouvrier à la suppression politique du travail salarié et du système de la prestation, et intérêt capitaliste à la suppression formelle du travail, à la réduction du travail nécessaire, et à l’augmentation réelle de l’exploitation.
Le réformisme se fonde sur la proposition d’une gestion de l’organisation du travail qui n’en brise pas le caractère – parce qu’il ne reconnaît pas d’abord que la forme et la structure de l’organisation du travail sont étroitement déterminées par leur fonction (la valorisation, la cristallisation de segments de travail-vie non payés).
La possibilité d’un pouvoir ouvrier fait donc un avec une pratique de transformation des rapports de forces à travers les luttes (et donc avec la détermination d’une modification continuelle de l’organisation du travail, de l’organisation sociale dans son ensemble); et – faut-il ajouter – avec une autonomie maintenue par rapport aux mécanismes de gestion issus de ces luttes mêmes; elle tient à une étroite interdépendance entre lutte ouvrière et développement capitaliste, mais aussi à une extranéité hostile des mouvements de classe par rapport à l’organisation politique (État) du capital.
2. Histoire, théorie et sujet
Historicisme et formalisme : dialectique de l’essence et concept
L’autonomie du Mouvement par rapport au développement, la maturité du communisme: ce sont là des thèmes qu’on ne peut saisir ni à partir d’une méthodologie de type historiciste, ni à partir d’une démarche “ formaliste ”.
L’idéologie historiciste réduit le processus historique à une succession purement idéale, purement “ politique ”, rejetant, comme économiste, le fondement matériel de la transformation, et avec lui l’irréductibilité radicale des contradictions de classe (entre autres). Le socialisme est alors une catégorie qui rend possible le refoulement de toute matérialité, renvoyant à une hégélienne fin de l’histoire la solution de toutes les contradictions.
Le formalisme refuse, comme un point de vue ouvriériste, de poser la classe ouvrière comme sujet du processus historique; et tout en parlant de la contradiction, il nie que les contradictions aient un corps, un sujet, un désir.
Nous avons dit que Marx a pris chez Hegel le concept selon lequel la raison, le négatif sont la mise en relation, c’est-à-dire l’unité des contraires; mais que, à la différence de Hegel, Marx a conservé à la tauto-hétérologie dialectique son caractère de négatif, faisant de la raison non pas un absolu subsistant pour soi, mais la fonction d’un objet positif et réel. Ceci signifie que la synthèse ou l’inclusion logique n’est pas, pour Marx, une hypostase, mais une hypothèse, c’est-à-dire un instrument d’analyse : pas un concept-substance, mais un prédicat-fonction [[L. Colletti, “ Dialectique scientifique et théorie de la valeur ”, introduction à Dialectique de l’abstrait et du concret dans “ le Capital ”, d’Ilenkov, p. XXXIII.
..
Dans ce passage sont opposées dans leurs lignes logiques, deux conceptions, qui donnent une évaluation différente du caractère des concepts dont on se sert pour connaître la réalité et la société capitaliste.
Le filon idéaliste-historiciste considère les catégories du Capital comme des concepts-substances; ils ne sont vus que dans la positivité de la mise en relation; la synthèse théorique est, elle, mise en hypostase, dont on fait une réalité idéale, essentielle.
A cette conception idéaliste, pour laquelle la pensée est la compréhension d’un absolu subsistant pour soi, comme essence idéale, Colletti oppose ici une conception formaliste selon laquelle les catégories du Capital seraient des instruments heuristiques, purement logiques, fondés uniquement sur un processus de formalisation. Car ce que Colletti appelle l’“ universel logique ” tire sa validité de sa seule fonction structurelle de prédicat: le terrain où se vérifient les conditions de validité de cet universel, c’est le modèle logique, structuré séparément de la réalité, un pur système de fonctions.
Nous avons affaire ici à deux conceptions différentes de la dialectique: selon la conception idéaliste et historiciste, la pensée est une dialectique réelle, qui fait tout un avec le processus de réalisation de l’essence. Selon la conception formaliste, la dialectique est une méthode à appliquer ou une hypothèse à vérifier, séparée de la réalité, parce que la dialectique du concept ne fait pas un avec le développement réel. Or, nous sommes bien d’accord avec la critique faite à l’historicisme et avec la distinction entre processus réel et pensée. Mais sur l’évaluation de la pensée comme système séparé de fonctions, doté d’un fonctionnement purement logique, nous devons encore approfondir l’analyse.
On ne fait pas l’histoire de la naissance du capital en tournant le dos au présent pour revenir à ce moment où le capital est sur le point d’apparaître mais n’existe pas encore. Au contraire, on fait l’histoire du passé en partant du présent comme seule réalité… Ce qui signifie que l’histoire ne peut être analysée sans conceptualisation, sans des abstractions empiriques telle qu’est par exemple le concept de capital… Nous ne comprenons le passé que parce que nous partons toujours des catégories du présent et la rente foncière ne peut être comprise sans le capital; pour Marx, la science ne doit pas se servir des catégories dans l’ordre où elles furent historiquement déterminantes ou selon leur succession chronologique [[ Lucio Colletti, ibid., p. XLV-XLVI..
Sans chercher à identifier Colletti et Althusser, remarquons que quand, dans un contexte différent, Althusser parle du “ primat épistémologique du présent sur le passé ”, il y a lieu pour nous de souligner ce qui constitue, derrière des différences évidentes, les traits communs d’une conception formaliste de l’histoire.
La connaissance de l’histoire se fonde ici comme là sur un primat épistémologique parce que le sujet historique est effacé, refoulé, et remplacé par son concept. Le point de départ de toute cette analyse réside dans l’introduction de 1857, où Marx écrivait :
Le travail est semble-t-il une catégorie toute simple… Conçu sous l’angle économique, dans toute sa simplicité, le travail est cependant une catégorie aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction pure et simple… A cette généralité abstraite de l’activité productive correspond la généralité de l’objet défini comme richesse, ou de nouveau, le travail en général… Ainsi donc les abstractions les plus générales ne surgissent qu’avec le développement le plus riche du concret, où un même caractère est commun à beaucoup d’autres, à la totalité des éléments [[ K. Marx, Grundrisse, op. cit., introduction p. 64-65-66; nous suivons ici, pour plus de fidélité, la leçon de la traduction italienne – et aussi anglaise – Penguins Books (NdT)..
Sur la base de cette argumentation, le formalisme fait l’hypothèse de la prédominance épistémologique d’une catégorie, catégorie correspondant au niveau de développement concret le plus riche; il assume la prédominance de cette catégorie; et il trace ainsi un modèle de structure théorique qu’il suppose susceptible d’expliquer la réalité à ses différents niveaux de développement.
Or, que lisons-nous – quand Althusser critique l’historicisme?
L’histoire aurait en quelque sorte atteint ce point, produit ce présent spécifique exceptionnel où les abstractions scientifiques existent à l’état de réalités empiriques, où… les concepts scientifiques existent dans la forme du visible, de l’expérience comme autant de vérités à ciel ouvert [[ L. Althusser, Lire “ le Capital ”, t. 2, p. 80.
.
Marx n’a en aucune manière dit cela, ni justifié ce type de lecture. Dans la discussion althussérienne, comme aussi selon le point de vue de Colletti, le primat du concept du présent sur celui du passé produit un effacement du sujet historique présent, dans sa matérialité. Le sujet qui connaît n’est plus ici le présent comme protagoniste matériel du processus, mais les catégories qui le systématisent au plan du concept.
Marx, au contraire, dans la même page, affirmait :
Cette abstraction du travail en soi n’est pas seulement le résultat intellectuel d’une totalité concrète de travaux: l’indifférence à tout type déterminé de travail répond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à un autre et considèrent comme fortuit – et donc indifférent – le genre déterminé de travail [[ K. Marx, Grundrisse, op. cit., introduction, p. 66.(5).
Le présent dont il faut affirmer le primat, cette fois, c’est bien celui qui réside dans la condition historique matérielle du sujet.
Le formalisme pose au contraire le primat d’une catégorie, d’un concept, sur le processus; non pas les conditions matérielles du travail abstrait, comme forme d’existence de la classe ouvrière, mais le concept seul de travail abstrait.
Primat épistémologique et primat historico-théorique du présent
Si Marx dit bien que le travail abstrait n’est pas seulement une construction intellectuelle, mais une abstraction réelle, il faut alors affirmer le primat du sujet pratique sur la réalité à connaître.
La réalité ne peut être comprise comme histoire, comme développement et comme structure qu’à partir seulement du point de vue engendré par une pratique matérielle de construction et de destruction: ce qui revient à dire la pratique de classe, la pratique d’un sujet collectif.
Dans la conception formaliste, le présent à partir duquel est envisagée l’histoire passée constitue une catégorie, une structure de concepts; cela a l’avantage certes de rompre la possibilité de concevoir l’histoire de manière idéaliste, comme un “ temps continu et homogène ”, une continuité rationnelle en soi. Mais le primat épistémologique du présent sur le passé est encore primat structuraliste du concept sur la conscience, primat de la théorie (comme système séparé, formel, indéterminé) sur le sujet pratico-matériel : sur l’histoire.
L’histoire ne peut être analysée… sans conceptualisation, sans théorie, sans caractérisation, bref sans ces abstractions empiriques que sont… le concept de capital, de bourgeoisie, de prolétariat[[ L. Colletti, op. cit., p. XLV….
Le prolétariat ne serait ainsi le fondement de la connaissance qu’en tant qu’abstraction empirique, en tant que catégorie: ce n’est pas un sujet matériel, mais un concept. Bref, l’historicisme est abandonné au profit d’une dissolution formaliste, et, en dernière analyse, toujours idéaliste, du sujet historique.
Althusser de son côté écrit :
La structure du tout est articulée comme la structure d’un tout organique hiérarchisé. La coexistence des membres et rapports dans le tout est soumise à l’ordre d’une structure dominante, qui introduit un ordre spécifique dans l’articulation des membres et des rapports[[ L. Althusser, op. cit., t. 2, p. 45.
La fonction constitutive et structurante du système connaissant est ici prise en charge non par une figure externe au processus de connaissance, par un sujet matériel, mais par un élément interne au système même: le concept dominant.
Pour fonder la connaissance de manière matérialiste, il faudrait en sortir au contraire: reconnaître le lieu de formation de l’histoire. Hors du “ temps historique idéal ”, mais aussi hors de la structure théorique. Reconnaître le sujet historique matériel, et sa condition réelle, sa tension pratique. Dans la conception qui se dessine chez Althusser, comme chez Colletti, le concept de “ travail ”, de “ travail abstrait ” n’existe que comme caractéristique commune à une catégorie : la clé pour la compréhension de l’histoire, c’est une catégorie correspondant aux caractéristiques communes de l’état de choses le plus avancé.
Or, Marx, lui, écrit :
Le travail est, semble-t-il, une catégorie toute simple… dans toute sa simplicité, le travail est cependant une catégorie aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction nue et simple[[ Cf. supra, p. 65, n. 1. .
C’est donc dans les rapports qui produisent l’abstraction, dans les rapports historiques entre les classes, qu’il faut aller chercher le fondement de la théorie qui a comme concept dominant le concept de travail abstrait. On ne peut partir ni de la catégorie ni de la structure, mais seulement du sujet; le travail abstrait n’est pas une donnée, à reproduire sur une base empirique dans une catégorie abstraite; c’est la forme d’existence pratique, vivante, du sujet.
Le développement le plus riche en concret est l’existence pratique de la classe ouvrière: et c’est dans la pratique de classe, dans la pratique de construction et de destruction que cette classe développe, que réside le cerveau collectif qui produit la catégorie abstraite capable d’expliquer des degrés de développement antérieurs.
La catégorie de travail abstrait n’est pas le moteur du processus de connaissance, elle en est le produit général. Le sujet réel qui produit dans la pratique la possibilité de la catégorie de “ travail abstrait ” est précisément la classe qui refuse le “ travail abstrait ”. Nous pouvons dire que le développement historique, non comme histoire en général, mais comme lutte entre ouvriers et capital, comme contradictions, est ce qui produit la possibilité de penser le concept même de “ travail abstrait ”. L’existence ouvrière, la massification, le travail à la chaîne, la sédimentation progressive de milliers, de millions d’actes d’insubordination et de refus, l’extranéité – voilà ce qui produit la possibilité de penser ce concept, base de la critique de l’idéologie et fondement de la théorie.
Le concept de travail abstrait ne peut pas plus se réduire à des “ hypothèses ” qu’à des abstractions empiriques: il est la forme conceptuelle spécifique produite par la lutte ouvrière contre les diverses formes d’organisation du travail et de subordination à la productivité. La forme conceptuelle spécifique produite par l’extranéité de masse en regard du travail salarié.
En somme, les hypothèses formalistes, après avoir (justement) éliminé l’histoire comme temps continu idéal, ignorent dans un second temps l’histoire comme processus matériel de la contradiction.
Il est vrai que le développement du concret produit le concept capable d’organiser théoriquement la réalité; mais cela ne veut pas dire que le développement du concret soit reproduit de manière empirique dans un concept “ dominant ”; ni que seul l’objet pleinement développé puisse “ être envisagé ” de manière conceptuelle; cela signifie plutôt que seul le sujet pleinement développé peut “ voir ”. Disons alors que le développement du concret produit la possibilité matérielle – un sujet collectif historique, une classe, une pensée massifiée, un point de vue.
Le travail abstrait, chez Marx, se dédouble, se présentant d’une part comme un sujet qui connaît et d’autre part – mais en un autre lieu – comme un objet à connaître, c’est-à-dire produit théoriquement.
Et ce dédoublement est effectif, réel; le travail abstrait est à la fois lui-même et autre que lui-même, Le travail abstrait est d’une part travail sans qualité et sans volonté; mais il est aussi refus ouvrier, lutte contre le travail, Et il existe encore comme une réduction croissante du travail ouvrier à l’état d’activité abstraite, en tant qu’il se présente comme réorganisation capitaliste en face de l’insubordination ouvrière.
C’est dans ce dédoublement même qu’est posée la possibilité pour le sujet (travail abstrait comme refus actif, c’est-à-dire comme pratique) de connaître l’objet (travail abstrait). L’objet à connaître est le produit objectif du processus continu de réorganisation capitaliste; et le sujet qui connaît est la classe qui reconnaît son extranéité totale par rapport au travail, qui refuse systématiquement la forme, la fonction, l’organisation.
Le capital en général est, certes, contrairement aux capitaux particuliers: 1° une simple abstraction; mais ce n’est pas une abstraction arbitraire; elle représente la differentia specifica du capital en opposition à toutes les autres formes de la richesse ou modes de développement de la production… 2° Mais le capital en général a une existence réelle, différente de tous les capitaux particuliers et réels (…) Ce dédoublement, ce rapport à soi-même comme à un tiers, devient bougrement réel dans ce cas [[ K, Marx, Grundrisse, op.cit., t. 2, p, 266-267.
Le dédoublement, la référence à soi-même comme à quelque chose d’étranger, tel est le processus sur lequel se fonde la possibilité même de la connaissance. Le caractère déterminé du processus de connaissance est ébauché ici dans la perspective ouverte par la notion d’extranéité. La définition même du concept (le capital, le travail abstrait) pose l’objet de connaissance comme “ quelque chose d’étranger ”. Et celui-ci l’est réellement en ce que – s’il est produit comme objet, à l’intérieur du processus de dédoublement de la connaissance – comme sujet de pensée il vient avant, et possède une existence indépendante de l’esprit.
Idéalisme, réformisme, refoulement du sujet
Revenons au point d’où nous étions partis: la façon dont est considérée l’histoire dans la tradition idéologique post-marxiste.
L’historicisme juge chaque moment du passé pris dans sa particularité comme le porteur d’une signification “ rationnelle ” contemporaine: le processus historique et le sujet ne peuvent être distingués.
Le concept de “ conscience de classe ” fonctionne comme une médiation pour cette identité entre sujet et processus. Or, le concept de “ conscience de classe ” a un sens idéaliste, du moment qu’il fait référence à un projet, à des valeurs, à un idéal (le socialisme) que la classe ouvrière devrait réaliser. La conscience de classe est la médiation dans l’identité (hégélienne) entre raison et réalité historique; c’est la forme subjective de l’acquisition et de la réalisation de l’idée dans le processus historique.
Moyennant quoi, les besoins matériels du sujet sont réduits au silence, au nom de l’idéal à réaliser; la classe n’est plus un sujet autonome, une unité matérielle et désirante, mais l’intermédiaire pour un dessein historico-idéal (la réalisation du socialisme).
La conception formaliste du rapport entre théorie et histoire, elle, nie l’autonomie pratique du sujet dans le fonctionnement structurel du système. C’est le système qui détermine les mouvements du sujet, et celui-ci à son tour n’est qu’une des variables d’un système de fonctions “ à dominante ”.
Cette position réduit le développement capitaliste à un processus objectif, neutre: résultat d’un rapport entre forces économiques; et la catégorie la plus développée, celle à qui revient un primat épistémologique sur le passé, est conçue comme une abstraction empirique du phénomène économique, abstraction qui explique les passages historiques singuliers comme des déterminations imparfaites du concept.
Moyennant quoi, est nié le primat pratique des mouvements ouvriers sur la structure capitaliste, qui fournit pourtant sa base au primat théorique du sujet pratique sur la réalité à connaître. La possibilité de connaître est dès lors attribuée au fonctionnement d’une chaîne structurelle dotée d’un sens, mais dans laquelle le sujet de l’énonciation (sujet irréductible au système, à la valorisation) est rigoureusement refoulé et occulté.
On n’arrive alors à envisager le communisme (de la même manière, en définitive, que dans l’historicisme, mais inversée) que comme une réalité eschatologique, comme un au-delà par rapport au système des rapports existants.
Ici la société capitaliste et ses relations; là un système nouveau. Mais ici comme là, la réalité pratique, actuelle, du communisme en tant que libération du travail, et mouvement autonome, est évacuée.
L’analyse historiciste et l’analyse formaliste arrivent donc à un résultat analogue: en refusant d’assumer comme point de vue la contradiction ouvrier-capital arrivée à son point de maturité, ou bien on réduit le processus historique à un objet structuré sans contradictions, ou bien on l’explique en relation à une idée positive qui pourtant ne serait contenue dans l’état de choses présent que de manière négative et immature. Dans un cas comme dans l’autre, la pratique du sujet ne peut modifier la réalité.
Les mouvements concrets du sujet de la connaissance, tel qu’il vit dans la contradiction, tel qu’il se pose comme sujet de la connaissance et de la transformation pratique, ces mouvements restent hors jeu, réduits à des “ variables ”, ou à ces conditions matérielles dans lesquelles peut se former la conscience.
Les points de vue historiciste et formaliste, comme formes théoriques de l’idéogie réformiste, se constituent donc à partir du refoulement de l’autonomie pratique du sujet, à partir du refoulement de sa productivité théorique prétextuelle et intertextuelle. La réduction structuraliste fait du sujet une variable dans un système de fonctions qui, en soi, ne contient pas de contradictions. L’idéalisme identifie le sujet avec le processus même de la médiation, l’absorbe dans le processus de réalisation, en supprime le caractère contradictoire. Dans les deux cas, le communisme est en dehors du processus réel, n’est qu’une perspective eschatologique, le matin du grand soir.
A partir du moment où le désir (la tension pratique de libération) n’est pas assumé comme origine du processus historique, la machine de guerre sans sujet se réduit à un fétiche organisationnel (le parti léniniste) et la classe est réduite à une simple force productive, à une matérialité brute sans pensée, privée de toute épaisseur subjective.
Penser, au contraire, le communisme comme un mouvement pratique, comme un besoin matériel historiquement déterminé et historiquement en (trans)formation du sujet-classe, tel doit être le point de départ.
C’est le communisme qui connaît le capital (le communisme, forme subjective du travail abstrait, forme subjective du refus du travail abstrait). C’est le communisme qui pose l’être de la contradiction, non pour l’éliminer de la pensée, à la façon hégélienne, mais pour en affirmer l’irréductible dynamique propre, face à l’inconciliable résistance du monde du travail et de la misère.
( A/traverso, mars 1976)
( A/traverso, mars 1976)