“L’artiste écrit Freud, a sacrifié quelque chose dès son enfance. Ainsi, c’est dès l’aube qu’un destin d’artiste est possible. Le même Freud s’interrogera plus d’une fois, avec une légère amertume, comment font-ils (les artistes, les poètes) pour arriver si vite là où la pensée analytique advient si lentement, si péniblement.
“Ils sont toujours devant”… dira Lacan.
De là où ils sont, si vite, si tôt, proches et irrattrapables, ils ne cessent de faire signe, à chacun et sans doute plus encore, de manière plus pressante, aux analystes. L’énigme du geste artistique, que Freud désigne comme effet princeps d’un destin pulsionnel très particulier – la sublimation -, ne laisse pas les analystes tranquilles. Nombre de textes en témoignent, mais c’est aussi dans la cure que la question d’une esthétique appelée par l’éthique même de la psychanalyse insiste.
La tâche analytique conduit à “Démasquer le Réel”[[S. Leclaire, Démasquer le Réel, Seuil, coll. Le Champ freudien. d’un sujet, lentement, douloureusement, là où il s’agira, ce réel, de l’inventer[[J’emprunte à Cl. Rabant l’heureuse formule d’ “Invention du Réel”. qu’on peut penser arriver, là où les artistes adviennent autrement, plus vite, plus tôt. Et si les modalités d’une invention du réel ne sont pas les mêmes en art et au détour d’une analyse, essayer d’écouter autrement dans ces carrefours aussi, n’est pas effets sur l’analyse et la direction de la cure.
Il sera donc question ici de frontières et des croisements dans ces lieux sans appartenance que les frontières dessinent.
Du sacrifice
La phrase de Freud telle que je l’ai lue, isolée du contexte où elle fut écrite, a fait choc. j’ai choisi de ne pas atténuer ce choc en essayant de retrouver ce que Freud pensait à ce moment. C’est à une autre phrase, abrupte, elle aussi, d’une femme peintre qu’elle s’est associée. On demandait à cette femme si la déchirure du papier avec laquelle elle travaille était un geste maîtrisé. “Absolument conscient” répondit-elle. Ce n’était pas une boutade, de sacrifice en déchirure, il m’a semblé pouvoir faire travailler ces propositions et d’autres encore entendues en analyse et ailleurs, en écho à ces formulations lapidaires.
La conscience absolue serait l’adéquation de la nécessité d’un geste et de son exécution. Une excitation, un appel, une réponse. Au moment du geste, un éclair de conscience. A cause d’une sensation aiguë, née d’une perception, la conscience accompagnée ici d’une réponse motrice, surgit à la place de la mémoire. (A suivre Freud) et si le geste est réussi, affirmé comme réussi, c’est que rien ne l’a atténué, aucune mémoire ne l’a retenu. La réponse de l’artiste substitue le “conscient” au “maîtrisé” mais l’ “absolument” indique qu’elle ne l’a pas oublié. C’est bien un geste réussi, il fera du papier déchiré un objet à montrer et non un déchet à jeter.
Premier carrefour, en forme d’annonce. La cure analytique connaît des moments sans doute analogues. L’acte d’interpréter est un traitement radical lui aussi, pourquoi pas gestuel, de la matière en jeu. La libido trouve son point d’application, passe dans ce moment exact, et transforme le dire. – Trouver le bon moment dans la hâte et la radicalité, interpréter : effet de conscience au coeur de la mémoire… – Mais le carrefour est franchi…
Et les artistes…
Il arrive qu’ils parlent, joyeux ou douloureux, du face-à-face avec la matière à traiter (sensations et matériaux). Rien d’autre, aucun autre – qu’ils le revendiquent ou le déplorent -. Ils supposent, fût-ce fugitivement, car il arrive que le face-à-face se trouble ; ils supposent que la chose est là sera là, à leur portée, portée par la forme trouvée. “Alléluia, elles sont là”, écrit Rilke, lorsqu’après de longues années les Élégies de Duino sont achevées.
Perception et conscience sont des fonctions du moi, fonctions atténuées cependant par les lois du principe de plaisir qui, gouvernant l’appareil psychique, au nom de l’excitation moindre, du moindre déplaisir, cherchent plutôt l’endormissement. Il faudrait donc penser que le sacrifice qui autorisera l’absolument conscient est inhérent à une modalité particulière de la construction du moi.
Puisqu’il est d’usage en théorie analytique d’associer geste artistique et sublimation c’est surtout avec le texte “Pulsions et destins de pulsions” que je m’orienterai, quitte à utiliser aussi l’Esquisse et le texte sur la Dénégation pour faire valoir certains aspects de ce que Freud appelera toujours ici et là toujours ici et là, mythologie du moi.
L’appareil psychique veut le minimum de tension, il cherche le repos que la vie ne cesse de rendre improbable. L’appareil psychique est donc contraint à l’activité, et c’est à partir des différentes manières dont il cherche à se soustraire aux excitations que Freud établira une série de distinctions.
Moi – non-Moi
Sujet – objet
dedans – dehors.
Sont considérées comme externes, venant du dehors, les excitations auxquelles l’appareil psychique échappe grâce au mouvement, grâce à une action musculaire – mouvement et action de fuite.
Sont considérées comme internes, les excitations qui viennent du corps et ne sauraient s’apaiser avec du mouvement. Excitations liées aux besoins de l’auto-conservation, puis en dérive de ces besoins, à ce tour particulier que leur sexualisation, que la relation à l’autre leur donne et qui les transforme en pulsions. Ces excitations internes nécessitent ;
1) Une complexification de l’appareil psychique. Le moi s’éveille, sort de l’indifférencié dit Freud, lorsqu’une première expérience de satisfaction est perçue et enregistrée comme venant du dehors. Le Moi s’éveille et commence déjà à rêver. Lorsque le besoin dérange à nouveau c’est d’abord au titre de la réactivation immédiate, par les voies de l’hallucination, que la présence de l’objet inattendu de la première fois est cherché. Cet objet de la première fois est ensemble présence de l’autre et objet nécessaire au besoin, c’est cet en plus de la présence qui éveille le moi. La défaite de l’efficace de l’hallucination, entraîne une première modification de la règle absolue du principe de plaisir : l’apaisement immédiat de la tension. Le principe de réalité prend le relais – au service toujours du principe de moindre déplaisir. Le premier effet du principe de réalité est d’introduire du suspens. A l’hallucination de l’objet succède la possibilité de se le représenter qui en guide la quête. Les prémisses de la pensée freinent le mouvement immédiat, en effet les frayages psychiques qui se mettent en place enregistrent les essais et erreurs s’articulent, et la mémoire qui en résulte permet que s’échaffaude un système de comparaison et de pesée : ceci ressemble à cela qui apportait plus ou moins de satisfaction…
Simultanément la surface externe de l’appareil psychique, celle qui tournée vers le dehors reçoit les informations, se modifie, et constitue une sorte d’enveloppe isolante, que Freud conçoit sur le modèle de régulation physiologique des organes sensoriels et qu’il appelle le pare-excitations. Enveloppe destinée à filtrer les perceptions venues du dehors, à les atténuer pour donner le temps à l’appareil psychique de faire appel à la mémoire.
2) Une modification du monde extérieur , par voilements, déplacements, illusions dans la veine ouverte par la fondation du pare-excitations, jusqu’à ce que ce monde extérieur réponde à peu près, avec l’ordre du refoulement qui agit, lui, sur la force des excitations internes, à ces mêmes excitations internes. Principe de réalité et refoulement participent de l’élaboration des processus secondaires. On peut comprendre que l’objet de la première satisfaction, puisqu’il doit être cherché, et cherché comme on vient de la voir avec des artifices, devienne de ce fait le fameux objet perdu. Sa présence immédiate, sa fulgurance d’éveil est bien perdue.
Freud appelle pulsions
– les représentants psychiques des excitations corporelles ;
– et la mesure de l’exigence de travail que la liaison au corps impose à l’appareil psychique et au moi qui en est la partie organisée.
Il appelle destins des pulsions, l’ensemble des procédés qui cherchent une diagonale entre la constance de l’exigence pulsionnelle – liée à sa valeur sexuelle – et la tendance de l’appareil psychique à vouloir une tension minimale. L’activité de l’appareil, causée principalement par la pulsion, devient essentiellement une recherche guidée par les effets du principe de plaisir-réalité, chargée de trier dans le réel, pour composer une réalité susceptible de leurrer au mieux les exigences pulsionnelles. Si la source de la pulsion est inextinguible (jamais ne cessent les effets de la relation à l’autre, le désir, sur le jeu des besoins), si son but est toujours la satisfaction, si entre les deux la poussée, la tension à chercher, est constante, l’objet lui, censé apporter la satisfaction est déformable à l’envie. Il est possible d’y parer, de le parer jusqu’à ce qu’il convienne à peu près, par déformations et approximations successives aux exigences contradictoires du Moi et de la pulsion.
L’objet convient à peu près, mais l’écart demeure et la pulsion insiste, de ce jeu complexe, l’intarissable “pourquoi ?” des enfants témoigne. La cause de tous ces remuements internes, internes-externes ne cesse d’échapper. Malgré tout, à cause de ce jeu qui tire à hue et à dia, pour gérer ce jeu des pourquoi détournés, une éthique s’édifiera non sans demeurer incertaine.
Où situer le sacrifice ?
Freud présente un système où excitations externes et excitations internes se différencient nettement mais au nom de la fragilité du pare-excitations il introduit une brèche dans ce système.
Il y a, dit-il des excitations externes si fortes qu’elles en viennent à brûler l’organe et agissent comme des excitations internes. Elles ressemblent largement aux excitations pulsionnelles et sont éprouvées comme douleur.
La douleur paralyse et ne s’éteint que de deux manières.
– sous l’effet de l’anesthésie,
– à cause d’une diversion, qui sollicite de l’appareil psychique, une énergie plus considérable que la douleur elle-même.
Je m’engouffre dans cette brèche et fais l’hypothèse que le “sacrifice” du futur artiste concerne le pare-excitations. On pourrait en effet considérer le geste artistique dans ce qu’il a d’impératif, comme l’équivalent de la diversion exigée pour déplacer la douleur essentielle, qui affecte le pare-excitations, voire empêche qu’il ne se construise. Il faudrait préciser…
L’expérience dite de la première satisfaction (déjà évoquée) est complexe, car premier éveil à l’autre, par l’autre, elle est irrattrapable. Un jour, un beau jour, le bébé réalise que prenant le sein, il saisit et ne saisira jamais plus “le nuage éblouissant des seins”[[P. Eluard.. Entre réaliser l’au-delà du sein nourricier et le perdre aussitôt, au-delà de la faim et du rassasiement, se creuse la voie de la quête orale.
L’expérience de satisfaction appelle donc avec elle, le premier trauma, l’impossible retour du même, le refoulement primordial, l’assignation du sujet à la tension de la quête.
La première vague pulsionnelle, dit Freud, celle qui surgit dans ce décollement du besoin et de ce qui deviendra le désir, se perpétue sans changements et ne subira aucun développement, les autres vagues, elles, entrent dans le système des représentations et du refoulement secondaire dont j’ai très brièvement rappelé et la nécessité et les effets.
La douleur se présente donc comme l’envers de la satisfaction première et vient de l’autre avec l’émergence de la pulsion, avec la déchirure du monde clos de l’auto-érotisme.
Dans le texte de l’Esquisse, Freud avait proposé une lecture un peu différente de cette toute première présence de l’autre ; lecture qui a l’avantage de faire valoir de manière plus aiguë pourquoi douleur et satisfaction vont ensemble. Je ferai donc retour à l’Esquisse avec le sentiment que mon texte se construit lui aussi – comme la pulsion – par vagues successives qui se recouvrent en partie.
L’enfant au sein ne rêve pas encore… surface sans dedans ni dehors, il est une “pure conscience” dit Freud. Puis il crie, et le cri va trancher dans la surface. En proie à la détresse de son besoin, il crie, mais il crie aussi à cause de cette chose, Das Ding, à cause de l’insaisissable dans l’autre qui est pourtant proche[[Freud appelle complexe du prochain, du Nebenmensch (l’humain d’à côté) ce mixte du semblable et de l’étranger complexe car le prochain s’y clive. Le semblable est repéré par l’activité hallucinatoire puis de recherche et devient le support de futures identifications. L’Étranger, l’Autre – qui demeure irrattrapable par les voies du symbolique., il crie à cause de l’étranger, à cause de ce qui ne lui appartiendra jamais et ne lui sera d’aucun secours. Il crie à cause du cri de l’Autre, du hurlement de la vie en somme qui déchire l’indifférencié. L’autre apparaît avec le cri “Nos cris confèrent son caractère propre à l’objet… “[[Freud, L’Esquisse, in La Naissance de la psychanalyse..
Le cri s’apaisera bientôt, car le semblable dans la mère répond (expérience de satisfaction). Cette part de l’autre fait de ce cri qui ne s’adressait pas à elle. Torsion ineffaçable (perte) c’est le semblable qui transforme en appel ce que l’étranger suscitait, ce qui ne s’adressait pas. Et la suite des cris devient domestique, s’apprivoise. Cependant entre la chose étrangère, le cri qu’elle fait naître et qui le révèle, puis les mots qui viendront de la transformation du cri en appel, un silence demeurera.
Le premier cri ne devient pas parole, il est cri et silence… bien qu’il soit condition même de la parole.
“La première éruption pulsionnelle se perpétuerait sans changements et ne subirait aucun développement”…
Cet entremêlement de la douleur et de la satisfaction nécessite, je le rappelle, l’instauration du principe de réalité qui, aidé du pare-excitations, tiendra au dehors le réel de l’autre grâce au refoulement, et maintiendra inconnu en soi le sillon du premier cri que recouvrira la terre du langage.
Cependant, c’est progressivement que l’enfant s’éloigne du réel. Avant qu’il ne reconnaisse dans le miroir et qu’il y ferme son horizon, l’enfant au berceau rit aux anges. N’est-ce pas au réel qu’il rit ? Rilke qui, lui, hurlait au réel et y cherchait l’ange “Tout ange est terrible”, me permettra ce glissement. Il rit et aussi bien il pleure au bleu du ciel, à la tache du soleil sur le mur, au bruit du vent, à n’importe quoi qui accompagnera, qui fit ouverture au “nuage éblouissant des seins”.
Je tiens au rire, au rire et aux larmes et aussi bien au rire aux larmes qui, écho du premier cri animent le corps pour l’impossible d’un réel toujours au-delà. C’est dans l’écart entre le premier cri et la suite des autres que l’enfant rit aux anges. C’est ce rire qu’il oublie dans la jubilation du miroir.
Oubli entre deux rires qui deviendra l’ombilic de ses rêves.
Et si certains continuaient à rire ou à hurler aux anges ? S’ils ne “croyaient” pas tout à fait au miroir. Alors pour eux le clivage entre le semblable et l’étranger demeurerait inachevé, à chaque fois que l’autre leur répondrait, insisterait la voix douloureusement muette de sa choséité, ou autre chose encore. Les autres choses du monde qui dans cet écart gardent leur virulence.
S’ils sacrifient du pare-excitations, du principe de réalité, en conséquence de la fonction organisatrice du moi, ils perdent la capacité d’anesthésier cette douleur primordiale de l’éveil[[J’ai fait de la remarque de Freud sur la douleur “largement comparable au pulsionnel” la naissance même de la pulsion ; il me semble que ce qu’on appelle le masochisme primordial, ou aussi bien ailleurs le radical de la douleur d’exister, autorisent ce déplacement.. Les objets du monde humain ou pas, excitent continûment et fortement l’appareil psychique qui reçoit non seulement leurs coordonnées quantitatives mais qualitatives. Leur qualité première étant ce qu’ils conservent – faute de ce filtre – de force étrangère – d’hétérogénéité radicale à l’organisation du moi. Quelques choses résistent à la re-présentation. Au-delà du principe de plaisir-réalité, perceptions et sensations s’éprouvent au présent continu.
Cependant l’appareil psychique ne saurait s’accompagner du réel, si la capacité à anesthésier est altérée reste l’autre traitement de la douleur – la diversion. Il faut donc penser qu’il n’y a pas de choix, trouver une liaison, une forme qui stabilisera un temps l’afflux d’excitations, est vital. Ce qui ne peut se lier par les voies de la représentation, se liera dans le geste artistique.
Autrement dit, le principe de l’action de l’artiste ne serait pas re-trouver un objet, mais de le trouver (ce que savaient déjà les troubadours – Trobar = trouver) dans l’invention d’une esthétique.
L’esthétique rassemble dans et par un lieu relativement homogène (langue, peinture, sons) des bouts de réel, hétérogène entre eux et au moi[[Ainsi tout art le révélant ou pas procéderait du collage.. L’objet nouveau, est relativement, temporairement apaisant, parce qu’il rassemble, homogénéise, relativement encore, des perceptions multiples, simultanées, vivaces, parce que dans ce que laisse ouverte le sacrifice du pare-excitations, il rétablit une frontière. L’objet cause la frontière… et la beauté viendrait comme effet du geste et de l’objet, comme effet du sursaut d’un être devant la violence du réel.
Du diaphane
… “Comme si l’esprit du romancier était un milieu absolument perméable aux rayons du Réel, et non point réfringent ou troublant.” Freud – La Gradiva.
La métaphore utilisée laisse bien supposer que c’est la couche isolante du moi qui est affectée, que c’est bien la séparation d’avec le réel qui fait eau.
Peut-on avancer encore ?
Un analysant, peintre, raconte[[La scène a lieu, dit-il, avant un an. : “J’étais dans mon berceau, j’avais sali mes couches, je le sentais, j’y avais mis le doigt, je criais, ma mère n’est pas venue. Je criais, mon berceau était face à la fenêtre, j’ai vu la lumière et j’ai crié aussi à cause de la lumière, et je me suis tu… absorbé par la lumière.” Merde et lumière encadrée, pour un destin de peintre. Presque beau…
La suite des associations va de la boîte de crayons de couleurs refusée par la mère, au jardin aux zinnias du père, mais il revient toujours au choc de la lumière le jour des couches sales.
Le rapport à la mère absente est resté éminemment douloureux et la vie amoureuse en demeure singulièrement marquée, mais le voile de lumière l’avait aussi appelé ailleurs et la matière “odorante” est là encore, odorante, colorée, à travailler.
La lumière est là en toile de fond, en écran, en support, mais il y a aussi la lumière terrassante qui annonce les bouffées délirantes où son être tout entier se fait déchet à magnifier. Un enfant face à la lumière et deux réponses différentes… Cette analyse (avec d’autres) m’encourage à séparer ce qui fera geste artistique et ce qui deviendra symptôme à partir des mêmes causes. Il faut donc préciser ce qui fera l’écart.
En rassemblant les éléments évoqués on dira qu’il y a pour le futur artiste comme pour tout être parlant, la Chose, Das Ding, matrice de l’objet dit perdu, de l’irrémédiablement étranger dans l’autre, et en conséquence en soi (sillon du premier cri) du Réel – du sexuel comme réel qui ne résout par en différence des sexes, ce qu’on peut appeler l’altérité même, il y a donc du réel, du semblable avec qui entrer en relations, et entre les deux, c’est mon hypothèse, quelque chose d’autre. Là où l’étranger et le semblable ne se séparent jamais complètement, cause de cet ouvert, et du sacrifice, quelque chose que j’appelerai ici, le diaphane.
Il faut imaginer le diaphane perçu, ni halluciné, ni représenté, qui apporterait avec soi la beauté comme effet. La beauté serait qu’il n’y ait pas eu… rien (un trou d’absence dévastateur) ou une hallucination, avant le retour de l’autre. La beauté serait que soit apparu un lieu, aussi ténu, aussi subtil voire improbable soit-il, pour une autre figure de l’absence (du semblable) et de la présence (de l’étranger, que le psyché cherche toujours à éviter). Un lieu pour appeler un geste. Le diaphane advient, là où deux perceptions se rencontrent pour se mêler, et devenir une autre. L’une venue du corps – l’excitation pulsionnelle anale, dans le souvenir cité – l’autre du dehors, la lumière. La beauté serait qu’il y ait eu douleur et apaisement (en dehors d’une action destinée à modifier les causes de la douleur) qu’il y ait eu de la satisfaction (partielle certes) à une pulsion naissante, et que cette satisfaction en soit déjà le destin sublimé. Satisfaction trouvée dans cette qualité particulière donnée ici à l’analité grâce à la lumière, pour un suspens inouï de l’absence de l’autre de sa réponse et de sa non-réponse. Quelque chose a eu lieu “avant” que le cri ne se torde en appel. Ainsi on pourrait penser que le silence qui enferme le cri, deviendrait un silence soutenu et non plus seulement signe d’effroi. De ce silence, l’effet de beauté serait le premier voile. Lacan disait de la beauté qu’elle est le dernier voile à l’horreur, elle en serait donc aussi le premier.
Ce n’est pas sans hésitations que je m’avance et quitte les références habituelles : Entre la Chose et les mots… il y a… rien. Ici la “présence” du diaphane s’interpose, guide (selon mon hypothèse) la première vague pulsionnelle et en fixe le trajet. Trajet direct, rapide, en dérive, à côté des destins habituels de la pulsion. Trajet qui me semble être celui d’une sublimation possible. La sublimation, je le rappelle, évite le refoulement, trouve la satisfaction de la pulsion en dehors du refoulement, par changement de but (ce qu’on a coutume d’appeler desexualisation) et dans l’objet. Le changement de but, tel que je l’imagine, n’est pas la satisfaction érotisée, sexualisée, par l’appartenance du-corps-de-l’autre au trajet de la pulsion, mais la satisfaction trouvée n’est pas pour autant hors du sexuel.
Il est difficile de penser qu’il ne fallût qu’un “hasard objectif’ pour qu’en absence de l’autre ou en présence de son réel, à cause d’une fenêtre assaillie de soleil, une douleur fut dépassée par la satisfaction. Déjà un mouvement, avant que la capacité d’un geste n’advienne.
Bien que je ne puisse en dire plus, c’est à une qualité particulière de la libido entre mère et enfant que j’attribue le diaphane. La libido n’entrera pas toute dans le processus oedipien (si c’est désexualisé, ça n’est qu’au sens où la sexualité (non le sexuel) se gère dans l’oedipe) sans pour autant prendre les voies plus ou moins reconnues de l’événement psychotique ou des aléas psychosomatiques.
J’ai souvent été saisie par l’intensité avec laquelle certains enfants psychotiques s’absorbent dans l’ébauche d’un mouvement, le bruissement du papier ou l’écho de sa déchirure, comme s’ils tentaient dans ces matérialités de se séparer de quelque chose ou de faire exister autre chose encore. Et puis le geste s’arrête dans son itération même et ne se dépose pas, ou si encore il se prend dans une fabrication et quelle qu’en soit la réussite esthétique pour l’oeil ou l’oreille de l’autre, on sent bien (il n’est guère facile de dire on sait bien) que ces objets ne sont pas vraiment détachés. Ils ne sont pas perçus par leur auteur au lieu du diaphane. Il n’y a pas de changements dans l’objet (autre condition de la sublimation).
“Diaphane” me convient pour l’instant d’être une simple qualité, la transparence, qui laisse percevoir ensemble et l’étranger. Ni enveloppe, ni substance, le diaphane pourrait évoquer aussi une vibration de l’horizon, de l’horizon du silence premier. Vibration qui appelera toujours l’artiste vers son au-delà, à “passer sous le silence” selon la proposition de Celan, dans l’ouverture aux forces inépuisables de dehors, à la profusion réelle des choses. Et si la beauté voile le silence, elle aussi devra être traversée. Ainsi tout art viserait à montrer le travail du silence et de l’aube d’une parole.
Fallait-il inventer cela ?
Ne suis-je pas trop entraînée par l’expérience de l’analysant, par d’autres cures encore qui font écho, est-ce que je ne fabrique pas moi-même l’écho dans mon oreille, influencée par la radieuse métaphore d’Eluard déjà citée, entraînée dans l’Arrière-Pays que découvre Bonnefoy et tant d’autres avec lui ? Faut-il se risquer à proposer qu’il y a du diaphane qui accompagne et suspend le Réel sans le masquer ; le tient à quelque distance malgré ce peu de réalité, et ouvre le lieu d’un imaginaire en puissance, pour que la douleur ne soit ni terrassante ni non plus seulement anesthésiée, et pour retenir aussi une part de la libido du sujet toujours déjà à côté de ce qui deviendra par ailleurs, pensées, symptômes et qui fantasmes.
Ce lieu d’imaginaire décolle de la surface corporelle et des images, demeure virtuellement supporté par le diaphane. le diaphane n’est pas ce qui deviendra l’oeuvre mais l’occasion de son déploiement possible. Une frontière mouvante entre le réel inaltérable et les embrayages de la réalité psychique, et n’appartient ni aux uns, ni à l’autre.
On rapproche souvent l’artiste et le mélancolique et pourtant la création nécessite que la mélancolie soit tenue au moins en suspens. Le mélancolique lui aussi est souvent ouvert au Réel mais si j’ai opposé le “diaphane” à “l’ombre de l’objet tombée sur le moi”, ce n’est pas simple jeu avec la lumière. Il arrive certes que le diaphane pour certains artistes (Nerval par exemple), comme lieu possible disparaisse et on peut penser qu’alors l’ombre les a gagnés.
Il me fallait évoquer la mise en place d’un jeu avec l’objet perdu qui ne se résolve ni par l’écrasement radical du sujet, ni seulement par les voies du Fort-Da. Il me fallait encore distinguer le perceptible de l’hallucination et de la représentation, d’où l’artifice du diaphane. Les muses existent depuis longtemps, mais “l’inspiration” ne convient pas à ce que j’ai voulu transmettre, je me sens plus proche de ce que dit Jensen[[L’auteur de la Gradiva. du sixième sens. “Le sixième sens (qui) n’a pas de nom, mais celui qui en est doué, ne trouve jamais le moyen de se soustraire à ses effets.
De la sublimation en art
La sublimation traite le Réel, par les voies d’un imaginaire particulier et passe aussi par le symbolique.
Lacan ajoute aux définitions freudiennes de la sublimation déjà évoquées une autre proposition : “Élever un objet à la dignité de la Chose”. Jusqu’alors il me semble avoir suivi une proposition qui serait : élever un objet, là où serait la Chose. La dignité c’est sûrement encore autre chose et entraîne vers l’idée d’un encadrement symbolique de cette “élévation”. Si bien que la phrase, telle que je la lis maintenant, pourrait se déplier ainsi : “Élever un objet à la dignité de la Chose”, c’est aussi faire connaître la fonction de la Chose, soit le sertir de symbolique. La dignité de la Chose serait un traitement possible du caractère, erratique, arbitraire, gorgé de vie et de mort mêlées du Réel ; par son acceptation. L’oeuvre permettrait que la psyché ne refuse pas le Réel.
Si la chose est sertie de symbolique, c’est activement[[Activement car elle participe et de l’activité de la pulsion et de la prise gestuelle qui modifie le monde en y introduisant une figure nouvelle que l’oeuvre produite, participe des trois registres R.S.I. L’objet nouveau donne forme aux éléments sollicitants venus du Réel – hors miroir, mais non sans trouver, quitte à l’inventer aussi, le cadre symbolique. “L’inexprimable se montre, l’éthique et l’esthétique sont un”, écrivait W. Benjamin. Il n’y a d’art qui ne tienne compte du symbolique, qui n’élabore de nouvelles règles à partir des règles déjà là, mais pour le dépassement des unes et des autres.
Comment comprendre autrement que l’oeuvre dans son extrême singularité, puisse aussi être offrande ou appel, à une communauté. Elle dépasse largement le rapport d’un sujet à ses objets et se sépare ainsi de ses succédanés, qui aussi réussis soient-ils (quant au plaisir donné ou à l’auteur ou au public) sont d’abord auto-monstrateurs ou rédupliquent à l’envie des formes déjà reçues. L’auto-monstrateur embellit possiblement l’image du miroir où s’unissent le producteur et le récepteur. Ça ressemble et ça rassemble dans le c’est bien ça.
A l’auto-monstrateur pourrait s’opposer la visée auto-référentielle. Parvenir à l’auto-référence ferait équivaloir la réponse et la stimulation. L’auto-référence est un effet ultime qui neutralise par la destruction du système tout entier en faisant s’emboutir sans restes la source et le but, l’excitation et la suppression de l’excitation. L’objet créé, sa fondation, sont peut-être ce qui approche le mieux l’auto-référence pour l’appareil psychique et côtoient ainsi au plus près, le jeu des forces de vie et de mort.
La “Dignité” de la Chose, son sertissage symbolique serait ce qui écarte non par voilement, mais par l’offrande au public, d’une figure de ce noeud. La force du geste déplace la douleur – et la beauté se trouve là encore à la place où au dehors (de l’appareil psychique) le jeu de la tension et de son apaisement trouve une forme. La beauté est là, de surcroît, comme une grâce donnée à la vivacité du combat entre le temps de l’appel et le sursaut du geste. La satisfaction de la communauté devant l’oeuvre d’art semble liée à la perception – même non éprouvée consciemment comme telle – de la plongée au radical de la vie et à son dépassement dans l’objet créé, figure apaisante, reposante, disponible, parmi les objets du monde. Le public participe – accueillant, rejetant – à cette traversée sans pour autant en subir l’épreuve.
L’auto-portrait du peintre, dont la fréquence est remarquable tout au cours des âges, montre et la nécessité d’être au plus près de l’identique et le retournement vers l’ailleurs, car c’est bien la vastitude de ce qu’un regard cherche à capter, lorsqu’il est frappé, qui se lit dans la traversée du visage. La quête est ici réglée non à partir des inlassables “pourquoi” de l’enfant, mais du “comment”. L’urgence du “comment” précède (annule ? diffère ?) le pourquoi, et l’éthique vient à l’art non comme question mais comme réponse. Il faut “trouver” et par l’offrande au public la “trouvaille” montre qu’elle est aussi éthique, radicalement au-delà du principe de plaisir.
Du narcissisme
Ma démarche tendait, pour ma propre gouverne d’abord, à essayer de saisir “la voie rapide”, de saisir aussi ce que recouvre l’idée de satisfaction sans refoulement dans la sublimation. En chemin, les rencontres avec d’autres positions de non-refoulement sont inévitables. A la croix de ces chemins j’ai dû postuler le diaphane. Deux croisements restent inexplorés que je ne voudrais pas éviter avant de conclure. L’un concerne les effets de la cure analytique et l’autre une autre voie du non-refoulement.
J’ai parlé d’énigme de la création et bien sûr je ne l’ai pas résolue en proposant le diaphane, à peine décalée. Écrire “énigme” en psychanalyse fait revenir la figure de la Sphynge et l’ombre du “continent noir”.
Carrefour inévitable celui du féminin, inévitable et complexe. En effet, si Freud reconnaît quelque chose d’inéluctable au féminin, en même temps qu’une inaptitude certaine à la sublimation, la perspective ouverte par M. Montrelay, largement développée par Lacan, change radicalement l’approche. L’une puis l’autre reconnaissant qu’il y a de la structure dans le féminin, une ouverture au réel, il y a une jouissance du réel qui ne se sent pas mais n’est pas sans effet. La femme n’est pas-toute soumise au refoulement. Devenir femme, c’est reconnaître la double position à l’égard du phallus, et du réel, ce qui ne va pas sans mal. Si bien qu’à écouter le féminin devenir (en analyse), il est possible de penser, qu’aptitude ou pas, il n’y a pas beaucoup de choix, il n’y a guère que la trouvaille d’une voie sublimatoire qui puisse transformer là encore, l’inéluctable du Réel. Si le féminin cherche la sublimation, la voie de l’oeuvre n’est cependant pas la seule, “inventer le réel”, ça n’est pas toujours produire un objet nouveau dans le monde, au sens de l’objet matérialisable[[J’ai essayé de proposer d’autres figures de la sublimation – ailleurs, notamment dans “Phobies” et “Pour une Elvire nouvelle”, Patio n° 10.. Il n’est donc pas possible d’assimiler purement et simplement le féminin, et la veine artistique, cependant les mots courent et l’on n’est pas sans entendre que l’artiste – on le dit davantage de l’écrivain – qu’il soit homme ou femme travaille avec sa féminité.
L’opposition passivité (féminin) activité (masculin) est inconfortable mais difficile à éliminer complètement et elle pourrait trouver ici une lecture encore.
L’artiste est en position féminine au moment de l’accueil des sensations. Le sacrifice matinal du pare-excitations le prédispose à une passivité extrême devant le réel de ce qui le marque. Il accueille sans réserves. Mais il trouve la voie masculine dans l’activité extrême du geste artistique capable de déplacer la douleur paralysante du réel, en rétablissant dans le temps de l’oeuvre la frontière absente. Activité appelée dans l’hypothèse développée ici par le surgissement du diaphane. Le passage se ferait encore une fois rapidement d’une position à l’autre, sans qu’il ne se prenne en questions sur l’identification sexuelle de l’artiste. S’il y a questions, elles se poseront à côté, avec l’ensemble des formations symptomatiques et fantasmatiques. Il y a du symptôme et il y a de l’oeuvre, il y a du jeu, il y a un jeu, des jeux entre ce qui participe de la sublimation, et ce qui entre dans l’édification de la structure. Il y a la “solution Joyce”, il y a aussi le suicide de Nerval, et la douleur Artaud. Il faudrait donc penser qu’il n’y a pas de l’artiste qu’au moment de l’oeuvre, malgré les pré-dispositions au Réel.
Dernier carrefour : pour un autre narcissisme, j’ai supposé une instabilité des frontières du moi et donc de son organisation autour de l’image du miroir. Cette instabilité laisse venir l’ouverture de l’horizon mais aussi bien les fragmentations subjectives, et l’idéal d’unicité du moi se montre bien pour ce qu’il est une tentative…
L’analyse n’évite pas les moments limites où l’image se craquelle. Au contraire chaque interprétation les prépare et une cure n’est pas sans passer par ce seuil délicat où la non-cohérence du montage subjectif traverse la stabilité apparente de l’image. L’analyse rappelait Lacan est une recherche anti-psychique car elle vise l’au-delà des montages réglés par le principe de plaisir. Les seuils requièrent pour leur franchissement ce que Lacan appelle un refleurissement de l’imaginaire. Fleurs d’imaginaire nourries des effets de cet air de rire qui nous surprend parfois. Le rire réouvre le sillon du premier cri, et se réjouit d’un silence retrouvé. Et alors il peut arriver qu’en analyse les effets de la plainte inhérente se défassent (un peu) et avec eux les liens si lourds à l’autre, il arrive de savoir y faire (à cause de cette déliaison) avec son symptôme.
Savoir y faire pour l’analysant.
Devoir-vouloir-pouvoir faire pour l’artiste. D’une manière ou de l’autre la question de l’acte se pose.
Analyser : Délier – les artistes seraient en avance là-encore, car affectés de déliaison dès l’enfance, marqués de solitude[[Dans le moment de la création, je le répète tel que je l’imagine, il n’y a d’artiste qu’en situation, comme Leclaire le dit de l’analyste.. Affectés, car l’analyse l’apprend, l’épreuve est rude de s’entre-apercevoir altéré de réel, dépris, désépris du goût du semblable – donc de soi-même.
L’analysant ne parvient à ce savoir que tenu, soutenu, par le cadre transférentiel. Lorsque l’image se décompose c’est bien le cadre même de la cure, dans ce qu’il a de fixe qui servira d’appui. Ces moments d’analyse ne sont pas sans risques mais ce qu’ils font valoir c’est la nécessité du silence soutenu de l’analyste. Ce qu’on a coutume d’appeler l’attention flottante, et je sais bien que si l’idée du diaphane est venue, c’est aussi à cause de cet investissement libidinal si particulier, si difficile à saisir mais pour autant incontestable (quand il y a analyse, et ce n’est pas toujours, il faut bien le reconnaître) sur lequel flotte le nom du-désir-de-l’analyste. Désir séparé du désir proprement sexué de l’analyste[[Il me semble n’être pas fort loin de ce que Cl. Rabant fait valoir en reprenant l’idée de Toile sensitive. “Toile”, Patio n° 9.. L’attention flottante serait une forme actuelle, de ce que j’ai appelé le diaphane. On le sait ; l’analyse ne se fait qu’ “en présence de”… non pas en “présence” de la personne de l’analyste, mais de son désir-d’analyse-en présence de son attention flottante si l’on peut dire, plus simplement dans le transfert, aménagement virtuel de la solitude qui peut permettre la sortie des images. Leur altération et leur trans-formation.
Mais alors, quel est le cadre (narcissique) de l’oeuvre ? Y a-t-il du transfert qui actualise le diaphane et soutient les passagers.
Carrefour encore, c’est sur la théorie du rêve que je m’appuierai pour faire valoir ce qui dans l’oeuvre peut ressembler au rêve et ce qui l’en différencie et approcher un peu plus cette affaire du narcissisme.
Pour rêver, comme pour produire un objet neuf, il faut un moi dépouillé de ses attributs, il faut aussi des matériaux qu’on appelle dans le rêve restes lointains et restes diurnes. La similitude s’arrête là.
L’oeuvre n’est pas un rêve… si les investissements ordinaires d’objets disparaissent, si la libido reflue bien dans un moi vidé pour une activité particulière, là où dans le rêve l’activité sera hallucinatoire et mentale, construisant une Autre Scène psychique pour les jeux du désir, c’est sur la scène “du monde” que tôt ou tard, par la grâce d’une activité motrice (inhibée elle dans le rêve), que se résoudront en réalité nouvelle les aléas du-désir-de l’artiste[[Ce que Y. Bonnefoy appelle pour le différencier du désir de la sexualité, le désir de “plus haute vertu”, expression de M. Scève. J’ai préféré banaliser mais différencier avec les tirets..
Il y aurait des restes diurnes, rencontre dans l’ici et maintenant de toute matière propre à la composition.
Il y aurait aussi des restes lointains porteurs de la permanence des signes à traduire. Tramés de désir et pourtant irréalisables par les seules voies psychiques. “Comment concilier et la fulgurance et la venue des lointains profonds, des lents dépôts millénaires et le surgissement de la rencontre ? écrit Tal-Coat dans ses carnets. Lui qui écrivait aussi : “Nous croyons appréhender le monde, nous ne sommes que visités par lui.”
C’est à une présence active du Réel que l’artiste s’affronte et quels que soient les rapports qu’il entretient avec l’Histoire, s’il doit travailler avec sa propre histoire, son passé, ses souvenirs, ses fantasmes, ce serait plutôt au titre des restes diurnes, s’il s’en sert c’est en défaisant les contours oedipiens de sa mémoire. Il s’avance dans l’extrême singularité de l’expérience, qui retrouve l’au-delà du carrefour de Thèbes[[Cf. A. Khatibi, L’OEdipe de la fin in “Par-dessus l’épaule”, Aubier., la Sphynge y questionne toujours et OEdipe n’en finit pas de ne pas répondre. Il travaille alors, de là où il est, avec et contre, l’ensemble du déjà là, du toujours là, avec et contre ses lignées familiales, et au-delà artistiques, à la rencontre des “fonds millénaires” encore fulgurants[[De ce déplacement du souvenir individuel par le travail d’écriture, Rilke laisse sans le chercher une trace précieuse. Il écrit à Lou Andréas Salomé et raconte son bouleversement devant l’homme du Pont-Neuf atteint de la danse de St. Guy, puis il écrit Malte Laurids Brigge et l’homme du Pont Neuf porte une souffrance universelle dans laquelle celle de Rilke est absorbée..
Chercher, trouver, bouleverse la mémoire, comme dans le rêve ou l’interprétation. La différence de cadre entraîne la différence des effets. Rêve et interprétation produisent une nouvelle réalité subjective, l’oeuvre aussi mais le geste artistique y ajoute la plongée dans les choses du dehors.
Le sommeil “enveloppe” le rêveur, le tient jusqu’à la résolution du rêve ou jusqu’au réveil. Signal d’alarme devant le dévoilement brutal du désir. L’interprétation emporte avec elle sa part d’oubli et l’effet transfert voile le choc de solitude. De plus l’éphémère du rêve et de l’interprétation sauve le narcissisme du rêveur et de l’analysant.
Y a-t-il quelque chose pour sauver le narcissisme de l’artiste ?
Le combat est rude, souvent, entre la dépense exigée pour la trouvaille et le minimum d’énergie à conserver en soi, pour tenir le temps qu’il faudra. La chose produite exige son temps, son temps est son lieu, en effet si elle se produit hors fond stabilisé par le miroir, son fond sera temporel, et c’est sans doute une des choses les plus exigeantes qui soient pour le narcissisme de l’auteur que de laisser l’objet prendre son propre temps, sans hâte ni étirement excessif. Trouver le rythme, la mesure… “La forme a triomphé mais l’auteur en fut brisé” disait Lou à propos des mêmes Élégies de Duiro” que Rilke avait saluées d’un “Alléluia… elles sont la…” C’est là… il faut que ce soit là, a prix parfois de la mort, de la maladie, du suicide comme geste ultime, dernière dépense libidinale pour apaiser la tension entre la forme vide du narcissisme et celle de l’objet encore à venir[[Les dernières toiles de N. de Stäel dans leur dépouillement extrême, laissent peut-être imaginer ce que peut-être la quête d’une traversée totale de tout support pour atteindre Le rythme même. Plonger dans le bleu… avec l’envol des dernières mouettes. L’artiste cherche le détour le plus bref, le pas qui s’avancera au plus vif du réel de l’être parlant, celui de la mort et du sexe. Il arrive qu’il n’y ait plus de pas à faire.
Mais encore… Avec quoi tenir ?
La reconnaissance de la communauté, l’effet public (qui d’ailleurs se fait souvent entendre) ne sauraient être suffisants, ils peuvent, on le sait, devenir paralysants identifiants l’artiste à un moment de son oeuvre. Si le travail doit se poursuivre sans devenir sa propre réduplication, il faudra encore oublier, traverser ce support.
Peut-être faut-il s’arrêter à la “construction de l’atelier” ensemble des habitudes et rituels de travail qui participent de ce temps si particulier de l’oeuvre. En effet, l’atelier n’est pas nécessairement un lieu et n’est pas qu’un lieu. Participe de sa construction le rapport à l’autre.
A l’étranger dans l’autre comme à une des causes de la mise au travail, mais aussi au semblable dans l’autre, comme à un des éléments qui fondent l’atelier.
C’est encore la situation analytique qui me fait proposer l’hypothèse d’un transfert – au sens du transfert de fonds – déplacement de libido entre l’autre et l’artiste.
Certains analysants, peintres ou écrivains, apportent parfois ce qu’ils font dans le cabinet analytique. Situation d’abord déconcertante, que disent-ils ?, que veulent-ils ? que faire ? ils n’attendent ni encouragement ni commentaires, il m’a semblé que le passage, pas l’oeil, la main, le “climat” était nécessairement et seulement cela.
J’aurais répugné à faire de ce transit un simple passage… à l’acte. Ce n’est pas non plus l’analyste qui est requis en tant que tel, simplement un autre dont peut-être il faut emporter quelque chose dans l’atelier. Quelque chose de narcissique, pour faire ligature d’une hémorragie possible. Ce passage serait donc un usage de l’autre comme d’un morceau de soi-même, avec la brutalité que dévoile l’absence des révérences idéales de l’image du miroir et de ses reflets. Ici “Toi c’est moi” ou c’est “à moi” à nu.
Si cet usage” de l’autre est sans fard, il n’est pas sans jouissance pour chacun de ceux qui s’y trouvent engagés. Jouissance qui n’est pas celle de l’amour de la haine ou du désir et pour autant ne les ignore pas. Les convenances analytiques, tempèrent malgré tout, bien que le faisant apparaître décapé, cet usage de l’autre, et les partenaires de la vie quotidienne sont sans doute plus affectés encore que l’analyste par l’irruption de cette autre jouissance. Mais ceci est une autre histoire encore, que je laisserai là avec l’ensemble des questions que ce travail ne fait qu’effleurer.
Il fallait dans mon esprit séparer les conditions d’un geste artistique (d’une sublimation) des autres modalités pulsionnelles, resterait à préciser tant de choses, la manière dont dans le déroulement d’une vie, jaillit le temps de l’oeuvre, dont parfois il se laisse recouvrir par les autres occurrences pulsionnelles, les effets de ces disparités, et puis… tant d’autres questions qui empruntent les voies de la psychanalyse (théorie ou pratique).
Cependant, revoyant récemment les séries de Picasso “Le Peintre et son modèle” je pensais y voir quand même un signe de ce transfert de libido et l’indice des effets compliqués du temps de l’oeuvre. Je regardais le peintre et son modèle, liés et déchirés, traversés dans la peinture et par la peinture.
Sur la toile, à cause de la place incertaine – quant à son statut – même impérative du – corps-de-l’autre, la couleur, la texture, la main du peintre et son regard, le corps du modèle, le désir du peintre pour le modèle à cause de la peinture, pour la peinture à cause de l’Autre, l’atelier tout entier, participent de la même matérialité, de la même nécessité, et de la beauté résulte sans doute d’un jaillissement du tableau au coeur de cette multiplicité.