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Le travail : histoire et enjeux du concept À propos de F Vatin, Le travail : Économie et physique, -, PUF,

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Le livre de F. Vatin est une histoire du concept de travail tel qu’il s’est élaboré chez les ingénieurs français, à l’articulation du XVIIIè et du XIXè siècles. Nous décrirons rapidement les grandes étapes qui ont conduit à la définition moderne d’une notion appartenant à la fois à l’économie et à la physique. Cette confrontation disciplinaire révélera son enjeu comme critique de l’approche techniciste du travail et de la valeur. Mais le travail de F. Vatin dépasse la simple restitution d’un passé ; il n’est nullement motivé par un souci d’antiquaire ; sa fonction est au contraire de cerner l’espace théorique dans lequel nous avons pensé la modernité industrielle. En prenant l’exemple du taylorisme, nous essaierons de montrer dans un second temps comment cette démarche est porteuse d’exigences théoriques nouvelles pour comprendre l’actualité du travail et les formes de relations sociales qu’il engage.

Le concept physico-économique de travail se dégage d’une rencontre, un « télescopage historique » (p. 15), entre deux histoires parallèles : celle de la mécanique rationnelle (Galilée, Descartes Leibniz) et celle de la science des machines. Au cœur du débat, qui introduit à la notion physico-économique de travail, la question de la conservation de la force vive. La mécanique rationnelle décrit un mouvement idéal sans frottement où la force vive est égale à la quantité de mouvement, où la physique expérimentale observe un processus dynamique qui lutte contre une résistance et consomme de la force vive. C’est cette résistance vaincue qui fait dire qu’une machine accomplit un travail. Le problème physique apparaît d’emblée solidaire d’une question économique : celle de la mesure du travail des machines et des hommes. Au moment où cette problématique se met en place, l’économie politique naissante tourne le dos aux conceptions physiocratiques de la nature nourricière pour développer avec A. Smith une conception de la production économique autour des notions de division du travail et de valeur-travail. Ce sont les idées de J.-B. Say qui, selon F. Vatin, pèseront le plus sur les ingénieurs (p. 30). Mais c’est dans le cadre du développement d’une économie industrielle associant l’activité des hommes à celle des machines que va s’élaborer le concept de travail dans sa double signification physique et économique. « La mécanique du travail proprement dite est élaborée entre 1815 et 1830 par un petit groupe d’ingénieurs, tous issus de l’École polytechnique, dont les travaux sont très concentrés dans le temps » (p. 31). F. Vatin retient trois textes qu’il commente amplement : un texte de Coulomb, le Mémoire sur la force des hommes, un texte de Navier dans lequel apparaît nettement la préoccupation économique de l’auteur, enfin un texte de Coriolis, inventeur du terme travail dans son sens physique moderne. On ne peut donner de ce riche commentaire qu’un bref et fragmentaire aperçu.

Dans La formation de l’esprit scientifique, G. Bachelard écrit que « la richesse d’un concept scientifique se mesure à sa puissance de déformation » (Ch. III), c’est-à-dire à sa capacité à « englober » des preuves expérimentales nouvelles. Cette définition repose en des termes nouveaux les rapports entre théorie et application, science et technique. Raison et expérience ne sont plus dissociées comme deux démarches successives ; l’activité rationnelle devra « incorporer les conditions d’application d’un concept dans le sens même du concept » (Ch. III). Ainsi le rapprochement d’une physique et d’une économie ne doit-elle pas se comprendre comme l’importation d’une notion d’un domaine (théorique) vers l’autre (pratique), mais comme la construction théorico-pratique d’un savoir socialement utile. L’histoire du concept de travail tel que F. Vatin nous la restitue est bien celle d’une succession d’approximations, compliquées par l’expérience et les préoccupations sociales des chercheurs. La réciprocité du spéculatif et de l’expérience trouve chez Coulomb à s’illustrer exemplairement : le travail qui a ici la signification ordinaire de résultat (produit) et de dépense (fatigue) pose la question de son efficacité économique, c’est-à-dire du rapport produit/fatigue. Pour contourner l’impossibilité (à son époque) de mesurer la fatigue, Coulomb introduit un concept à la fois physique et économique capable d’approcher la mesure d’un rendement : la « quantité d’action » réalisée par un homme durant une journée de travail, comme expression d’une dépense globale dont une part seulement produit un effet utile. La « quantité d’action » n’a pas qu’un sens physique, elle exprime dans des termes physiologico-économiques ce que « les hommes peuvent physiologiquement, mais acceptent, économiquement, de fournir dans une journée » (p. 48).

Navier reprendra le terme « quantité d’action » qui désignera non seulement ce que produit la machine, mais ce qu’elle dépense. La véritable mesure du produit sera donc le travail utile et le rendement d’une machine, le rapport entre quantité totale d’action et travail utile. Ainsi le sens de la démarche physique de Navier est-il avant tout économique. Mais son élaboration s’opère sur l’évacuation d’une dimension déterminante dans l’établissement de la valeur économique du produit : le temps de l’opération productive (p. 62). Coriolis distinguera plus nettement les problèmes physiques des questions économiques. Contrairement à ses prédécesseurs, il choisit d’utiliser le terme travail et non « puissance mécanique » ou « quantité d’action » (p. 73). Il lui donne le sens physique moderne (force x déplacement) afin de prouver que le travail est la juste mesure de l’action des machines et le rendement en « travail utile » celle de leur efficacité. Dans une même démarche, il définira un principe physique théorique, celui de la transmission du travail (p. 76), c’est-à-dire une grandeur abstraite de travail, de force vive, transmise par la machine, indépendamment des résistances que son fonctionnement peut entraîner, et une exigence économique : réaliser la transmission maximale de forces vives dans le processus productif. Cette préoccupation de producteur capitaliste lui permet de clarifier l’ambiguïté terminologique attachée au concept de travail, entre dépense et produit. Il distingue « la faculté de produire le travail », c’est-à-dire la potentialité de produire quelque chose, ce qui est acheté par le capitaliste, du « travail » lui-même, c’est-à-dire du produit: distinction comparable à celle de Marx entre « force de travail » et « travail » (p. 78). En conclusion de sa présentation des textes des ingénieurs, F. Vatin nous explique comment le projet physico-économique trouve sa limite dans l’évacuation de la question du temps, déterminante pour la mesure de la valeur. « Confrontés au processus économique, les concepts issus de la mécanique classique sont ” tirés ” au maximum de leurs possibilités, appelant comme une nécessité la nouvelle pensée thermodynamique, dont simultanément Sadi Carnot jetait les bases »(p. 91).

L’histoire de ce tissu de préoccupations économiques et de théories physiques est poursuivie dans la dernière partie du livre autour de la question de la valeur. F. Vatin soulève chez Marx une contradiction dans la théorie de la valeur-travail : caractérisé avant tout par sa dimension technique, le travail humain n’est pas chez Marx « principalement énergétique » (p. 105). Mais l’efficacité productive telle qu’il la définit possède une caractéristique particulière : la valeur du produit est supérieure à la dépense en force de travail (exprimée en valeur). L’enjeu tient alors à la définition du travail : comme dépense de force humaine, il renvoie à la théorie énergétique et conduit à mettre en évidence une perte, une « plus-value négative » (p. 111) et non un surplus ; c’est en gardant une « définition conventionnelle du travail » (p. 111), comme temps social valorisé, qu’on pourra sauver, à travers la distinction entre travail économique et travail mécanique, la possibilité d’un surplus de valeur produite.

Le débat sur Marx ainsi que les développements du concept d’énergie, dans le cadre d’une pensée réformiste, et dans celui contemporain d’une pensée écologico-économique, renvoient aux soubassements politiques des relations entre physique et économie. F. Vatin voit dans cette histoire l’illustration exemplaire d’un lien entre sciences « dures » et sciences « molles » où les premières sont débitrices envers les secondes. Mais l’essentiel de la leçon est peut-être ailleurs ; en effet la relation physique/économie met d’abord en cause l’autonomie de la technique par rapport aux valeurs sociales (p. 122 et suiv.). Établir que les mécaniciens sont orientés par des préoccupations économiques réelles, jusque dans la forme qu’ils donnent aux abstractions physiques, c’est mettre en évidence la dépendance réciproque entre démarche spéculative et normes sociales, normes de valeur. Mais surtout, montrer les sciences physiques débitrices envers l’économie, c’est inverser la détermination habituellement admise chez les économistes entre savoir technique et calcul économique : celui-ci dépend d’une norme sociale et non d’un calcul technique, dégagé des enjeux sociaux. Au total, la pensée des mécaniciens, élaborée dans le cadre d’une économie industrielle, retrouve dans ses ultimes prolongements les enjeux de l’économie politique.

Pour un sociologue, élargir son domaine de compétence à l’histoire des concepts de sa discipline, ce n’est pas s’éloigner de son objet. Car s’il s’agit de penser notre présent, encore faut-il en repérer les limites. En ce domaine, une sociologie exclusivement descriptive n’est d’aucune utilité. Au contraire, le travail historique est requis comme condition générale d’assignation des objets sociologiques.

Aussi le travail de F. Vatin apparaît-il comme une recherche sur les caractères de notre modernité économique et sa démarche fait-elle immanquablement penser au projet archéologique de M. Foucault tracer les contours de notre présent et identifier les problèmes qui instituent notre actualité[[L’ouvrage sur le concept de travail sera utilement complété par la lecture d’un livre antérieur consacré au principe de fluidité des opérations productives : F. Vatin, La fluidité industrielle, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1987, avec une préface de Pierre Naville.. L’histoire du taylorisme permet d’illustrer ce point de vue.

Le concept mécanique de travail tel qu’il s’est développé chez les ingénieurs du XVIIIè siècle ne pouvait s’appliquer à la physiologie humaine que dans le cadre de la thermodynamique et d’une théorie de la conversion énergétique. D’abord centré sur l’étude de la « machine animale », le projet d’étudier le rendement de la « machine humaine » au travail afin d’en optimiser l’utilisation va très vite s’imposer dès la fin du XIXè siècle. C’est dans ce cadre que vont être traduits les écrits de Taylor[[F. Vatin a publié en 1990 aux Editions d’organisation, sous le titre Organisation du travail et économie des entreprises, le texte de référence de Taylor « Direction des ateliers » (1902, première édition française). En contrepoint du texte de Taylor sont présentés les débats sur le taylorisme en France dans les années 1910-1920.. Celui-ci hérite d’un passé d’analyse mécanique du travail auquel il n’ajoute rien de bien nouveau. Peu embarrassé de théorie, aucunement soucieux de citer les doctrines dont il s’inspire, fournissant des principes simples d’organisation du travail, Taylor aura en France un succès très paradoxal au regard le l’histoire théorique du concept de travail. Les principes d’organisation tayloriens renvoient au système traditionnel du travail manuel : le porteur de fonte est l’homme seul face à la matière, isolé de l’ensemble productif dans lequel il évolue. Des critiques avisés feront remarquer que la théorie de la valeur-travail repose sur un rapport entre deux grandeurs incompatibles : la dépense physique et le travail produit. La production est elle-même comprise à partir de ce point de vue particulier; en décomposant la durée de chaque geste, Taylor réduit le processus productif à une addition d’entités temporelles élémentaires, l’ensemble de la valeur produite n’étant que la somme des valeurs créées par chaque ouvrier. Ainsi Taylor fait-il l’impasse sur le machinisme et reste-t-il au niveau d’une analyse mécaniste et décomposée d’un travail humain réduit à une machine. Théoriquement Taylor appartient au XIXè siècle, et pratiquement ses principes ne sont pertinents que dans le cadre d’une industrie de main-d’œuvre où le travail élémentaire peut être considéré comme le facteur de production principal. En tout état de cause sa « méthode » n’est rien moins que scientifique.

Pourtant la doctrine de Taylor a pu apparaître à nombre de ses critiques les plus judicieux comme un ensemble cohérent et systématique, inaugurant dans ses applications une phase de développement de la société industrielle. Cette attitude a conféré aux principes tayloriens un caractère de nécessité historique. La critique sociale et politique, celle qui a le mieux établi les effets pervers du système, a substantifié son objet en lui attribuant le caractère d’un type exprimant l’essence de la modernité industrielle. Considéré comme une « technique sociale »[[Cf. La fluidité industrielle, p. 45, et, sur le taylorisme, tout le chapitre II., le « taylorisme » est apparu comme un a priori à toute étude sur le travail et comme le cadre général d’analyse de ses différentes formes de rationalisation et d’organisation. Le porteur de fonte est devenu le paradigme de l’OS et celui-ci la figure exemplaire de l’ouvrier exploité, écrasé de fatigue, interdit de penser, délié de toute relation. Ainsi, c’est le plus souvent une vision globale et souvent macro-économique qui a prévalu.. Certes de nombreux auteurs, et Friedman le premier, ont montré que dans le système disciplinaire de l’usine, l’ouvrier trouve un jeu, un espace d’expression, de révolte et de lutte, plus encore, que les normes opératoires n’ont d’efficacité que réinterprétées, modifiées, adaptées par les opérateurs eux-mêmes. Les travaux de R. Linhart, parmi d’autres, ont montré la part d’implication, d’initiative individuelle et collective dans la réalisation des tâches les plus répétitives. Mais la dimension subjective du travail ouvrier ne fut pas réellement prise en considération pour elle-même ; le vécu des travailleurs n’a pas, ou trop peu, été justifiable d’une investigation sérieuse. Psychologie et psychosociologie ont assumé cette prise en charge, renforçant une division scientifique et politique du travail intellectuel. Cette division a soutenu pour la sociologie française du travail, pendant de longues années, l’approche technico-économique du taylorisme comme phase du développement capitaliste.

En adoptant le point de vue d’une histoire des sciences, F. Vatin propose une approche différente, singulière et microscopique, et renonce à la vision globale du taylorisme. L’histoire de l’analyse mécanique du travail restitue l’espace théorique de Taylor, celui auquel il ne peut échapper. Ainsi il ne nous apparaît plus comme cette figure autoritaire dominant le siècle industriel, mais comme le terme d’une évolution théorique et technique du travail. C’est toute l’ironie du système taylorien de représenter la modernité industrielle en appartenant à une autre époque. Un auteur contemporain, le physiologiste J.M. Lahy, s’était étonné « qu’un esprit aussi avisé que W. Taylor ait sacrifié tant de temps et de force pour perfectionner une technique industrielle déjà périmée » (cité par Vatin, 1987, p. 74). En ce sens restituer l’univers théorique du taylorisme c’est dessiner les contours d’une époque à laquelle nous cessons d’appartenir: celle où l’homme au travail est réduit à sa seule force physique. Taylor est archaïque en ce qu’il représente l’extrême pointe d’une réalité qui n’est déjà plus la sienne. Dès la fin du XIXè siècle les systèmes automatisés, autorégulés, qui très vite transformeront l’homme en « interprète de la machine » (Simondon) vont se développer autour d’une autre relation au temps. Et ce sont deux conceptions du temps de la production qui, à l’époque de Bergson, s’opposent : l’une fragmente et divise le processus productif, l’autre, s’inspirant d’un principe de continuité, fonde l’efficacité économique sur la maîtrise d’une durée, celle du « temps machinique »[[Sur ce point cf. La fluidité industrielle entièrement consacrée à ces questions.. Nul doute que notre modernité tienne à la seconde conception, élargie à la circulation généralisée et continue des biens, des informations et des affects. Ces nouvelles formes de la production n’inaugurent certainement pas une ère de liberté et d’épanouissement dans le travail, mais dégagent des possibilités nouvelles d’intervention qui obligent à revoir les présupposés théoriques et politiques des analyses antérieures.