LE MONDE | 08.01.05Gaïa, déesse de la Terre, n’aurait pu trouver un moment et un lieu plus
appropriés pour nous envoyer un message sur ses pouvoirs cachés ; ce message
nous dit que nous ne sommes que secondairement indiens et indonésiens,
sri-lankais et suédois, thaïlandais et maldiviens. Nous sommes avant tout
citoyens et enfants de la Terre qui partageons le même sort et la même
catastrophe, ainsi que le même désir d’aider et de soigner.
Et si nous devons répondre immédiatement à la tragédie que vivent des
millions de personnes, le tsunami apporte également des leçons à long terme.
La première leçon concerne le développement des régions côtières. Au cours
de ces quelques dernières années de mondialisation gouvernée par le marché,
le respect de la fragilité et de la vulnérabilité des écosystèmes côtiers a
été sacrifié au profit d’hôtels et de villages de vacances, d’élevages de
crevettes et de raffineries. Les mangroves et les récifs coralliens ont été
impitoyablement détruits, supprimant ainsi les barrières protectrices contre
les tempêtes, les cyclones, les ouragans et les tsunamis.
Lors de l’étude menée sur le cyclone qui, en 1999, a tué 30 000 personnes
dans l’Etat d’Orissa (côte orientale de l’Inde), nous avons découvert que
les destructions étaient beaucoup plus importantes là où la mangrove avait
été abattue pour faire place à des élevages de crevettes et à une raffinerie
de pétrole. Le mouvement populaire contre les élevages industriels de
crevettes a d’ailleurs conduit à une ordonnance de la Cour suprême indienne
exigeant la fermeture des élevages situés à moins de 500 mètres de la côte
en accord avec la Coastal Regulation Zone Notification. L’ordonnance des
juges Kuldip Singh et Saghir Ahmed citait le National Environmental
Engineering Research Institute (NEERI) qui trouvait que “les dégâts causés à
l’écologie et à l’économie par l’aquaculture sont plus grands que les
profits tirés de la vente des produits de l’aquaculture côtière. C’est
peut-être la raison pour laquelle les pays européens et américains
n’autorisent pas l’exploitation de leurs côtes pour l’élevage de crevettes.
Le rapport des Nations unies montre que 80 % des crevettes d’élevage
proviennent des pays asiatiques en voie de développement.”
Quoi qu’il en soit, au lieu de se conformer à l’ordonnance de la Cour
suprême, l’industrie de la crevette a essayé de faire annuler la
réglementation pour la protection des zones côtières en influençant le
gouvernement pour qu’il exempte l’industrie de la crevette des lois sur
l’environnement.
Chaque parcelle nécessaire à l’élevage de la crevette a un impact écologique
cent fois supérieur lié à la destruction de la mangrove et à la pollution de
la terre et de la mer. Chaque dollar produit par l’exportation de crevettes
laisse derrière lui 10 dollars de dégâts écologiques et économiques au
niveau local.
Nagapattinam, la zone la plus touchée par le tsunami, était aussi la plus
affectée par les élevages industriels de crevettes. Par contre, les pertes
dans les tribus indigènes d’Andaman et de Nicobar, les Onges, les Jarawas,
les Sentineles, les Shompens sont peu importantes. Ce sont des populations
qui ont peu transformé leur environnement ; pourtant, dans le sous-continent
indien, elles étaient les plus proches de l’épicentre du tremblement de
terre.
Le gouvernement de Kerala s’est rendu compte que les dégâts causés par le
tsunami étaient moins importants dans les régions protégées par la mangrove
que sur les plages exposées et sans végétation. Il a mis en route un projet
de 8,5 millions de dollars pour protéger par la mangrove les côtes du Kerala
contre les raz de marée.
Espérons que les gouvernements retiendront la leçon que la Terre a essayé de
leur donner : un “développement” qui ignore les limites écologiques et les
impératifs de l’environnement conduit inévitablement à une catastrophe
inimaginable.
Le tsunami nous donne une deuxième leçon : un monde organisé autour du
marché et du profit et qui oublie la nature et la population est mal équipé
pour faire face à de telles catastrophes. Nous avons beau faire semblant de
croire que nous vivons à l’ère de l’information et dans une économie du
savoir, la connaissance d’un tremblement de terre de 8,9 sur l’échelle de
Richter n’a pas pu être communiquée à temps par l’observatoire géologique
américain aux pays de l’océan Indien pour qu’ils prennent des mesures
permettant de sauver des vies. Alors que les marchés boursiers du monde
entier réagissent instantanément aux signaux, alors que toute l’économie
délocalisée des technologies de l’information s’appuie sur la communication
instantanée, il a fallu des jours entiers pour faire le décompte des morts
et des sans-abri. La révolution des technologies de l’information s’est
d’abord développée au service du marché, mais elle a court-cicuité les
besoins des populations. Et si les animaux et les communautés indigènes ont
eu l’intelligence d’anticiper le tsunami et de se mettre à l’abri. Il a
manqué aux cultures du XXIe siècle plongées dans la technologie de
l’information, la connaissance de Gaïa pour se connecter, à temps, au
tremblement de terre et au tsunami et pour se mettre à l’abri. Il nous faut
revoir nos concepts dominateurs de connaissance et d’information et
apprendre comment vivre intelligemment sur la planète.
Traduit de l’anglais par Florence Levy-Paoloni© IPS columnist service