La tête presque nue, à quelques “crispations” près qu’on pourrait prendre pour des cheveux clairsemés sur la calotte crânienne et semblant la ponctuer. L’orbite de l’œil droit entourée de plusieurs lignes, de sillons convergeant vers l’œil gauche réduit à une fente, un trou noir où les rides semblent trouver un nouvel essor. A présent elles dérivent à nouveau et l’effet de la perspective empêche de distinguer si elles s’échappent vers le spectateur, tels les rayons d’un oeil solaire ou continuent leur course à la surface du visage. Mais le portrait est lisible aussi en sens inverse, de droite à gauche. Dans cette hypothèse les lignes du visage s’enfoncent dans le creux d’un oeil réduit à sa pupille pour jaillir hors de lui et s’entrecroiser par-delà l’autre orbite qu’elles entourent de cernes concentriques.
Dans son portrait de Michel Leiris (p. 208), Picasso semble vouloir indiquer – au-delà de la stupeur sacrée qui se dessine sur le visage, accentuée par les mains croisées, comme en prière – l’idée d’une intimité impossible. Chaque œil échappe à l’autre et se refuse à son regard. La vue a beau chercher l’œil, elle ne pourra être que son cerne.
“L’iris entoure la pupille – écrit J.-L. Nancy (Les Iris, pp. 103-111). C’est par là qu’on voit, à ce qu’on dit. On voit par le trou dans lequel se laisse voir une petite poupée (soi-même, vous-même penché sur un oeil)…” (p. 104), et ainsi de suite, à perte de vue. Une poupée en cache une autre ; toute image de soi, prise dans le reflet, devient sans fond. L’un des mérites (et non des moindres) de l’auteur de la Règle du jeu serait d’avoir montré, tout au long d’une autobiographie interminable, que l’on ne fait pas le tour de soi-même. Dès lors la règle consistera à savoir qu’il y a du jeu, de l’événement dans son propre visage, que l’on ne se saisit que le long des lignes. Un autre portrait (cette fois de Francis Bacon reproduit sur la couverture de ce fascicule) semble reprendre au pied de la lettre la même hypothèse, à savoir que l’œil ne saisit pas son jumeau. Comme pour se protéger de ce paradoxe du regard, Bacon a portraituré un Leiris-cyclope. L’encyclopédisme de Leiris ne fait pas de doute, cependant il s’avère que le cyclope n’est pas une figure de l’éclectisme sans être en même temps une allégorie de la mélancolie et du désœuvrement. Polyphème (et Tirésias et Œdipe bien sûr…) ou la triade aveugle de la mélancolie originaire. Polyphème ou l’oisiveté, le désœuvrement du maître des lieux, souverain retiré qui succombe à un enchaînement technique implacable et qui quitte la scène en maudissant le nom de Personne… Le caractère cyclopéen de l’œuvre de Leiris a cependant partie liée avec une mélancolie typique de la modernité : celle de l’essayiste.
Dans la lettre à Leo Popper “A propos de l’essence et de la forme de l’essai” qui ouvre L’âme et les formes (Paris, 1974, pp. 12-33), Lukacs se sert du portrait pour définir l’essai en tant que nouveau genre littéraire : “Les portraits vraiment significatifs – écrit-il -, en plus des autres sentiments artistiques qu’ils éveillent en nous, produisent encore celui de la vie d’un homme qui a réellement vécu, ils nous imposent le sentiment que sa vie s’est déroulée comme nous le montrent les lignes et les couleurs du tableau” (p. 24). Nous appelons “ressemblance” cette suggestion de la vie, mais il s’agit au contraire d’expression, du jaillissement d’une autre vie qui se déroule, à présent, sous nos yeux à partir d’un croisement de lignes et de couleurs. “Tu vois – ajoute Lukacs – c’est à peu près de la sorte que je me représente la vérité de l’essai […. Car voici la grande différence : la poésie confère au personnage qu’elle représente une illusion de vie […. Le héros de l’essai a vécu à une certaine époque, sa vie doit donc être figurée ; mais cette vie est aussi intérieure à l’œuvre que tout ce qui appartient à la poésie ; l’essai se crée lui-même tous ces présupposés concernant l’efficacité et la validité de son objet de contemplation; il n’est par conséquent pas possible – conclut Lukacs – que deux essais se contredisent : chacun crée un monde différent” (p. 25).
Si plusieurs essais tout comme plusieurs portraits d’un même modèle sont possibles, ce n’est pas que les différents aspects d’une vie revêtent la même importance. C’est plutôt que la vocation d’un événement est de susciter d’autres vies : c’est ainsi, suggère Lukacs, que l’âme suscite les formes.
Sans aucun doute Marcel Schwob est à l’origine de cet art leirissien de l’essai consistant à moduler des ritournelles biographiques à partir des lapsus d’une vie, des laps de temps instantanés où une existence bascule. “Milton – écrit-il dans Les vies imaginaires – prononçait la lettre R très dure, Érasme n’aimait pas le poisson, quoique né dans une ville poissonnière.” La particularité de ces tics, leur singularité n’indiquent, ne préfigurent ni un destin ni une coïncidence du général et de l’individuel. Dès lors pour Schwob (mais aussi pour Quincey, pour Savinio et pour Leiris) il s’agira non pas de classer une vie, mais de la déclasser : “L’idéal du biographe – lit-on dans Les vies imaginaires – serait de différencier infiniment l’aspect de deux philosophes qui ont inventé à peu près la même métaphysique.”
La fonction d’une biographie n’est pas de montrer comment l’anecdote annonce les grands tournants d’une vie, mais plutôt d’indiquer comment une vie est lézardée par des anecdotes qui ne cessent de la faire dériver. Les vies décrites par M. Schwob ne sont pas imaginaires au sens où elles n’auraient jamais existé, mais parce qu’elles sont décrites à partir des disjonctions, des suspensions par lesquelles une existence (individuelle ou collective) a le droit de rêver, ou de basculer… Autrement dit, Schwob nous indique le possible d’un réel. Pour ce faire il n’est même pas nécessaire d’écrire de véritables histoires, du moment que le but n’est pas de montrer une vie, mais la manière dont une vie se fait. De même Leiris, dans La règle du jeu, cerne sa propre vie à travers l’archipel des mots et de leur ambivalence, par ce “tremblement de certitude” qui caractérise l’occasion et sa radicalité.
“L’œuvre – écrit A. Marchetti (Le temps de l’écriture, l’écriture du temps, pp. 113-123) – ébrèche le passé ; elle ne peut représenter la vie réelle, mais se refuse d’inventer une histoire” (p. 113). C’est que l’on n’ébrèche pas le temps pour en faire du récit, mais pour montrer comment le récit suscite du temps : c’est ainsi que Leiris inscrit l’artifice au cœur du quotidien.
Pour paraphraser Lukacs nous pourrions dire que la production autobiographique de Leiris est un torse à côté duquel figure en caractères invisibles : “à l’occasion de…” et où tout tournant essentiel de la vie a partie liée avec la forme (le langage) et ses artifices. (Que l’on pense au rôle des mots-fétiches dans La règle du jeu). A longueur de pages l’auteur de L’Afrique fantôme, de L’âge d’homme, de La règle du jeu s’évertue à démontrer comment une vie relève du sacré aussi bien que de la comédie…
J.-P. Faye choisit comme point d’ancrage de son essai, Le point fulgurant. Leiris, société secrète du quotidien (pp. 93-102), une oeuvre de Leiris relativement peu lue : Les aspects théâtraux de la possession chez les Éthiopiens Gondar. Dans cette étude ethnologique de 1958, aujourd’hui (éditorialement) doublée d’un compte rendu de 1938 sur un séjour de six mois en Éthiopie, Leiris nous fournit une véritable cartographie de la quotidienneté éthiopienne. Une quotidienneté pétrie d’une magie indissociable du théâtre. L’ethnologue Leiris s’intéresse dès 1938 aux zâr, sortes de génies manifestés par les rites de possession, identités transmutantes et transnationales (on les retrouve un peu partout en Afrique et certaines sont originaires du Moyen-Orient) censées envoûter les sujets et les faire agir en état d’inconscience. Ainsi le sujet peut-il utiliser le zâr pour dégager sa responsabilité en mettant sur le compte de tel génie une action qu’il n’entend pas assumer. Cependant tout ne se ramène pas à une question de possession ni de déresponsabilisation, tant s’en faut : “Ce report sur compte – observe Faye à ce propos – fait entrevoir les nappes narratives qui entrent en jeu dans ce change des conduites rarement le ‘compte’ a été d’aussi près l’équivalent du `conte’, ainsi que l’indiquent les variations orthographiques du terme dans la langue française de la Renaissance et de la Réforme, et l’identité des deux formes en langue italienne, dans le vocable conto” (p. 99).
Nous touchons ici au cœur de la problématique leirissienne. En indiquant à juste titre les nappes narratives de la possession, Faye souligne la coïncidence entre récit et report sur compte. C’est que les transes de Gondar ne relèvent pas seulement de l’envoûtement : leur aspect saillant serait en revanche l’effet de surface, à savoir la mise en intrigue qu’elles suscitent. Aussi les zâr, véritables dramatis personae (“passeports de l’âme” selon les propres mots de Leiris), montrent-ils la structure narrative de l’identité. Une identité qui, semblable au portrait dont la ressemblance avec le modèle n’est perceptible que par son pouvoir expressif, se façonnerait dans la “danse” et par le chassé-croisé des alter ego.
Malkâm Ayyahu, narratrice de Gondar, crée par ses changements de conduite et par ses états de possession un théâtre vécu, extatique. Tantôt elle incarne le zâr Abbâ Qwawsqwes (bombant le torse, un poing sur la hanche), tantôt Abbâ Yosêf (plein de dignité et d’onction ecclésiastique), ou Sângit (la petite négresse, servante qui s’inquiète de laisser partir les hôtes sans qu’ils aient mangé)… Dans ce jeu d’élancements et de contractions du corps, de cris, de murmures, de ronronnements, comment faire la part de ce qui relève de la transe et de la parodie, de l’envoûtement et de la ruse ?
Que l’on pense au zâr envoyé par les indigènes au consul italien de Gondar (nous sommes en 1938…) pour le châtier d’avoir allégué une occupation urgente, afin de ne pas recevoir un autre possédé, Abbâ Qwawsqwes, venu lui offrir des corbeilles faites de sa main. Jamais un état de possession n’aura mieux servi à définir une identité, en l’occurrence celle d’un peuple tout entier…
Que l’on ne s’y trompe pas : les zâr ne quitteront pas de sitôt la fabulation de Leiris. La règle du jeu, monumentale autobiographie en quatre volumes, est une autopsie impitoyable où l’on arrive à saisir des blocs d’individualité en se situant préalablement dans le “tissu arachnéen” des signes, dans le génie du langage et dans son ambivalence. C’est là une pratique analogue au théâtre vécu de Gondar, où les “possédés” apprennent non pas à se soustraire définitivement aux zâr, mais à cohabiter avec eux, à les “faire fonctionner”.
Peut-être faut-il revenir sur la notion de désœuvrement M. Leiris ou le désœuvrement à l’œuvre… Le désœuvrement coïncide tout d’abord chez Leiris avec l’impossibilité d’adhérer à un seul genre ou, pire, à une discipline unique : le génie (le zâr ?) ethnologique chez lui avec le romanesque, le poétique, l’autobiographique. Cette impossibilité se double d’un autre désœuvrement, d’une méfiance vis-à-vis des différentes entreprises intellectuelles auxquelles Leiris s’est trouvé confronté. Que l’on pense aux liens de Leiris avec des courants aussi contradictoires que le surréalisme, le Collège de sociologie, le sartrisme… La participation au Collège de sociologie en compagnie de Bataille, Caillois, Klossowski offre le modèle de l’attitude de Leiris devant les différentes aventures intellectuelles de notre siècle. Dans une lettre de 1939, écrite peu avant la dissolution du Collège et adressée à Bataille, Leiris exprime ses perplexités quant à la rigueur avec laquelle a été menée l’entreprise commune. Les hésitations portent notamment sur certains choix de méthode qui paraissent contredire les enseignements de Durkheim et de Mauss et en outre sur le projet de constituer une “communauté morale” ou, pire, une “sociologie sacrée”, d’après les vœux de Caillois. Dès 1937 Leiris, dans sa conférence Le sacré dans la vie quotidienne tenue dans le cadre du Collège, avait annoncé la couleur. Le sacré – insinue-t-il dans un accès de rire qui cache peut-être une visée parodique et polémique à l’égard des autres cofondateurs – n’est plus désormais qu’une affaire de : revolver Smith and Wesson à barillet, grand lit parental, pendule, vase de nuit, W.C. … Cette attitude n’est pas sans rappeler celle de Benjamin, présent à Paris à la même époque.
Leiris ou la rigueur dans sa difficile coexistence avec l’ouverture . Et cependant le critique impitoyable ne fait qu’un avec le collectionneur au bric-à-brac vaguement fétichiste.
E. Van der Schueren (“Aurora”. Les palingénésies de l’aura, pp. 143-167) insiste sur l’aspect allégorique d’Aurora et sur le rapport entre l’œuvre de Leiris et les notions benjaminiennes de fétichisme, de la “perte d’aura”, de la mélancolie. Il dégage notamment du Passager-Werk l’opposition entre allégorie et aura. Cette dichotomie devient plus claire lorsque Van der Schueren la formule comme une opposition entre l’aura (“L’apparition – écrit Benjamin – d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque”) et la trace (“l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée”). Il y a des traces qui, loin de témoigner du passage de quelqu’un ou de quelque chose, sont les simples témoins de ce que autre chose peut encore arriver (y compris à l’intérieur de ce langage qui ne serait pas l’horizon dernier de l’œuvre mais, pour ainsi dire, son “point de fuite”). Leiris crée une oeuvre de traces en procédant à une sorte d’évidement des signes. Que l’on pense à l’omniprésence du thème de la statue et de la “minéralisation” du corps : le Temple de la Féminité et le bar “Au rendez-vous des parties du corps” dans Aurora. Cette “statufication” du style, ce fétichisme sans aura qui résultent d’une mise à distance (irrespectueuse) de la parole par elle-même aboutissent paradoxalement à une implication directe du lecteur dans le texte. Une oeuvre-trace est tout d’abord une oeuvre interrompue qui ne se réalise qu’à la lecture et à l’usure.
Si Leiris fréquente le bric-à-brac fin de siècle (d’où le ton crépusculaire de certains poèmes de Haut mal), ce n’est pas pour réactiver de manière oraculaire ses significations et ses correspondances alchimiques, mais afin d’immobiliser le présent dans un allégorisme distant et froid (“j’ai toujours été séduit par les allégories”, écrit-il dans L’âge d’homme). Il réalise ainsi un autre aspect de son désœuvrement : la quasi-pétrification d’un auteur qui n’est pas, à proprement parler, chez lui ni dans son oeuvre ni dans son langage. Un tel auteur choisira alors la muséification allégorique (et non la poétique du choc) pour signifier son éloignement devant la froideur lunaire de la parole. Le désœuvrement de Michel Leiris rappellerait l’image d’un écrivain capté dans les rets de son propre travail, en posture d’attente devant lui, d’un auteur devenu son propre critique et lecteur.
Carlo Arcuri
Paris, juin 1991