Les racines des coordinations.

Les coordinations : une proposition de communisme

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Je crois qu’au cours du séminaire de l’Université européenne de la recherche où ont été présentées (en 1992-1993) certaines des interventions qui apparaissent dans ce supplément de Futur Antérieur, deux idées essentielles ont été étudiées avec beaucoup d’attention et développées avec insistance. La première consiste à saisir dans la forme de l’organisation des coordinations (c’est-à-dire dans leur développement basé sur la démocratie de base ; dans la forme de la prise de parole collective, au sens où économique et politique s’y confondent et où le quotidien et les passions du quotidien sont ici mis en jeu ; et enfin dans un comportement ayant ses racines dans l’entreprise mais toujours ouvert sur le social et hautement coopératif) un moment de réappropriation par le mouvement ouvrier de l’organisation de la lutte et de la représentation des travailleurs. Dans la genèse des coordinations, surtout en ce qui concerne les secteurs de travail industriel de vieille tradition (chemins de fer, usines automobiles, constructions mécaniques, usines textiles, etc…), cet élément politique est immédiatement repérable, et certainement fondamental dans les motivations d’organisation des coordinations ouvrières. La seconde idée, qui a été au centre des discussions du séminaire et que l’on retrouve dans ce supplément, consiste à établir un rapport entre nouvelle organisation du travail et nouveau modèle d’organisation ouvrière. Le modèle d’organisation des coordinations semble en effet s’adapter avec beaucoup plus d’élasticité et de souplesse que ne le faisaient les structures syndicales et politiques traditionnelles, à un tissu productif mobile et flexible, toujours lié aux structures sociales, parfois même y plongeant leurs racines, correspondant à une force de travail immatérielle, intellectuelle et capable d’un très haut niveau de coopération. Tout ceci est surtout évident pour ces secteurs du travail tertiaire (hôpitaux, écoles, services sociaux, etc.) qui, longtemps exclus ou limités dans leur action revendicative, s’expriment dans les coordinations en y reconnaissant une première forme d’organisation adaptée à la composition sociale de l’ensemble des travailleurs.

Ces deux idées se sont imposées si fortement, et – surtout – sont apparues tellement liées l’une à l’autre au cours du séminaire et dans les études qu’il a rassemblées, produites et sollicitées, que l’on peut peut-être commencer à formuler l’hypothèse que, face à l’organisation traditionnelle du mouvement ouvrier constituée à partir de la composition de classe de l’ouvrier-masse fordiste, les coordinations font apparaître une nouvelle composition (beaucoup plus marquée socialement) de la classe productive dont elles expriment en toute logique les perspectives d’organisation et de représentation. La nouvelle composition post-fordiste de la classe ouvrière – mobile et flexible, intellectuelle et hautement coopérative, spontanément apte à la réappropration politique de la représentation -, trouve son “Que faire ?” pratique et politique dans les coordinations. A fortiori, rupture de la tradition et nouveauté des propositions énoncées, toutes deux liées à la modification structurelle de l’organisation du travail productif, à sa nouvelle insertion sociale, s’expriment particulièrement bien dans les luttes des femmes et des étudiants, c’est-à-dire de ces groupes qui n’ont eu la possibilité de prendre forme comme figures subjectives de lutte que depuis les vingt dernières années, entre production et reproduction sociale, entre usine et société.

Ces deux idées ont donc été longuement évoquées au cours de ce séminaire, d’où est issu ce supplément de F. A., et dans les articles de référence, ainsi que la synthèse que l’on pouvait opérer entre les deux, si bien que la coordination est apparue non seulement comme une nouvelle forme d’organisation mais aussi comme un nouveau nœud de contradictions du développement capitalistique – entre forme sociale de la production et organisation tendanciellement sociale de la résistance et de l’exercice du contre-pouvoir. Il y a toutefois une troisième idée sur laquelle il nous faut attirer l’attention et sur laquelle la discussion ne s’est pas suffisamment arrêtée. Il s’agit de l’idée suivante : Quelle politique, quelle forme de société, quel désir collectif exprime et défend cette nouvelle forme d’organisation de la classe ouvrière en lutte ? Quelle production de subjectivité y est implicite, tout autant que déterminante, et expression des perspectives et de l’utopie des coordinations ?

Sur les coordinations se sont en effet accumulées un certain nombre d’équivoques qu’il est nécessaire de lever. La première est l’idée que les coordinations représenteraient des instances d’autogestion du prolétariat réactualisées. La seconde est l’idée que les coordinations représenteraient, dans une période de difficulté pour les syndicats et de crise de la conflictualité dans l’usine, tout à la fois une revendication spontanée de syndicalisme et une manière de contourner les difficultés d’agir sur le lieu de travail (l’usine). Il nous semble, quant à nous, que les coordinations n’ont rien à voir avec l’autogestion, ni avec le syndicalisme. L’autogestion comme le syndicalisme représentent en effet des productions de subjectivité et d’organisation ayant totalement leurs racines dans une composition du prolétariat qui, aujourd’hui, n’existe plus : il s’agissait dans les deux cas d’expériences pratiques, de modèles théoriques et de formes d’organisation politique qui reposaient sur une composition technique de classe spécifiquement déterminée. L’autogestion comme modèle est strictement liée, en l’occurrence, à la composition technique de l’ouvrier qualifié de l’industrie pré-fordiste. L’autogestion comme modèle exprime la volonté de réappropriation de la production d’un ouvrier qui a la connaissance théorique de l’organisation du travail en même temps que de la structure de son produit-marchandise. L’autogestion est un modèle d’utopie très fort dans l’histoire du mouvement ouvrier. Dans la dernière période de l’histoire des luttes ouvrières, celui qui le produit c’est l’ouvrier qui, comme on dit en italien, « sait faire des pattes de mouche à la fraiseuse » – c’est le modèle révolutionnaire qu’on trouve dans la tête des avant-gardes ouvrières de la Seconde Internationale et que les adeptes des conseils ouvriers allemands ou italiens exprimeront si bien en 1919-1920, tout comme les I.W.W. américains ou les partisans des soviets russes. L’autogestion c’est le visage utopique et politique d’une classe ouvrière qui fait du travail le terrain de sa propre émancipation. La révolution fordiste va détruire tout cela: l’autogestion ne va demeurer que comme idéologie bureaucratique, comme modèle d’auto-exploitation dans les pays du “socialisme réel”, comme âme du syndicalisme qui se range derrière le développement capitalistique de l’Occident fasciste. Tout disparaît avec le Fordisme. On entre alors dans l’âge du grand syndicalisme corporatif. Là, dans le mode de production qu’impose l’usine fordiste, l’ouvrier-masse n’a plus la connaissance ni de l’organisation du travail, ni de la marchandise produite par son travail : mieux, il connaît la marchandise non pas en tant qu’il l’a produite mais en tant qu’objet désirable et prévue comme consommation dans son salaire. Le syndicalisme corporatif devient à ce moment-là un levier d’émancipation du prolétariat industriel : à travers les marchandises, à travers les avances de salaires, ce prolétariat fait marcher (sous la forme d’une autogestion grotesque) la production du capital, et à l’intérieur de celle-ci s’approprie une quantité fantastique de marchandises. L’ouvrier qui se meut à l’intérieur de cette nouvelle organisation du travail ne sait plus comment fabriquer les « pattes de mouche », mais c’est lui-même par contre qui fabrique le temps et l’espace des villes, tout comme il trace les courbes de la crise et/ou de la reprise, en fait du cycle tout entier. C’est sur cette base que vont se manifester les pulsions et les illusions révolutionnaires des années de l’après-guerre jusqu’aux années 70 : les luttes radicales de l’ouvrier-masse, la circulation internationale de ces luttes, les formes de gestion de masse de la fonction (et des fonctionnaires) syndicale (poussée au point de parvenir à un rôle de déstabilisation et de déclencheur de crise) représentent l’aspect révolutionnaire de ce moment et de cette figure de la composition technique de la classe ouvrière. Les grands mouvements de contre-pouvoir de masse dans l’usine et dans la société (des accords collectifs de travail à l’édification du Welfare avancé), constituant le visage -de l’utopie politique d’une classe ouvrière qui fait de sa propre dimension de masse la base du passage d’un projet d’émancipation du travail à un projet de libération du travail.

Aujourd’hui, les coordinations ne sont ni la reprise, ni la rénovation de l’expérience des conseils, ni la reproduction du syndicalisme corporatif. Le sujet qui était à la base de ces expériences n’existe plus. L’ouvrier mobile et flexible du post-fordisme, la force de travail intellectuelle ou matérielle (qui, de toutes façons, est à l’œuvre dans les réseaux immatériels du travail diffus et socialement productif) n’a rien à voir ni avec l’ouvrier qualifié qui était à la base de l’expérience autogestionnaire, ni avec l’ouvrier-masse à la base de l’expérience du Fordisme et de l’édification ouvrière du Welfare State. Avec les coordinations, il s’agit de tout autre chose. Mais de quoi donc ?

Il faut avant tout écarter une vision réductrice des coordinations. Il semble que l’on en parle comme d’expériences tout à fait singulières, artisanales, plus esthétiques qu’industrielles, ontologiques. Si l’on veut bien lever aujourd’hui ce voile d’ignorance que l’idéologie dominante répand sur la continuité, sur la pluralité, sur l’ampleur et sur la profondeur des expériences de coordination, on se rendra compte tout de suite (comme nous cherchons à le montrer dans ce numéro de F. A.) que depuis la seconde moitié des années soixante au moins, les coordinations (sous les noms les plus divers) constituent la forme propre du comportement ouvrier de masse dans les luttes. Comme toujours, les organisations ouvrières de lutte anticipent sur la restructuration capitalistique et les nouvelles formes qu’elle impose. Que représentent aujourd’hui les coordinations dans cette période intermédiaire qui, depuis la seconde moitié des années soixante, les voit s’affirmer de manière irréversible ? Quel sens donne au mouvement révolutionnaire l’hégémonie qu’elles sont en train de conquérir à l’intérieur des mouvements du prolétariat et de la classe ouvrière ? Quel désir de communisme s’est élaboré à travers la généralisation des formes de coordination, dans les luttes d’après les années soixante ? Nous savons que la classe ouvrière et le prolétariat social, qui sont à la base des coordinations, sont ceux du post-fordisme, du post-moderne, du post-socialisme : que veulent ces nouveaux prolétaires avec leurs coordinations et les luttes qu’elles entreprennent ?

La réponse la plus prudente et la plus respectueuse de la réalité consisterait peut-être à ne pas en donner pour l’instant. Si ce supplément de F. A. suffisait à susciter largement ce type de questions, il aurait au fond atteint son but. Mais il ne s’agit pas que d’un problème d’édition, il s’agit aussi d’un problème scientifique. Jusqu’où, en effet, peut-on pousser une recherche qui, tout en se fondant sur une vaste documentation, n’a pas encore pu voir s’exprimer dans les luttes de masse à quelque niveau que ce soit et dans les coordinations la moindre indication programmatique ? Nous avons dit que les luttes ouvrières anticipent par leurs propres formes d’organisation, les formes même de l’organisation capitalistique du travail – formes qui sont tout à la fois productives et répressives dans une intensité maximum. Une fois établie cette problématique, et après avoir constaté que dans les années soixante et soixante-dix, se sont produites de formidables anticipations de l’organisation du nouveau terrain productif (social, immatériel, coopératif) gagnantes du point de vue de la tendance, mais après avoir aussi constaté que, des années soixante-dix aux années quatre-vingt-dix le capital a repris l’initiative en main (et ne semble l’abandonner que maintenant, au sommet de la crise), avons-nous le droit d’en finir avec ce qui n’est toujours qu’impliqué là, c’est-à-dire cette dialectique paradoxale de l’anticipation prolétarienne et de la répression-contrôle-fonctionnalisation capitalistique, et d’imaginer une rupture de sens, une insurrection contre la direction du développement capitalistique ?

A mon avis, oui. Le développement du mouvement des coordinations, en effet, ne représente pas la simple maturation d’une expérience désormais ancienne comme celle des conseils et de l’autogestion, ni une simple généralisation de la poussée des revendications de l’ouvrier-masse – il s’agit surtout d’une accumulation d’expériences débouchant de plus en plus sur un nouveau champ de conscience et de lutte formant et exprimant une nouvelle subjectivité antagonique, productive aussi bien que politique. On a comme l’impression d’assister à la naissance d’un nouveau mouvement ouvrier, avec la même puissance qui a caractérisé celle du précédent entre la moitié et la fin du siècle dernier.

Et aujourd’hui, les coordinations représentent plus ou moins la même puissance du nouveau. Que nous proposent donc les coordinations au niveau du projet de société ? Les coordinations, avant tout, comme le mouvement autogestionnaire à la charnière du XIXe et XXe siècle, et comme le mouvement le plus avancé des luttes du sujet de masse des années 60-70 (c’est-à-dire celui qui a imposé le développement du Welfare State par les luttes dans les usines), ne font pas de distinction entre le syndical et le représentatif (parlementaire), mieux entre l’économique et le politique. La lutte des coordinations est une lutte qui se situe d’emblée au niveau du pouvoir et qui se pose donc comme problème la direction de la gestion globale de l’économie. Les luttes des coordinations, et la forme politique de l’organisation des coordinations, sont des luttes et des formes d’organisation d’emblée communistes, au sens où ce sont des luttes pour la direction du mécanisme global de développement, pour la réappropriation de classe de celui-ci. Elles constituent tout à la fois des indications sur: comment gérer l’économie et l’État, la production et la reproduction de manière radicalement démocratique. Ce qui est formidable, ce qui est essentiellement nouveau dans les coordinations, c’est que non seulement l’économique et le politique se trouvent recomposés (comme par ailleurs ils le sont toujours du point de vue de la classe dominante), mais aussi que, à travers cette réunification, les coordinations mettent en évidence le sujet ouvrier comme classe dominante. On ne peut pas gagner de petites batailles si on ne gagne pas la bataille d’ensemble pour la réappropriation du développement social, sous tous ses aspects. (Il est à noter que 1/ les coordinations ne peuvent exister que si elles mettent en avant la revendication du pouvoir et 2/ ne peuvent se reproduire que si elles gagnent à ce niveau-là. Leur défaite ne réside pas dans le fait que leurs revendications n’ont pas été entendues leur défaite vient aussi du fait que, même si leurs revendications ont été entendues, le mouvement n’a pas réussi à s’institutionnaliser, non pas comme nouveau syndicat mais comme nouveau sujet politique de la production et de la reproduction, tout à la fois donc, comme patron et comme structure de l’État, comme agent de la production et sujet de la reproduction sociale).

Le projet de société que présentent les coordinations n’est donc ni plus ni moins qu’une proposition de communisme. A partir de maintenant le problème ne sera plus de décrire ces formes d’organisation qui se présentent chaque fois (et qui se présenteront toujours chaque fois que se produira une lutte ouvrière, au niveau de l’usine ou sur le terrain social), ni d’en faire la vivisection, comme nous le faisons dans ce numéro de F.A. Le problème sera d’identifier les tendances historiques et les stratégies à partir desquelles ces émergences peuvent devenir mouvement. Un mouvement immédiatement révolutionnaire.