Le printemps 1992 correspond à une période de bipolarisation très sensible concernant les attitudes de la société polonaise vis-à-vis des voies qu’emprunte la transformation de l’économie. Ceci est dû notamment aux expériences de ces dernières années, durant lesquelles le groupe des salariés le plus nombreux et le plus faible économiquement a été le premier à faire les frais de cette transformation.
Cet article s’efforce d’analyser les attitudes envers la privatisation de cette partie de la société qui, en renversant le système du socialisme réel, a en quelque sorte créé les prémisses de sa propre dégradation matérielle, sociale et politique. Tel semble être du moins l’avis des principaux acteurs de la première, phase de la révolution polonaise : les ouvriers des entreprises d’État.
Nous prendrons en considération les résultats des analyses empiriques effectuées dans les années 1990-1991, relatives à la condition économique et sociale des salariés des entreprises d’État. Elle constituera l’essentiel de notre réflexion, basée sur les résultats des enquêtes menées par des établissements de recherche indépendants. Ainsi, les analyses de l’Institut des Sciences Économiques de l’Académie Polonaise des Sciences ont porté sur un échantillon représentatif des employés d’entreprises d’État, comprenant plusieurs milliers de personnes réparties sur l’ensemble du territoire polonais. Les analyses de l’Institut de l’Économie Sociale de l’École Supérieure de Commerce ont porté sur une représentation des travailleurs des grandes entreprises nationales. L’étude menée par l’Institut de Sociologie de l’Université de Lodz s’est concentrée sur les employés des entreprises de la ville de Lodz. La dernière des enquêtes, effectuée en décembre 1991 par l’Institut d’Étude et de Conseil “Zmiany”, a porté sur des entreprises déjà privatisées, soit par leur liquidation, soit par leur transformation en sociétés. Ces informations ont été complétées par d’autres sondages, notamment ceux de CBOS Centre d’Études de l’Opinion Publique), ainsi que par l’observation des attitudes collectives, telles que grèves et marches de protestation, au printemps 1992.
Les expériences les plus récentes indiquent l’existence d’un clivage entre le pouvoir et la société, et d’un retour en force des attitudes caractéristiques durant les années de conflit ouvert avec le pouvoir communiste. Il s’agit notamment de grèves indiquant la ténacité de la conviction que la forme la plus efficace de défense des intérêts est une action collective de protestation. La médiation des syndicats est considérée comme peu efficace puisque “eux”, les gens au pouvoir, ne prennent pas en considération les besoins de la société. Et pourtant, sans acceptation de la part de la société, et avec une résistance active ou passive des travailleurs d’entreprises nationales, les perspectives de transformation de l’économie polonaise sont tout à fait problématiques.
Ce manque d’acceptation sociale résulte de nombreux facteurs qui, en simplifiant les choses, peuvent être ramenés à deux groupes. Le premier est lié aux expériences de la transformation de l’économie polonaise, laquelle a provoqué une dégradation économique et sociale de vastes couches de la société, et créé des perspectives plus que douteuses d’amélioration de leur situation dans un avenir prévu.
Le deuxième groupe de facteurs est lié aux facteurs du système passé. Celui-ci entre autres responsable de la formation du syndrome d’ “inertie acquise” chez les travailleurs, ainsi que de l’attitude spécifique envers l’État, censé satisfaire les besoins matériels, sociaux, éducatifs et culturels des gens. A la lumière des enquêtes analysées et de l’observation des attitudes sociales au courant des deux dernières années, il apparaît que ce syndrome précisément est particulièrement enraciné dans la mentalité des employés d’entreprises nationales, qui constituent toujours le groupe le plus nombreux parmi les travailleurs.
1. Considérons, en premier lieu, la façon dont fonctionne, dans la mentalité collective, le syndrome de déception liée à la perte des privilèges acquis dans le système socialiste.
Il s’agit là, généralement parlant, du sentiment de sécurité lié à la sécurité d’emploi et du statut social, à la satisfaction des besoins matériels élémentaires, et la réalisation des ambitions professionnelles et relatives à l’éducation. Bien que, comme l’indiquent entre autres les résultats de mes enquêtes, dès les années soixante, la société polonaise tendît à devenir une structure fermée, où l’égalité des chances devenait de plus en plus illusoire[[Cf. M. Jarosz, Nierównosci spoleczne (Les inégalités sociales), Warszawa, 1984, et M. Jarosz, Bariery zyciowe mlodziezy (Les barrières existentielles des jeunes), Warszawa, 1986., il ne fait pas de doute que la politique économique, sociale et éducative des années 1990-1992 pousse les gens à surestimer, voire à idéaliser les privilèges dont ils jouissaient dans le système du socialisme réel.
Rien d’étonnant alors qu’en 1990, 80% des interrogés considéraient que “l’État devrait venir d’avantage en aide aux gens qui n’arrivent pas à s’en sortir”, et que 53% trouvaient que “l’entreprise devrait s’occuper de l’action sociale”[[L. Kolarska-Bobinska, Rola pânstwa w procesie transformacji (Le rôle de l’État dans le processus de transformation), in : Spoleczne problemy przeksztalcen wlasnosciowych, Documents du symposium interdisciplinaire de l’Institut des Sciences Économiques de l’Académie Polonaise des Sciences, Warszawa, 1991.. Au printemps 1992, ces attitudes n’ont pratiquement pas évolué.
Les enquêtes montrent que les vues sur cette question sont intimement liées aux jugements relatifs à la transformation des formes de propriété en Pologne. les analyses de l’Institut des Sciences Économiques de l’Académie Polonaise des Sciences, réalisées à la fin de 1990 et au début de 1991 auprès d’un échantillon d’employés d’entreprises nationales que l’ensemble du territoire polonais permettent de disposer de jugements relatifs au système passé. Les interrogés avaient, en cette matière, le choix entre trois affirmations
– le socialisme n’a apporté que des pertes à la Pologne ;
– à côté des pertes, le socialisme a apporté aussi d’indéniables avantages ;
– le socialisme, tel que nous l’avons connu, a été un échec mais l’idéal socialiste peut l’emporter dans l’avenir.
Disons tout de suite que cette dernière affirmation a été rejetée par une majorité écrasante des interrogés, dont des ouvriers. Le socialisme a vécu : aucun groupe professionnel n’en espère quoi que ce soit pour l’avenir. L’hypothèse d’un retour au système passé est donc improbable : l’actualité sociale et les résultats de nos enquêtes en témoignent. Cependant, la majeure partie des gens perçoivent les bons côtés de l’ancien système – particulièrement à la lumière des expériences les plus récentes.
Des déclarations spontanées, formulées pendant la réalisation des enquêtes, corroborent cette constatation : “En supprimant la Fête du Travail, on a supprimé le droit au travail” ; “dans le système socialiste, nous étions plus pauvres mais plus égaux, l’ouvrier était plus respecté” ; “ce n’était peut-être que sur le papier, mais au moins on valorisait les travailleurs et le travail, on ne parlait pas de l’esprit d’initiative à tout prix”[[Cf. M. Jarosz, M. Kozak, A. Jawlowski, Postawy pracowników wobec prywatyzacji przedsiebiorstw (Les attitudes des travailleurs devant la Privatisation d’entreprises), in : Studia i Materialy INE PAN 1991, vol. 7..
Les membres de “Solidarité” émettent des avis différents en cette matière. Ils sont le seul groupe qui, dans sa majorité (67,8%) ne perçoit aucun côté positif du socialisme et estime qu’il n’a apporté que des pertes. De telles opinions sont déterminées par les choix idéologiques et les expériences militantes de ce groupe.
Dans les questionnaires ouverts, les directeurs et les cadres d’entreprises ont énuméré, parmi les avantages du socialisme, le rôle tutélaire de l’État et le caractère égalitaire du système éducatif, qui permettait d’accéder à une position professionnelle élevée. Il convient de remarquer que le groupe des managers – qui perçoit les avantages du système socialiste et qui y était impliqué – est en même temps le groupe où se recrutent les partisans les plus décidés et les plus compétentes de la rationalisation des formes de propriété. Les enquêtes présentées ici ne sont pas les seules à l’indiquer.
Le sondage en question saisit d’importants éléments du syndrome de déception devant le nouveau système socio-économique, mais n’épuise pas cette matière. L’observation des attitudes collectives (notamment lors de grèves et de manifestations) indique qu’elles ont leur source également (ou peut-être principalement) dans la révolte contre la déchéance de la classe ouvrière de son rôle dirigeant dans l’impulsion des réformes. Le fait que ce rôle devînt de moins en moins sensible et que les avantages liés à l’appartenance à cette classe fussent de plus en plus douteux (il s’agit des avantages tels que la présence des ouvriers dans les structures du pouvoir ou les préférences accordées aux enfants d’ouvriers et d’agriculteurs dans l’admission des écoles supérieures) a été l’une des raisons qui ont poussé les Polonais à abolir un système qui ne garantissait plus une forme de justice ni d’égalité.
Le paradoxe de l’histoire a voulu que la classe, qui a enterré le Socialisme réel, qui croyait en son rôle dirigeant et qui s’attendait à recevoir de “son” gouvernement, dans le cadre du nouveau système politique, ce qui lui était justement dû, paye les frais les plus lourds pour la transformation des formes de propriété. Ces frais peuvent être mesurés objectivement, mais ils sont aussi ressentis subjectivement comme une injustice en comparaison du passé et par rapport à la situation de ceux qui bénéficient des avantages du nouveau système.
Chez les ouvriers, constituant la majeure partie (75%) des employés d’entreprises, ce sentiment d’injustice est le plus fort. Il est lié non seulement à des facteurs économiques, déterminants pour tout individu, mais aussi à l’incompatibilité de la notion de “rôle dirigeant de la classe ouvrière”, toujours enracinée dans la mentalité collective, à sa participation décisive au renversement du socialisme réel – avec le sentiment tout nouveau de sa moindre valeur par rapport aux autres couches sociales. (“C’est nous qui les avons portés au pouvoir, et ils nous traitent encore plus mal que les autres”, “… les ouvriers ne comptent plus, tout ce qui compte c’est la classe moyenne”. “… pour eux les richesses, pour nous la pauvreté et le chômage”). Les ouvriers perçoivent aussi la tendance à déprécier la valeur du travail honnête et bien fait, au profit de l’esprit d’entreprise et de débrouillardise qui sont les plus côtés. Le résultat de ce phénomène est le sentiment d’injustice sociale, d’impuissance et d’asservissement.[[J. Polakowska-Kujawa, Zmiany strukturalne gospodarki a swiadomosc polskich pracobiorców (Changements structuraux de l’économie et conscience des travailleurs), documents du séminaire “Polska a Niemcy”, SGH – Fundacja im. Friedricha Eberta, Warszawa, 1991.
En même temps, les chances des ouvriers d’améliorer leur situation économique et leur statut professionnel et social sont minimes – non seulement par manque de moyens financiers nécessaires, mais aussi à cause de l’attitude d’ “ineptie acquise”, dominant chez les employés des entreprises nationales, consistant à attendre de l’État (et maintenant de “notre gouvernement”) la satisfaction de tous les besoins matériels ou relatifs au logement, à la santé et à l’éducation.
Tout ceci provoque une montée des attitudes critiques envers “Solidarité” et envers le gouvernement issu de celle-ci, qui jouissait auparavant d’un appui très fort. D’autant plus que les effets positifs du changement de système sont peu apparents, alors que leurs résultats négatifs, tels que la menace du chômage ou la paupérisation croissante, se font sentir de plus en plus nettement. Et les promesses d’une amélioration rapide des conditions de vie des travailleurs sont à leurs yeux de moins en moins crédibles.
La société polonaise réagit maintenant plus faiblement aux émotions, slogans et symboles. Elle commence à refuser le programme économique basé sur la nécessité continuelle de privations, d’autant plus que leur poids est réparti inégalement. Il est de plus en plus visible que les ouvriers se révoltent contre une situation se caractérisant par le fait que la classe moyenne s’enrichit excessivement et devient provocante par les signes extérieurs de sa richesse, alors que les appels à la patience et à l’humilité ne s’adressent qu’aux plus pauvres.
Toutes les enquêtes sur lesquelles nous nous appuyons ici indiquent également que la confiance de la société dans les effets positifs de la réforme de l’économie, ainsi que sa confiance dans le gouvernement stimulant cette réforme et dans la classe politique issue de “Solidarité” – diminuent sensiblement. Cependant les attitudes sont nettement différenciées selon les groupes sociaux.
Premièrement, le sentiment d’incompatibilité des intérêts des gouvernants et des gouvernés trouve son expression dans des opinions sur la situation conflictuelle entre le pouvoir et la société. Citons, à titre d’exemple, quelques affirmations formulées au cours de nos enquêtes : “C’est grâce à nous autres, ouvriers, grâce à notre sang et à nos sacrifices qu’ils ont pu accéder au pouvoir – et tout de suite après, ils se sont détournés de nous, ils ne s’occupent plus que de leurs propres intérêts.” “Comment se fait-il que les nôtres, dès qu’ils goûtent au pouvoir, ne regardent plus que vers le haut, et pas vers le bas, tout comme l’ancienne nomenklatura ? “[[Cf. Postawy pracowników wobec prywatyzacji….
Cette situation provoque des jugements et des prévisions pessimistes : “… le pouvoir, issu de “Solidarité”, est perçu de façon semblable au pouvoir communiste… Le changement du système institutionnel, au lieu d’aviver la participation politique, grâce à la pluralité des programmes politiques concurrents et des options idéologiques, a abouti à une situation où toute la responsabilité du processus des réformes repose sur les nouvelles autorités”[[M. Marody, Dylematy postaw politycznych i orientacji swiatopogladowych (Les dilemmes des attitudes politiques et des orientations idéologiques), in : Wartosci a przemiany ladu gospodarczego i politycznego. Polska 1980-1990, Warszawa, 1990..
Il semble que la déception de la société polonaise est un phénomène encore plus complexe. Ce syndrome est apparu dans une situation où le niveau de vie a brusquement baissé, et les gens les plus concernés sont ceux précisément qui, en s’engageant dans la transformation du système politique, social et économique du pays, espéraient accéder, dans un avenir trop lointain, à une existence meilleure et plis digne. La déception est d’autant plus forte que les espoirs et les attentes étaient très grands.
2. La frustration de la société polonaise a sa source non seulement dans la nostalgie des privilèges acquis sans le système du socialisme réel, mais dans la façon dont l’économie polonaise est réformée. Les frais de cette réforme sont répartis de façon inégale, pesant avant tout sur le couches les plus pauvres, et notamment sur les salariés.
Les données des statistiques nationales, et les chiffres fournis par différents ministères, institutions et organismes de recherche montrent qu’on assiste à un phénomène de stratification de la société et à sa paupérisation. L’élément de base de cette situation est la progression du chômage (qui atteint environ 15%). Il est perçu comme la menace la plus grave : au printemps 1992, une partie des salariés des entreprises nationales sont prêts à consentir des baisses drastiques de salaire afin d’éviter à tout prix des réductions d’emploi.
Le chômage, en tant que problème social, a fait son apparition en Pologne en 1990. Avant cette date, les statistiques nationales et les données empiriques n’indiquaient pas l’existence de ce danger – ni dans la réalité sociale, ni dans le domaine de la conscience collective. En février 1990, encore les personnes interrogées par le Centre d’Études d’Opinion Publique plaçaient le chômage en sixième place sur la liste des raisons du mécontentement social (après la cherté de la vie, la misère, la faim et la baisse du niveau de vie).
Le chômage est un problème perçu de façon très différenciée toutes les catégories des employés ne le considèrent pas comme une menace directe et réelle. ce sont les ouvriers d’entreprises nationales qui craignent le plus de perdre leur travail et qui sont les plus pessimistes quant à leurs chances de retrouver un emploi. Ces craintes trouvent une confirmation dans l’étendue et la progression du chômage en mai 1992. Les données statistiques concernant l’ensemble du territoire polonais suscitent quelques réflexions plus générales. Elles concernent, en premier lieu, l’étendue du phénomène. Ainsi, les jeunes constituent la catégorie la plus nombreuse des chômeurs. Pourtant, une partie de ce groupe considère les allocations de chômage comme un simple complément d’autres sources de revenus, plus ou moins légales. Par conséquent, il faut supposer que le chômage enregistré est en réalité supérieur au chômage effectif. D’un autre côté, on ne connaît pas les chiffres exacts concernant le chômage latent, qui est indiqué indirectement par les congés de plusieurs mois des employés d’entreprises nationales, et par l’utilisation partielle de leurs capacités de production. La présence d’un nombre de travailleurs, qui sont employés formellement, mais dont – dans la pratique – on pourrait se passer, est confirmée également par le affirmations de directeurs d’entreprises, formulées pendant les enquêtes. Il y est question de la pression exercée par le personnel, les conseils des travailleurs et les syndicats, afin de rendre impossible les licenciements massifs, même ceux qui seraient justifiés économiquement. Les experts de la Banque mondiale estiment le chômage latent en Pologne à 30% et – tout comme la Commission Centrale du Plan – prévoient sa montée jusqu’à 3,5 millions de personnes à la fin de 1992.
Le chômage croissant constitue un problème économique et social de plus en plus important – d’autant que le progrès de la récession et la crise dans l’agriculture rendent impossible l’absorption des licenciés par d’autres secteurs. Le chômage touche à un degré inégal les différents groupes socio-professionnels. Les statistiques nationales et les études sociologiques prouvent que la perte d’emploi menace avant tout les ouvriers – aussi bien objectivement, que subjectivement. Ce sont aussi les ouvriers qui voient le moins nettement les conséquences positives que pourrait apporter le chômage à l’économie. Dans les autres catégories socio-professionnelles, l’acceptation du chômage est plus grande, et les inquiétudes qui y sont liées – relativement moins importantes. On rencontre souvent, surtout chez les cadres d’entreprises, la conviction qu’il présente des avantages.
Mais au sein de ce dernier groupe, l’incertitude se fait également sentir quant à la façon d’interpréter le chômage : faut-il y voir un facteur des changements structuraux de l’économie, ou bien un facteur de stagnation économique ?
Le chômage est un élément important des enquêtes effectuées par l’Institut des Sciences Économiques de l’Académie Polonaise des Sciences, par l’École Supérieure de Commerce et par l’Université de Lódz[[Cf. M. Jarosz, P. Ploszajski, Spoleczne problemy prywatyzacji (Les problèmes sociaux de la privatisation), expertise de l’Académie Polonaise des Sciences, Warszawa, 1991..
En décembre 1990, les enquêteurs ont demandé aux personnes interrogées de donner leur préférence à l’une des deux solutions suivantes
– l’État, grâce à une politique d’emploi appropriée, devrait éliminer totalement le chômage ;
– il faut admettre l’existence du chômage ; 58% des interrogés se sont prononcés pour la première solution et 40,9% pour la deuxième.
On a constaté une différenciation des attitudes selon les catégories professionnelles au sein de l’entreprise : la plupart des cadres optaient pour la deuxième solution, par contre les ouvriers se prononçaient l’intervention de l’État.
L’âge des interrogés influe également sur leurs opinions : le chômage, en tant que phénomène social, est moins accepté par les jeunes (seulement 28,8% des moins de 25 ans) ; l’âge, l’acceptation du chômage devient plus fréquente (40%). Ces opinions correspondent aux inquiétudes liées à la perte éventuelle de l’emploi actuel : 14,4% des moins de 25 ans seulement ne ressentent pas ce type de craintes. Le sexe des interrogés semble aussi différencier leurs opinions : les hommes (47,5%) sont plus disposés à accepter le chômage que les femmes (30,8%).
Le niveau d’instruction est un facteur influant de façon plus considérable sur les opinions des interrogés concernant la privatisation et le chômage. Les personnes ayant un niveau d’instruction plus élevé se prononcent moins souvent en faveur de la solution voulant que l’État soit chargé d’éliminer complètement le chômage. En décembre 1990, cette solution recueille les suffrages des 81% des personnes n’ayant pas fait d’études secondaires (contre 18,7% acceptant l’existence du chômage). Les interrogés ayant fait des études supérieures font état d’opinions totalement opposées : 20,5% se prononcent en faveur de l’élimination en faveur de l’élimination complète du chômage grâce à l’intervention de l’État, alors que 79% acceptent l’existence du chômage. C’est le seul groupe où les partisans du chômage sont plus nombreux que ses adversaires.
On peut donc conclure que l’idée d’élimination complète du chômage trouve ses partisans principalement parmi les femmes, les gens disposant d’un faible niveau d’instruction et occupant les postes hiérarchiquement les plus bas dans leur entreprise. Avant tout les ouvriers.
La répartition des réponses à la question précédente est semblable à celle des personnes inquiètes quant à la possibilité de trouver un nouvel emploi. Les femmes, plus souvent que les hommes, redoutent une telle situation (respectivement 68,8% contre 51,8%). La majorité écrasante des interrogés n’ayant pas fait d’études secondaires expriment leurs inquiétudes en cette matière.
L’existence du chômage permettra-t-elle aux chefs d’entreprises de réprimer des personnes incommodes ? 62% du total des interrogés ont répondu affirmativement à cette question, contre 24% exprimant l’opinion contraire. Dans toutes les branches de l’économie, la majorité des salariés craignent une telle possibilité.
Les chefs d’entreprise sont les seuls à rejeter la possibilité de mesures de répression envers des personnes incommodes. Tous les autres employés d’entreprises se sentent menacés par cette perspective, et moins ils sont élevés dans la hiérarchie, plus grande sont leurs craintes.
Les résultats de nos enquêtes indiquent qu’à part l’influence des différentes caractéristiques des interrogés (variables indépendantes) sur les opinions exprimées (variables indépendantes sur les opinions exprimées (variables dépendantes) – il existe un ensemble de caractéristiques déterminant leurs attitudes de façon décisive. Dans les considérations présentées ci-dessus, nous avons souligné l’influence des facteurs démographiques sur les attitudes des interrogés : il s’agissait de leur âge, sexe, niveau d’instruction, position hiérarchique au sein de l’entreprise. Il s’est avéré que les différents groupes des interrogés interprètent différemment les éventuelles conséquences positives du chômage – aussi bien du point de vue global que personnel. En règle générale, les personnes qui se sentent moins directement menacées par le chômage, sont plus disposées à apercevoir les conséquences positives du chômage dans leur aspect socio-économique.
L’un des groupes qui est subjectivement le plus menacé par le chômage et qui a les vues les plus sensibles sur les conséquences du chômage est celui des manoeuvres et autres personnes situées le plus bas dans la hiérarchie d’entreprise. Les femmes et les jeunes présentent des attitudes semblables – ils sont les moins disposé à admettre les conséquences positives du chômage et jugent leurs propres perspectives professionnelles de la façon la plus pessimiste.
Les opinions des personnes interrogées sont fortement différenciées en fonction de leur niveau d’instruction. Ce qui attire plus particulièrement l’attention, c’est l’attitude des personnes ayant fait des études supérieures, qui diverge de façon considérable des attitudes représentées. Les représentants de ce groupe jugent de façon plus optimiste les conséquences socio-économiques du chômage et les éventuelles menaces pour leur carrière professionnelle. Ceci est peut-être lié non seulement au niveau d’instruction, mais aussi au fait que les personnes en question occupent plus souvent des postes d’encadrement. les interrogés n’ayant pas fait d’études secondaires se trouvent à l’opposé de cette attitude.
Il ne fait pas de doute que le chômage est un facteur important dans la naissance de conflits. La conviction que le chômage créera de nouveaux conflits sociaux est très répandue parmi les personnels d’entreprises. A ce sujet, les membres du syndicat OPZZ se montrent les plus inquiets (en fonction de la branche 92,4%83,3%), ensuite viennent les ouvriers (80,7%-61,7%) et les membres de “Solidarité” (72,7%-68,3%). Malgré l’évidence du fait que le chômage tend à engendrer des conflits, on rencontre de nombreux cadres d’entreprise qui émettent des doutes à ce propos : en fonction de la branche, un tiers à un cinquième des représentants de ce groupe ne croient pas à un tel danger. Par contre le pourcentage de directeurs craignant une montée des conflits liés au chômage est élevé (75,9%-69,6%).
Il est permis de penser que le chômage sera un facteur modifiant de façon sensible la structure du pouvoir au sein des entreprises, notamment en renforçant la position des cadres dirigeants. Comment ce problème est-il perçu par les personnels d’entreprises ? Y voit-on un danger ? A la question : le chômage permettra-t-il aux chefs d’entreprises de réprimer les gens incommodes ? – presque trois quarts des ouvriers ont répondu par l’affirmative. Ils appuient leurs réponses par des affirmations telles que : “tu auras à peine pipé mot que tu seras à la porte”, “maintenant il faudra faire des courbettes pour que les patrons ne te prennent pas en grippe et ne te jettent pas dehors”, “les rebelles y perdent, les fumistes finiront toujours par se débrouiller”, “sans travail, il n’y aura ni pain ni liberté, qu’est-ce c’est que cette liberté où l’ouvrier ne vaut rien ? “[[Cf. M. Jarosz, Bezrobocie (Le chômage), in : Studia Socjologiczne, 1991, vol. 3-4..
Le chômage, la paupérisation, l’incertitude du lendemain, le manque de perspectives d’amélioration dans un avenir proche – tout ceci entraîne une évolution des attitudes de la société passant d’une acceptation prudente des programmes de privatisation à un jugement de plus en plus critique.
La dénationalisation, et surtout la privatisation des entreprises d’État, sont les principaux moyens de la reconstruction de l’économie polonaise. Elles sont cependant une tâche qui présente de nombreuses difficultés – avant tout d’ordre social. Il s’avère en même temps que ce sont surtout les facteurs sociaux et politiques qui détermineront la réussite éventuelle de ce processus. Une telle constatation se justifie à la lumière des affirmations des salariés du secteur national, relatives à leurs préférences, quant aux formes de propriété d’entreprises.
La privatisation est la forme la moins souhaitée de la transformation des entreprises. Seulement 17,8% des salariés d’entreprises nationales voudraient travailler dans une firme privée[[Cf. M. Jarosz, Les comportements sociaux face à la privatisation en Pologne, in : Opera Minora, Académie Polonaise des Sciences, Varsovie, 1991, vol. 2.. Un cinquième des interrogés se prononcent pour le maintien de la situation actuelle, c’est-à-dire du caractère national de l’entreprise. La transformation acceptée le plus facilement est l’actionnariat salarial (49,6%).
Il convient de souligner le fait que la formule d’actionnariat salarial est populaire auprès de tous les groupes socio-professionnels. Les divergences concernent avant tout l’acceptation de la propriété privée et nationale.
En termes relatifs, ce sont les directeurs d’entreprise (33%) et les cadres dirigeants (25,6%) qui acceptent le mieux la propriété privée. Les ouvriers 25%-32%) et autres salariés situés plus bas dans la hiérarchie d’entreprise X27%) se disent en revanche attachés avant tout à la propriété d’État.
La formule d’actionnariat salarial est appuyée par les gens ayant fait des études secondaires professionnelles (58%) ou générales (55%-58%). Il convient de remarquer que ces deux groupes constituaient, dans les années 80, la base du mouvement des comités d’autogestion des travailleurs. Cette tendance semble donc se maintenir.
Le groupe le plus intéressé dans le maintien de la propriété nationale des entreprises est celui des gens n’ayant pas fait d’études secondaires (34%), ou ayant fait des études secondaires professionnelles (27,4%).
Un facteur important dans la formation des attitudes envers la privatisation est l’orientation socio-politique, liée à un jugement plus ou moins pessimiste sur l’avenir, surtout en ce qui concerne la paupérisation et le chômage.
A la lumière des données analysées, on voit que les préférences quant à la forme de propriété dépendent de plusieurs variables, et qu’une grande partie de celles-ci comportent un facteur irrationnel, donc particulièrement difficile à contrôler. Ceci place les organisateurs de la privatisation devant une tâche extrêmement difficile. Il ne fait pas de doute non plus que l’étendue de la privatisation “pure” sera beaucoup moins grande que prévue – et ceci non seulement pour des raisons techniques et financières. Mais la démarche qui consisterait à imposer une solution à la société en décrétant la privatisation comme on l’a fait jadis pour la nationalisation présenterait des dangers sur le plan politique et serait peu efficace sur le plan économique.
Les transformations des formes de propriété bouleversent l’ordre établi, et par là même sont une source d’inquiétude, voire de craintes.
Un fait qui ressort également des enquêtes antérieures attire l’attention. Aucun des groupes ou institutions internes aux entreprises n’est perçu par la société comme étant unanime sur la question concernant les transformations des formes de propriété. Même les directeurs sont perçus comme un groupe présentant des attitudes contradictoires : 38,9% des interrogés pensent que la direction appuie les changements, 42,9% – qu’elle s’y oppose (donc l’appui net est de – 4%). Ceci montre que l’on ne peut compter sur la pression en faveur des transformations des formes de propriété de la part des entreprises. La situation de la fin de l’année 1991 et du début de 1992 prouve en effet que l’opinion favorable à cet égard est relativement faible. C’est un mauvais pronostic. Les entreprises ont perdu leur autonomie, elles sont dépendantes des actions du gouvernement, ce qui peut entraîner en conséquence, leur passivité ou leur résistance vis-à-vis de la dénationalisation.
L’attitude de la société polonaise envers la privatisation est une conséquence de ses attitudes envers la transformation du système. Tout comme pour l’instauration de l’économie du marché, on observe une dualité particulière d’attitudes : une acceptation de l’idée générale de la privatisation, avec en même temps une attitude passive quant à la participation effective dans cette entreprise. Les interrogés semblent appuyer les changements à condition de ne pas être touchés directement. Lorsqu’ils sont personnellement concernés, les salariés font preuve de résistance face à l’idée de la privatisation dont ils ne perçoivent que les côtés négatifs.
D’ailleurs, comme l’indiquent les enquêtes évoquées, l’acceptation sociale de la privatisation est en train d’évoluer. C’est face à la privatisation du commerce de détail et celle des petites entreprises industrielles que les interrogés émettent le moins de réserves : la plupart considèrent qu’on peut les privatiser dans leur ensemble. L’attitude est également très favorable concernant la privatisation du commerce de gros, quoique dans ce domaine les interrogés se prononcent tantôt pour une privatisation totale, tantôt pour une privatisation partielle. Pourtant, comme dans le cas du commerce de détail et de la petite industrie, il n’y a pratiquement pas d’opposants. L’appui exprimé à la privatisation des banques, du commerce extérieur, de la télécommunication et de l’industrie lourde est également assez considérable : 30% à 50% des interrogés des différents groupes professionnels se prononcent pour une privatisation totale de ces secteurs, 40% à 70% pour une privatisation partielle, alors qu’un peu plus de 10% considèrent que ces secteurs ne devraient pas être dénationalisés. Pour ce qui est de l’industrie lourde, la majorité des personnes (50%-70%) sont favorables à la privatisation totale, et 15%-25% absolument opposés à sa dénationalisation.
Des réserves ont été émises le plus souvent dans les déclarations relatives à la privatisation du service public de la santé, des postes et des chemins de fer : 10% à 20% acceptaient une privatisation totale, 40% à 50% une privatisation partielle, et 20% à 40% considéraient qu’on ne devrait pas du tout dénationaliser ces secteurs de l’économie. Dans les différents groupes professionnels, ce sont les directeurs et les membres des comités de travailleurs et de “Solidarité” qui exprimaient leur appui à la privatisation de ces secteurs de façon la plus catégorique. Par contre les ouvriers et les membres du syndicat OPZZ y étaient le plus souvent opposés.
3. Les conséquences négatives du processus de la privatisation peuvent – et devraient – être limitées. Quelles sont les démarches visant à diminuer les coûts sociaux de la privatisation ?
Rappelons d’abord que les salariés des entreprises d’État sont traités non pas comme sujets, mais comme objets des processus de transformation. les résultats des enquêtes indiquent une chute considérable de l’optimisme caractérisant la société polonaise en
1989. On observe une perplexité grandissante quant à la façon de juger la situation actuelle, ce qui prouve l’insuffisance des données permettant de comprendre et de décrire la réalité. Une partie considérable des interrogés (45%) ne savaient pas si dans un laps de temps prévisible il serait possible de mettre en place un système garantissant un sentiment de sécurité dans la société. Le sentiment d’insécurité économique est particulièrement fort chez ces groupes de salariés qui se considèrent comme économiquement les plus faibles.
Les résultats des enquêtes du Centre d’Études de l’Opinion Publique, de l’École Supérieure d Commerce et de l’Académie Polonaise des Sciences se recoupent avec les données de l’Université de Lodz. Le programme des transformations de propriété réalisé actuellement, au lieu d’inciter à l’activité et à l’initiative, a au contraire entraîné des stratégies défensives. Ainsi, la disposition de la société à appuyer le processus des transformations politiques et économiques a été affaiblie, et la privatisation est de plus souvent perçue comme un programme imposé aux travailleurs (“nous”) par les gouvernants (“eux”).
Les résultats de l’Institut des Sciences Économiques sont très évocateurs à cet égard. Il s’agissait de tester l’influence de la situation économique des entreprises sur les attitudes de leurs employés envers la privatisation. L’hypothèse de recherche présupposait l’existence d’un tel rapport. On a donc analysé des variables indépendantes telles que la région et la taille de l’entreprise, sa rentabilité, ses bénéfices, la part des exportations dans ses ventes, etc.
Les résultats des analyses statistiques ont été surprenants : en effet, on n’a pas découvert de rapport statistique entre les caractéristiques objectives des entreprises et les attitudes présentées par leurs employés. Le seul facteur différenciateur était la branche de l’économie nationale à laquelle appartenait l’entreprise donnée.
Comment expliquer ce phénomène étonnant de manque de rapport direct entre les facteurs analysés ? Il est permis de penser qu’il est provoqué par l’homogénéisation de la situation de la plupart des entreprises d’État, végétant ou se trouvant au bord de la faillite. Il faut mentionner aussi le manque de rapport direct entre le travail et la rémunération. Bien que fonctionnant à des niveaux différents, le travailleur et l’entreprise se trouvent dans une situation semblable : leur sort dépend principalement (certains affirment uniquement) des facteurs qu’ils ne peuvent pas contrôler : barrières de la demande, coûts de crédits, contraintes fiscales imposées par le gouvernement pour freiner l’augmentation des salaires, prix de l’énergie, situation des entreprises coopératrices, etc.[[Sur le rôle de la participation à la gestion des entreprises dans la conscience collective : M. Jarosz, L’autogestion ouvrière en Pologne, Revue d’Études Comparatives Est-Ouest, Paris, 1977, vol. 8, n° 3 ; M. Jarosz, Samorzadnosc pracownicza, aspiracje i rzeczywistosc (L’autogestion des travailleurs, aspirations et réalité), Warszawa, 1988. Cf. aussi M. Jarosz, M. Kozak, The Functions and Role of Worker Self-Management, in : G. Szell (ed.), Labour Relations in Transition in Eastern Europe, Walter de Gruyter and Co., Berlin-New York, 1991 ; Uwarunkowania strategii organizaccji i pracowniczych ruchów spolecznyh wobec prywatyzacji (Les prémisses de la stratégie des organisations et mouvements sociaux des travailleurs face à la privatisation), rapport INE PAN, Warszawa, 1991.
Dans la mesure où la privatisation progresse, la situation économique des entreprises pèse de plus en plus sur les opinions et les attitudes de leurs employés. Cependant, comme l’indiquent les résultats des enquêtes de l’Institut d’Étude et de Conseil “Zmiany”, effectuées à la fin de 1991 dans des entreprises privatisées par voie de liquidation ou par transformation en sociétés, cette dépendance est complexe et difficile à interpréter[[Cf. P. Ruszkowski, T. Olko–Bagienska, Prywatyzacja przedsie-biorstw pânstwowych (La privatisation des entreprises d’État), Rada Przeksztalcen Wlasnosciowych przy Prezesie Rady Ministrów i Instytut Badawczo-Doradczy “Zmiany”, Warszawa, 1992.. Le manque de foi en la possibilité d’influencer la marche de l’entreprise – et aussi, en quelque sorte, son propre sort – bloque les initiatives et l’activité.
Ce syndrome d’apathie et de ressentiment devant les transformations de l’économie trouve son expression dans les opinions des ouvriers, considérant qu’ils sont le groupe qui subit les conséquences les plus lourdes des changements, alors que d’autres groupes sociaux en tirent des profits, par exemple les spéculateurs (21,9%), les détenteurs de capitaux et le secteur privé (20,4%), la nouvelle élite politique (17%) et l’ancienne nomemklatura (17,4%). 75% des personnes interrogées par l’Institut des Sciences Économiques de l’Académie Polonaise des Sciences considèrent que les changements du système ne profiteront qu’aux riches.
Au printemps 1992, on observe non seulement des signes d’apathie et de résistance passive de la part des personnels d’entreprises nationales, mais aussi des formes de plus en plus nettes d’opposition contre les gouvernants, coupés de la société, incompétents et arrogants. “Eux”, les gouvernants, intéressés uniquement par leur propre carrière, “ruinent les entreprises” et “ruinent la Pologne”. Comme l’indiquent les enquêtes de l’Institut d’Étude de l’Opinion Publique, les élites politiques se disputant le pouvoir perdent, de semaine en semaine, les restes de la confiance sociale dont elles jouissaient auparavant.[[Cf. le sondage CBOS du 1-3 mai 1992 auprès d’un échantillon au hasard de Polonais.
Dans cette situation, il faudrait que surgissent rapidement des conditions favorisant l’extinction des conflits sociaux et stimulant les attitudes favorables aux réformes. Ceci reste cependant une tâche difficile et de longue haleine, surtout dans la situation où grandissent les menaces du chômage, de la dégradation matérielle et de l’accentuation des inégalités économiques et sociales.
Il semble pourtant que ce modèle, quoique complexe et difficile à réaliser, n’a qu’une alternative : un refus social de la transformation du système, avec toutes les conséquences que cela entraînerait.
Il faut répondre à une question essentielle : dans quelle mesure la période de transition exige-t-elle la mise en place de moyens spécifiques visant à surmonter la résistance de la société devant le nouveau système ? L’application de méthodes dont la logique serait contradictoire avec le système auquel on veut aboutir pourrait entraîner la déformation de celui-ci.[[P. Ploszajski, Attempting to restructure the Post-Socialist Economy : Between Political Freedom and Economic Correction, in : Philosophy of Social Choice (edited by P. Ploszajski), Warsaw, 1990, p. 336.
Ne faut-il pas abandonner le dogme de la privatisation considérée comme la seule voie de la transformation de l’économie ? Elle deviendrait alors une “privatisation désespérée”, imposée par les gouvernants sans prendre en considération les coût sociaux. La privatisation doit-elle être considérée comme la voie unique vers la rentabilité des entreprises ? Ne faudrait-il pas au contraire envisager des solutions mixtes, stimulant tous les secteurs de l’économie ? Les données analysées indiquent la préférence des personnels d’entreprises pour la pluralité des formes de propriété et leur refus des solutions dogmatiques.
Les expériences actuelles de la participation sociale au processus de la privatisation prouvent que cette participation reste un slogan de la politique socio-économique plutôt qu’une réalité objective. Malgré les préférences accordées aux salariés par la loi sur la privatisation, la situation de ceux-ci n’est pas suffisamment protégée. Les conditions favorisant l’instauration et le développement de l’actionnariat des salariés, comme les ESOP existant aux États-Unis, font plus particulièrement défaut. Un autre facteur défavorisant les travailleurs est l’absence de leurs représentants dans les corps dirigeants des grandes entreprises, indépendamment de la forme de propriété de celles-ci. Il faudrait aussi élargir les compétences des personnels et des cadres dirigeants au sein des entreprises comprenant plusieurs établissements.[[Cf. J. Mujzel, Spoleczne koszty transformacji – problemy i propozycje (Les frais sociaux des transformations – problèmes et propositions) in : Spoleczne problemy przeksztalcen…
Au printemps 1992 – et, pour les sociologues, bien avant cette date – il est devenu évident que sans acceptation sociale, il sera impossible de transformer l’économie polonaise. L’une des prémisses d’une telle acceptation serait un contrat social entre les travailleurs et les employeurs. Il nécessite la mise en place d’un programme réaliste des changements à réaliser, garantissant à la collectivité des travailleurs un statut économique décent, un sentiment de sécurité et de participation à la vie du pays. Il faudrait négocier un programme anti-inflationniste et des mesures visant à combattre la récession, ainsi que des moyens de transformation du système, dont la privatisation – ou plus précisément la désétatisation de l’économie polonaise. Ces négociations devraient être menées par des hommes politique mandatés par la société et représentant les intérêts de celle-ci. Il s’agirait en effet de décider quels intérêts collectifs doivent être défendus et dans quelle mesure, quels sont ceux qu’on pourra négliger, et que faire dans une situation où les modifications en cours entraîneraient une résistance susceptible de déséquilibrer le système.[[T. Kowalik, Pietnascie miesiecy planu Balcerowicza (Les quinze mois du plan Balcerowicz), in : Studia i Materialy, Krajowa Komisja NSZZ “Solidarnosc”, X-XII 1990.
Le système politique et social, le fonctionnement normal des structures économiques et administratives semble être de plus en plus menacé. La scène politique polonaise – tout comme celle des autres pays post-communistes – présente des imperfections : des erreurs politiques et des actions dont les résultats sont à l’opposé des effets visés. Les sources de ces erreurs sont multiples. On peut les ramener généralement à deux facteurs.[[Cf. M. Jarosz, Disfunction of Enterprises in Etiology of Economic Crimes, in : “EuroCriminology”, 1990, vol. 3. Le premier est un caractère particulièrement hybride de la société polonaise qui a subi, après la guerre, l’influence de l’idéologie communiste et celle, opposée, de l’Église catholique. Ces deux influences allaient de pair avec la vision de la société de consommation, importée de l’Ouest. A cause de tout cela, en juin 1992, la société polonaise formule des postulats qui constituent “un mélange des éléments propres au socialisme, à la société de consommation, au catholicisme social – et des attitudes forgées par `Solidarité’ dans les années de la lutte contre le régime communiste”[[J. Szczepanski, Skazani na bledy (Condamnés l’erreur), “Nowa Europa”, n° 79, mai 1992..
Le deuxième facteur de la situation actuelle est l’attitude des hommes politiques : leurs erreurs provoquées par l’incapacité de juger correctement la situation, l’aveuglement, les illusions quant à l’état de la société – et l’arrogance des gouvernants, provoquant la résistance des gouvernés.
Cet état de choses a trouvé son reflet dans la chute spectaculaire du gouvernement de Jan Olszewski, dont le programme, rejeté par la majorité de la société, visait à soumettre le pays aux influences de la droite cléricale.
La nouvelle coalition gouvernementale sera-t-elle capable de poursuivre les réformes économiques sans pour autant détruire les acquis sociaux et les espoirs des travailleurs ? Saura-t-elle concilier les intérêts des employeurs et des travailleurs ? La nature des solutions adoptées dans cette matière décidera de l’avenir de la Pologne.
(Maria JAROSZ est d’Académie polonaise des Sciences, institut des Sciences Politiques)