L’élection présidentielle aux États-Unis cette année aura lieu dans un pays plus profondément divisé que jamais depuis la fin des années 60. Ainsi, la crise du Vietnam, conjuguée avec la vague des révoltes urbaines et le malaise social, a cassé les structures des partis politiques de ce pays : c’est ici que rétrospectivement beaucoup de commentateurs ont pu voir le début de la montée de la Nouvelle droite qui ensuite a triomphé dans l’élection de Reagan. La crise actuelle, pourtant, est plus profonde que celle qui a affecté alors les États-Unis, et sa résolution est beaucoup plus douteuse.
Brièvement, les États-Unis sont peut-être au début d’une crise prolongée de légitimation. Tous les signes sont là : large désaffection des institutions politiques, défiance profonde vis-à vis des leaders élus, volonté évidente de la part de la majorité des Américains de recourir à la force pour résoudre les problèmes sociaux, résurgence d’un racisme virulent face à l’approfondissement des divisions économiques et face au déclin.
Même si certaines de ces conditions sont présentes depuis quelque temps, la politique de l’administration Reagan a vidé les programmes sociaux de leur contenu et poussé à la banqueroute le gouvernement fédéral pour détruire le Welfarestate, intensifier encore plus les divisions et affaiblir la démocratie. La stratégie politique de Reagan a en même temps atteint ces trois buts. Primo, elle a découragé la participation des gens les plus pauvres à la politique, c’est-à-dire la participation de ceux qui auraient été les plus enclins à voter pour des candidats progressistes, en les reléguant symboliquement et pratiquement en dehors des “valeurs affirmées” du contrat social américain; secundo, elle a exercé de grandes pressions économiques sur les classes moyennes, en augmentant leurs charges fiscales et en diminuant les prestations des services sociaux qui étaient les leurs, les rendant ainsi suspicieuses envers toute action ultérieure de l’État ; enfin, en affaiblissant tous les mécanismes de régulation, le gouvernement Reagan a mis en place une nouvelle élite qui a prospéré à travers la spéculation, laquelle a contribué avec son argent à alimenter des campagnes électorales high-tech, qui ont touché les électeurs par l’usage des computers et de la publicité spécialisée, réduisant ainsi les élections à des événements de consommation.
Le résultat pendant les années 80 s’est traduit par l’explosion de la corruption dans la politique, redoublée par la saturation des médias et de la publicité politique, qui se sont déterminés non sur des programmes politiques, mais sur la personnalité des candidats. De plus, la stratégie de la “publicité négative”, qui s’employait à détruire la crédibilité de l’opposant politique en mettant en question son caractère personnel, sa moralité, s’est montrée la plus forte des stratégies pour gagner une élection. L’idée n’était pas d’encourager les gens à voter pour tel candidat, mais à les décourager de voter pour son opposant. George Bush a gagné l’élection de 1988 à travers la diffamation de son concurrent, Michael Dukakis, en faisant de lui un portrait d’irresponsable et d’anti-Américain dans une longue série de publicités (par exemple, où l’image de Dukakis était associée à celle d’un criminel afro-américain, Willie Horton, qui avait violenté une femme blanche et qui avait été mis par lui en liberté sur parole). Les gens ont voté pour Bush non pour le bien qu’ils pensaient de lui, mais parce qu’ils pensaient moins de bien de Dukakis, et cela fut le résultat de sa campagne publicitaire. Cette forme de publicité, intéressante par sa capacité de recours au seuil subliminal des cauchemars et rêves américains, est accentuée par la répugnance des grands partis envers les élections, et a produit un déclin sévère de la participation électorale. En 1992, il y aura vraisemblablement moins de la moitié de l’électorat qui ira aux urnes.
Cependant, le renoncement à voter n’est pas également distribué. Aux États-Unis la participation a toujours été biaisée par la classe, l’éducation, la race et le sexe. Le génie de la politique américaine a toujours consisté dans sa tendance à l’inclusion pour autant que ce soit un acquiescement à son cours. Ce qui s’est passé, à partir du début des années 70 (quand le scandale du Watergate annonçait ce développement), a été un renversement de la direction générale vers une régression du suffrage. Le “consensus des gouvernés” a été graduellement remplacé par ce qu’on pourrait appeler le “gouvernement du consensus”.
La raison pour laquelle la révolte de Los Angeles du mois de mai a tellement d’importance dans cette année électorale, c’est que cet événement-là a symboliquement condensé beaucoup de divisions qui se sont accrues et élargies aux États-Unis depuis le début du reaganisme ; et les conséquences des révoltes ont laissé tous les leaders politiques officiels complètement désemparés : Rodney King, la victime du tabassage vicieux de la police de Los Angeles est devenu de façon inquiétante (ou mystérieuse) le Willie Horton de l’année. Le film vidéo artisanal du tabassage de King, qui a servi de preuve au procès contre la police a pris (après l’acquittement des policiers) l’étrange tournure d’être une publicité pour “la loi et l’ordre”. Quand l’année passé ce film a fait sa première apparition dans la conscience du pays, il fut vu comme une critique de la politique des administrations Reagan et Bush ; mais l’acquittement et les révoltes qui ont suivi ont réinscrit le film vidéo comme un signe de la nécessité pour la police d’avoir une forte poigne pour maintenir l’ordre.
La police maintient l’ordre, mais pour qui et contre qui ? Aux États-Unis les Noirs sont d’entre les groupes les plus méprisés. Avec les sans-abri (dont certains Noirs font partie), ils sont devenus les plus dénigrés par la majorité, surtout blanche. De 1980 à 1990, la population des prisons aux États-Unis a explosé (de 350 000 à 1 200 000). Les jeunes Noirs sont tout à fait sur-représentés dans le rang de ceux qui sont sous la férule de la loi, comme le Sentencing Project Report de 1990 le montre, et comme le rapport du National Center for Institutional Alternatives d’avril 1992 le met encore plus clairement au jour. La première étude montre que sur le terrain national 23% des Noirs mâles entre dix-huit et trente ans, étaient ou en prison ou attendaient d’être jugés, ou encore étaient libres sur parole (contre 6% chez les jeunes Blancs mâles). La deuxième étude, qui était limitée à Washington D.C., montrait qu’au début de 1992 42% des Noirs mâles entre dix-huit et trente-cinq ans étaient entre les mains de la loi. Si vous êtes jeune, black et mâle aux États-Unis, vous êtes plus vraisemblablement en prison qu’au collège. Les projets pour la construction de prisons ont été presque la seule politique sociale qui n’ait pas été diminuée pendant les crises fiscales des différents États dans la décade passée.
Ce développement explosif est un élément de ce qu’on pourrait appeler l’émergence de l’État “post-disciplinaire”. François Ewald, entre autres, a récemment attiré l’attention sur le mode selon lequel la naissance des assurances et d’autres pratiques basées sur la démographie, a contribué au déclin des dispositifs disciplinaires, qui se sont révélés des moyens de contrôle social moins efficaces que d’autres techniques de contrôle de la population. La plus grande part de celles-ci sont associées au passage du capitalisme industriel au capitalisme de consommation. Pendant; semblerait-il, qu’un tel système a, à ses débuts, créé un déclin de l’incarcération, la clé pour comprendre l’augmentation de la population carcérale, consiste évidemment dans le fait que les pénitenciers américains n’ont rien à faire avec aucun objectif disciplinaire et sont là simplement pour maintenir les grandes populations délinquantes.
Les techniques de police utilisées à Los Angeles sont simplement mises au point pour espionner et contrôler la population. La police utilise des technologies avancées comme on dit, et fait usage des forces mobiles pour policer la ville (pour plus de détail, voir Mike Davis, dans ce numéro). Les indésirables sont jetés hors des zones les plus aisées de la ville, à travers des harcèlements sans relâche à l’encontre des gens qui abandonnent leur quartier (Rodney King était à plus de sept kilomètres d’une banlieue à prédominance de minorités, la nuit où la police l’a tabassé).
Les quartiers résidentiels qui sont protégés dans le comté de Los Angeles, dans le comté de Ventura qui est à côté (Simi Valley, la ville où a eu lieu le procès des policiers), et le comté d’Orange dans le sud, sont composés de communautés prospères et en grande partie blanches. Ces communautés sont des communautés de consommateurs. La différence entre celles-ci et South Central Los Angeles est simplement un exemple de ce qui existe aux États-Unis entre les banlieues et les villes intra muros.
Ces banlieues sont des communautés qu’on pourrait appeler de consommation. Les valeurs des résidents de Simi Valley sont exprimées dans certaines déclarations que nombre de ceux-ci ont données à un reporter du New York Times après la révolte : “C’est encore une des rares communautés existantes dans lesquelles on peut encore faire du shopping et ne pas être cogné par des gens qui veulent de l’argent”, répondait un résident. Un autre ajoutait : “Je suis bien heureux de vivre en dehors de cette atmosphère dans laquelle dominent les gangs, les sans-abri qui ne travaillent pas et qui n’ont pas d’argent parce qu’ils ne travaillent pas.” (New York Times, 4 mai 92).
Ces résidents associent le crime, la pauvreté et le manque de valeurs avec la composition des minorités, mais ils le font d’une manière qui suggère que la condition des minorités a plus affaire avec l’inobservance des règles qu’avec la haine raciale. Simi Valley a une population d’environ 100 000 habitants; 80% de la population est blanche et 2% noire (le reste est composé d’Hispaniques et d’Asiatiques). Les résidents ne pensent pas être racistes et ils sont très offensés à l’idée qu’ils pourraient l’être. Une personne interviewée avançait cet argument : “Nous aimons vivre dans un lieu habité par des gens bien élevés qui croient aux mêmes choses que nous, mais je ne crois pas que la couleur de la peau soit un critère… Il y a un Noir qui vit au fond de la rue et nous lui disons “Hei !” comme s’il était une personne normale. Tout cela n’a rien à voir avec la race, cela a seulement affaire avec le fait que notre propriété puisse être ruinée.”
La complexité de cette position ne peut pas être réduite aux catégories traditionnelles de classe basées soit sur les relations de production, soit sur les niveaux de revenu. Par contre, c’est l’adhésion à une règle déterminée qui établit la relation possible avec les autres. Les occasions de s’exprimer soi-même à travers la consommation sont contrôlées par la privatisation de l’espace. Des centres commerciaux aux États-Unis ont été décrétés privés par la justice, ce qui permet aux propriétaires de filtrer les passages. Les villes suburbaines comme Simi Valley sont construites de telle manière que les étrangers ne puissent pas en trouver le chemin, et certaines périphéries élégantes sont composées de quartiers privés gardés par des polices privées.
En bref, ce qui s’est passé durant ces douze dernières années aux États-Unis, c’est que l’extraordinaire boom spéculatif de l’économie s’est traduit par la séparation du pays entre ceux qui pouvaient participer à cette débauche économique et ceux qui en étaient exclus. Mais les communautés de consommateurs sont éduquées selon les règles produites par les médias électroniques. La télévision opère aux États-Unis comme la source fondamentale d’information ; mais la plus grande part de cette information est directement dirigée vers la consommation de biens. De cette façon, les consommateurs regardent les programmes qui répandent des images de la vie urbaine considérablement chargées de violence et de danger d’agression. Protégés dans leur communauté suburbaine, ceux qui probablement vont voter aux élections sont terrorisés par les crimes violents, même si ce sont eux qui souffrent le moins de leurs effets. Simi Valley avait un des pourcentages les plus faibles de crimes de toutes les villes des États-Unis.
Tout cela tire vers le bas la dynamique de cette année électorale. Quand j’ai écrit cet article (fin mai) les sondages nationaux indiquaient que H. Ross Perot, un milliardaire dans la production de software et candidat indépendant à la présidence, dépassait déjà Bush aussi bien que Clinton, le candidat démocrate pressenti, chez les Américains qui ont exprimé leur préférence dans la course à la présidence. Des années de campagnes électorales négatives à la télévision, couplées avec la démonstration de la corruption qui investit la fonction publique au niveau national, ont rendu les Américains profondément sceptiques envers tous ceux qui sont perçus comme des politiciens professionnels. Les partis politiques nationaux, qui depuis longtemps ont abandonné toute prétention à être idéologiquement cohérents, maintenant ne font rien pour mobiliser la population ; au contraire, ils cherchent des pourvoyeurs de fonds pour des campagnes électroniques basées sur le modèle de consommation dont j’ai parlé plus haut. Chaque milliardaire peut mobiliser plus de ressources que les grands partis nationaux ne peuvent le faire. Et H. Ross Perot a décidé précisément de faire cela – dans ces termes : “Acheter la présidence pour le peuple américain.”
La fortune électorale de Perot tient dans le fait qu’il est une valeur inconnue. Pendant la campagne électorale Clinton et Bush essayeront de la dévoiler. La campagne électorale ne se développera pas autour des questions extrêmement pressantes de la marginalisation raciale, ni autour du déficit, ni autour de la politique industrielle, mais elle tournera autour de la vie sexuelle de Clinton, des enfants de Bush et de leurs sales affaires bancaires, de même qu’autour des accords de Perot avec les administrations de l’État pour faire sa propre fortune. Tous les candidats seront d’accord sur le fait que les Américains ont besoin de plus de répression du crime (chacun est prêt à sa mise en oeuvre), tous seront d’accord que la peine de mort est une bonne chose, que le Welfare et les naissances illégitimes sont répréhensibles, que nous avons besoin de revitaliser l’économie du pays et d’en terminer avec la corruption dans l’administration. Les trois candidats agiront comme s’ils étaient en train de lutter contre le gouvernement. Brièvement, il n’y a aucune lutte idéologique explicite d’aucune importance dans cette campagne électorale. Tous les trois sont plus ou moins dans une perspective corporatiste. La seule différence importante est que Clinton est apparemment plus respectueux des droits individuels que ne le sont les deux autres.
Parce qu’il y a une course à trois voix, et parce qu’il n’y a aucune force capable de bloquer la candidature de Perot, cette élection a de grandes possibilités de ne pas aboutir au Collège électoral des États-Unis. En effet, je voudrais dire que ce blocage est plus probable qu’on ne le pense. Cette curieuse institution, oubliée depuis le temps où l’on pensait que l’élection du Président devait être indirecte, a montré son utilité pour la dernière fois lors de l’élection de 1824, lorsqu’elle avait produit le choix de John Quincy Mains contre le choix de Andrew Jackson qui avait gagné dans le vote populaire. Si l’élection de 1992 se conclut dans un blocage du Collège électoral (qui pourrait arriver si aucun candidat n’avait une majorité de 535 voix), la Chambre des Représentants élue à nouveau choisira le Président entre les candidats, et le Sénat choisira le Vice-Président. Étant donné que le renouvellement du Congrès doit être plutôt large cette année, il n’est pas dit que les représentants seront capables de choisir entre les trois, comme Norman Ornstein, un analyste des élections conservateur l’a récemment souligné. Les États-Unis risquent de se retrouver avec un Président intérimaire, peut être J. Danforth Quayle.
Quel que soit l’élu, il va gouverner avec l’accord explicite de moins d’un quart de l’électorat américain, sans aucun mandat pour traiter les problèmes sociaux, sauf l’intensification de la fonction policière, compte tenu du nombre inouï de citoyens incarcérés, et d’une population de plus en plus grande de pauvres, sans éducation, sans soins médicaux, et aliénés. Un groupe restreint d’Américains, composé de 20% de ceux qui ont vu leur niveau de vie augmenter pendant les années du boom économique, va profiter des conforts de la vie bourgeoise des banlieues, et peu importe leur insatisfaction de la qualité du gouvernement, ils vont penser à se protéger, mais sans se poser la question des moyen nécessaires pour contrôler les classes dangereuses croissantes et agitées.
Voilà la politique de la Nouvelle Clôture. Au lieu de construire des murailles autour des domaines, comme cela s’est passé dans la première période de capitalisme, nous avons maintenant aux États-Unis de grands centres commerciaux, des communautés de banlieues accessibles seulement en voiture, et un énorme réseau d’autoroutes. Nous avons une économie qui ne fournit plus de travail pour les ouvriers non-qualifiés, et qui compte sur sa capacité à manipuler les codes et les images, à vendre et à fabriquer des icônes. On vit une période d’aliénation, de désespoir et de cynisme froid. Mais c’est aussi une période dans laquelle, au moins, quelques membres de l’élite politique du pays ont la possibilité d’apprendre une autre leçon (parmi les candidats à la Présidence, Bill Clinton, je dirais, est le seul à faire partie de ceux-ci) : que l’alternative à la turbulence démocratique et à la participation universelle dans le gouvernement national n’est pas la paix, mais la violence et la répression, de même que la résistance chaotique qui naît de la répression.
Si aucun de ces candidats n’est capable d’apprendre cette leçon, les émeutes de Los Angeles risquent d’être seulement la première volée d’une nouvelle guerre de classes.