La fin du moment historique de la bi-polarisation et l’épuisement du modèle de la guerre froide mènent de nos jours la nouvelle scène internationale vers des degrés supérieurs de fluidité, d’instabilité et d’anomie. La puissance américaine qui, dans le temps, avait fonctionné comme un élément stabilisateur dans la constitution de l’ordre international de l’après-guerre (1945), se trouve aujourd’hui dans des positions moins effectives[[Cf. Ch. Kindleberger, The International Economic Order, 1988, MIT Press. : malgré leur supériorité militaire écrasante, les États-Unis se trouvent à présent, du point de vue économique, dans une situation extrêmement ambiguë et manifestement dépendante des nouveaux pôles de puissance en formation, autour desquels est en train de se déployer la nouvelle économie mondiale. Ils ne peuvent plus exercer un rôle économique dynamique ni sur le plan commercial ni sur celui de la finance internationale : les déficits extérieurs de l’économie américaine expriment sa dépendance croissante soit de l’épargne internationale soit de la conduite des marchés étrangers. En même temps, l’incontrôlabilité de l’économie américaine se confirme aussi à l’intérieur des États-Unis, dans la mesure où la formation du capital et la productivité marquent des taux particulièrement faibles et que se développe une puissante pénétration financière et commerciale des économies étrangères concurrentes. Il est évident qu’à présent l’économie américaine traverse une phase d’ouverture rapide et d’internationalisation, mais c’est précisément ce processus d’internationalisation qui est en train d’affaiblir ses fonctions hégémoniques.
Le déclin de l’efficacité américaine dans la stabilisation du système mondial n’est pas, à ce jour, compensé complètement par les nouvelles puissances montantes dans le domaine de l’économie internationale. Tant le Japon que l’Allemagne ne couvrent à présent qu’une part très faible du découvert auquel donne lieu le repli américain. Cela implique que l’évolution du système mondial vers la fin du XXe siècle est en train de perdre rapidement les caractéristiques de la régularité, de la stabilité et de la convergence, autrefois assurées par les forts taux de croissance et par la référence générale à un modèle hégémonique unique et unifiant. En contraste avec ce passé récent, la nouvelle économie internationale plonge de plus en plus dans une inextricable multiplicité de formes et de modèles, dans des dynamiques de diversification et de dislocation à tous les niveaux, ce qui implique nécessairement une perte de contrôle et une précarisation croissantes.
L’ingouvernabilité se confirme de nos jours aussi bien dans les relations internationales, où les échecs de la coordination économique parmi les pays se font ressentir plus durement que par le passé, qu’à l’intérieur de sociétés contemporaines, où des mutations majeures sont en train de se réaliser dans les structures fondamentales des systèmes économiques et sociaux[[Cf. St. Hoffmann, A New World and its Troubles, Foreign Affairs, 1990/3..
Le modèle de référence de l’État-nation, qui a constitué le cadre pour l’élaboration de toute doctrine économique, politique et sociale pendant les deux derniers siècles, est à présent traversé par les mouvements de profondes mutations. Certains en cherchent les causes dans la modification de l’échelle des opérations du capital[[Cf. D. Bell, The World in 2013, Dialogue, 1988/3.. Cependant à notre époque, il est de plus en plus clair que les métamorphoses contemporaines de l’État-nation ne ramènent pas aux dimensions quantitatives du capital, mais plutôt à ses mutations qualitatives. A la lumière de ces dernières, on pourra aujourd’hui dépasser les hypothèses simplistes linéaires, comme celles de l’extension multinationale et de la mondialisation du capital. Du principe du contrôle multinational, il ne reste plus aujourd’hui que l’aspect de la répartition technique du cycle du produit entre plusieurs espaces nationaux. En ce qui concerne le concept de mondialisation, bien que certaines grandes entreprises ou procès productifs et financiers conservent incontestablement cette dimension, il n’en reste pas moins qu’elle serait particulièrement difficile à vérifier dans l’ensemble de mécanismes définissant les espaces économiques nationaux. Au contraire, gagne de nos jours en importance le sujet de l’intégration des espaces nationaux dans la dynamique des nouveaux régionalismes. Ces derniers ne font pas nécessairement partie d’une dynamique de mondialisation, mais élargissent surtout les bases pour l’insertion des éléments nationaux dans des formations plus grandes. De cette manière, on constate que la difficulté d’exister d’un système mondial unifié et multilatéral fait apparaître l’actualité, et la nécessité, de la nouvelle dynamique régionaliste.
Les nouveaux antagonismes internationaux, dont les origines remontent aux années 1960, avaient mené à l’effondrement du système international des paiements de Bretton Woods au début des années 70. Les mêmes ont contraint les politiques monétaires des années 80 dans l’adoption de la règle de hard currency qui, en définitive, renforce les caractéristiques de l’instabilité et, encore mieux, de l’antinomie dans les relations internationales de notre époque. Enfin, les mêmes antagonismes toujours imposent de nos jours les nouvelles formes de régionalisme économique, annonçant par là la dynamique de la fragmentation dans les relations internationales pour la nouvelle période qui commence.
Si le procès de la mondialisation marque le pas, on relève d’autre part la remontée des protectionnismes tarifaires surtout, mais tarifaires également, sur l’échelle mondiale, le recours de plus en plus systématique au bi-latéralisme, souvent agressif et non coopératif. Cela mène vers l’impasse, après six années de longues négociations laborieuses, le projet Uruguay Round du GATT qui a comme objectif la constitution d’un ordre vraiment mondial et multilatéral. En fait, sans ordre multilatéral, pas de mondialisation véritable. D’autre part, les faibles taux de la croissance mondiale incitent le recours aux formules protectionnistes et bilatérales, ce qui bloque la dynamique de la mondialisation, mais également celle des mutations et des ajustements[[Cf. S. Ostry, Interdependence : Vulnerability and Opportunity, in Economic Impact, n° 62, 1988/1.. En plus des persistants désaccords du début dans les négociations du GATT, de nouveaux chapitres de divergences sont venus alourdir le contentieux : outre l’éternelle question du financement des secteurs agricoles, s’ajoutent aujourd’hui aux différends des articles industriels, notamment les fibres synthétiques et les textiles, les matières premières, les approvisionnements des marchés publics et encore le commerce de services en particulier bancaires et financiers. Les États-Unis refusent les principes de validité générale, se réservant la possibilité de les moduler suivant le cas et suivant des critères de logique bilatérale. Apparemment, le nouvel ordre risque de s’avérer moins multilatéral et, par conséquent, moins mondial que les discours officiels ne le laissent imaginer.
En attendant, le nouveau concept de régionalisme passe des formes de l’intégration à celles des blocs économiques. La Communauté Européenne apparaît comme le principal débouché pour les exportations européennes. Il en va de même en ce qui concerne les zones de l’Amérique du Nord et de l’Asie du Pacifique : dans tous les cas, le commerce intra-zone croît trois fois plus vite que l’extra-zone. Les pays européens membres de la CEE placent aujourd’hui plus des 2/3 de leurs exportations dans les marchés communautaires. Ces derniers sont les seuls qui s’élargissent, alors que le commerce extra-européen de la Communauté européenne se trouve en régression depuis 1985. L’explication de ce phénomène est évidente : l’intégration régionale érige des barrières non-tarifaires particulièrement efficaces à l’intégration internationale. Le commerce international multilatéral est ainsi libéralisé, mais il est en fait inhibé par les progrès que réalise la division du travail à l’intérieur des zones. Dans l’espace européen, la division du travail s’approfondit, ce qui implique des rapports de complémentarité plus intensifs parmi les pays européens. Le degré de complémentarité est à présent assez avancé en Europe, ce qui permet de compenser les effets récessifs découlant du durcissement des politiques monétaires au sein du SME. Naturellement dans les espaces extra-européens où la complémentarité productive est faible ou déclinante, les contraintes monétaires actuelles entraînent des conséquences plus dramatiques, accélérant les replis régionaux et les antagonismes relatifs. Toutes proportions gardées, la généralisation contemporaine des politiques monétaires de hard currency rappelle la grande vague déflationniste qui a suivi la loi britannique Bank Charter Act de 1844. Les deux contextes sont comparables stabilisation monétaire rigoureuse, libéralisation formelle du commerce international (free trade, 1846), mais en fait réduction de son volume, à cause des régulations institutionnelles et surtout à cause de la récession économique découlant, elle-même, de l’attachement trop rigoureux des monnaies au métal précieux[[Cf Ch. Kindleberger, A Financial History of Western Europe, London 1984. J.M. Keynes relevait déjà que l’attachement rigoureux à l’or avait instauré “une absurde compétition internationale pour les balances extérieures qui, finalement, fut dommageable pour tous”, cf. Théorie générale de l’emploi, Payot, 1971, p. 362.. Le vieux principe de la Currency School est en train de revivre à notre époque entraînant des conséquences comparables à celles du milieu du XIXe siècle : exacerbation des antagonismes internationaux pour la conquête des marchés en stagnation, pour l’amélioration des balances extérieures, retour du cycle dans le fonctionnement des économies, régionalismes antagoniques sur le plan économique et monétaire, menant à la constitution des zones et à la fragmentation de l’espace international. Autrement dit, le modèle abstrait et absurde de la bipolarisation n’existe plus, mais avec sa disparition, disparaissent aussi l’unité et la stabilité dans la scène internationale. Le moment unipolaire qui lui succède n’est pas à même d’empêcher les tourbillons des multiplicités locales et régionales. Si certains relèvent à notre époque un retour aux temps de Babel, c’est sans doute à cause de l’éclosion des diversités non seulement sur le plan des réalités économiques, mais aussi sur celui de la multiplication des types de langages utilisés[[L’idée d’un retour aux temps de Babel à notre époque est de J. Brezinsky, cf. The Grand Failure, New York, 1990..
L’accroissement de la mobilité du capital, suite à la libéralisation-dérégulation-internationalisation, est aujourd’hui loin d’avoir amélioré les conditions du financement international. Au contraire, on assiste à une nouvelle polarisation sans précédent des placements de l’épargne et de l’investissement international. On relève à présent des déséquilibres excessifs : les financements se concentrent dans deux ou trois places financières et dans deux ou trois monnaies fortes dans le monde, tandis que pour la grande majorité des pays, les conditions se détériorent tant sur le plan de l’investissement que sur celui du financement au sens le plus large. L’explosion de l’économie d’endettement en constitue le problème le plus dramatique qui, à son tour, bloque tout effort de croissance et donc d’ajustement.
Les experts du FMI, réunis en conférence (juillet 1988, Bâle) ont admis que, pour les décennies à venir, les relations économiques internationales vont évoluer dans le sens de la dispersion et de la divergence et non dans celui de la convergence et de l’homogénéisation. La coordination internationale parmi les espaces divergents apparaîtra comme un objectif aussi vital et nécessaire que difficilement accessible , à cause de l’égoïsme des partenaires. Le rapport Padoa-Scioppa (1987), soumis à la Commission européenne, a relevé des tendances similaires sur le plan structurel menant à la compartimentation de l’espace communautaire. Plusieurs études relèvent déjà un, effet antinomique: les faibles taux de fonctionnement de l’économie mondiale forcent d’un côté aux regroupements régionaux, mais accélèrent de l’autre les processus de déconstruction et de fragmentation au sein du système mondial. Déjà, en 1975, un rapport de la Commission Trilatérale avait relevé des dysfonctionnements dans les grands systèmes internationaux, mais aussi l’épuisement du modèle fordiste de production et de consommation de masses et l’essor d’un esprit nouveau de localisme ou régionalisme radical et déconstructeur dans la gestion des affaires internationales[[Cf. M. Crozier, S. Huntington, J. Watanuki, The Crisis of Democracy, New York University Press, 1975.. Dans la phase actuelle, plusieurs analyses – notamment américaines et japonaises – relèvent le double mouvement de notre époque : remontée de la diversité et du pluralisme d’un côté, approfondissement de l’instabilité et de l’antinomie de l’autre, dans les relations internationales et internes[[Cf. F. Bergsten, America in the World Economy, Washington DC, 1988.. Certaines de ces analyses vont même plus loin lorsqu’elles soulignent avec force l’évolution “irréversible” du monde vers la décentralisation et le morcellement à tous les niveaux : le principe de la diffusion du pouvoir économique, social et politique devrait ainsi triompher jusqu’à l’éclatement des grands systèmes à tous les échelons[[Cf. E. Ravenal, Beyond the Balance of Power : the Future of International Order, Washington, 1991.. Il serait intéressant de noter que ces approches, circulant déjà abondamment dans les milieux du pouvoir américain, mènent à une vision tout à fait apocalyptique du monde pour les années à venir: aux approches japonaises de type “guerres économiques de tous contre tous” pour le XXIe siècle, les Américains opposent l’inquiétante vision du chaos, de l’ingouvernabilité et de l'”anarchie globale”, découlant de l’affirmation des principes du régional et du local : le processus de “désalignement généralisé” serait déjà à l’œuvre à tous les niveaux, y compris à l’intérieur de chaque société[[Ravenal, op. cit.. Il serait également intéressant de signaler l’importance que ces, analyses accordent au facteur technologique : l’effondrement de l’Union Soviétique et du bloc communiste ne serait pas la conséquence d’un simple antagonisme avec le système capitaliste, mais constituerait un avatar de la révolution informatique de notre époque qui mine de l’intérieur tout grand édifice social fondé sur le monopole et la concentration de l’information. Or si cela est acceptable, on interprétera d’une toute autre manière non seulement les évolutions à l’Est, mais aussi l’effondrement actuel des mouvements politiques et sociaux dans les sociétés occidentales particulièrement touchées par la déconnexion d’un ensemble d’éléments constitutifs de l’ordre fordiste. Si les utopies mobilisatrices s’essoufflent de nos jours, c’est que de l’autre côté les sociétés contemporaines s’éloignent à toute allure du modèle de leur propre mobilisation. De même, dans cette perspective, on comprendra encore que ce mouvement de désabusement, menant à la fragmentation et à l’éclatement, après avoir miné les fondements des régimes à l’Est et des mouvements sociaux à l’Ouest, est aujourd’hui en train de revenir pour ébranler les prémisses de son espace de départ dans les sociétés européennes et nord-américaines.
Le message des récents événements de Los Angeles fut tout de suite particulièrement clair, sinon par eux-mêmes, sûrement par la lecture qu’en a produite la société américaine[[Cf. The Economic Crisis of Urban America, numéro spécial du Business Week, 18 mai 1992. Cf. aussi B. Cohen, Toward a Mosaic Economy. Economic Relation in the Post-Cold-War Era, in Fletcher Forum, Summer 1991.. Dans le contexte actuel, les insistants rappels des divergences raciales, linguistiques, religieuses, civilisationnelles et culturelles font que le concept même de société risque de plus en plus d’apparaître comme suranné. Et ce qui à présent apparaît comme une aphasie risque également fort de s’avérer en définitive comme un produit non de l’absence de discours, mais surtout de l’extraordinaire diversité qui rend le discours unifiant impossible. La contestation, au lieu de disparaître – comme certains le pensent -, est en fait en train de se généraliser, mais dans la diversité et l’atypie, ce qui rend sa formalisation impossible. Si les idéologies et les théories se taisent, c’est parce que les individus retrouvent l’accès à la parole, après en avoir été exclus pendant longtemps par les “spécialistes” du discours et de la pensée, même si cela n’offre, pour l’instant, que l’ahurissant spectacle d’un retour aux temps de Babel.