Propos receuillis pour “Politis” par Olivier DoubreLe choc Spinoza
Spécialiste de la Hollande du XVIIe siècle, où il « rencontre » l’auteur de
l’Éthique, Jonathan Israël multiplie ses voyages à travers l’Europe pour les
Lumières radicales et fréquente, dans cinq ou six langues, bibliothèques et
dépôts d’archives Scandinaves, italiens, allemands ou français. Préparant
actuellement un second tome, il a passé plus de dix ans à étudier au plus
près les débats européens autour de l’œuvre de Spinoza, véritable choc
politico-social, théologique et philosophique, depuis la seconde moitié du
XVIIe siècle. En choisissant la période 1650-1750, originale dans
l’historiographie des Lumières, l’auteur décrit- avec quelle érudition – la
« guerre civile » sans frontières que se livrent les intellectuels
européens, entre camp modéré, radicaux ou « conservateurs ». Mais, pour lui,
c’est bien la philosophie spinoziste qui, signant l’avènement de la
modernité, travaille toute l’Europe des Lettres plus d’un siècle durant,
sans « aucun rival ayant approché sa notoriété en tant qu’adversaire
principal des fondements de la religion révélée, des idées reçues, de la
tradition, de la moralité ».
Ce volume de mille pages, « à la fois synthèse encyclopédique et programme
de recherche », permet aujourd’hui de revenir sur les origines historiques de la réception de Spinoza, dont on sait le regain d’intérêt qu’elle connaît depuis Deleuze, Bourdieu ou Foucault, jusqu’à Étienne Balibar ou Toni Negri….
Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la
modernité (1650-1750), Jonatfian I. Israël, traduit de l’anglais par Pauline
Hugues, Charlotte Nordmann et Jérôme Rosanvallon, éditions Amsterdam, 944
p., 37eurosHistorien des idées, vous étudiez les Lumières en observant d’abord les
débats philosophiques en leur sein. Rompant avec l’idée habituelle d’un seul
et même mouvement intellectuel, vous distinguez Lumières radicales et
Lumières modérées. En quoi se différencient-elles ?
Jonathan I. Israël : L’essentiel de cette différence s’explique par la place
accordée à la raison. Pour les intellectuels des Lumières radicales, toute
la pensée, toute la réorganisation de la société, des idées, de
l’enseignement, doit se fonder sur la raison exclusivement. Pour les
Lumières modérées (ou conservatrices), si la raison est importante, il faut
toutefois accepter de faire des compromis avec la religion et les formes
d’autorité traditionnelles. Or, il faut bien comprendre qu’il y a là un
clivage dans le débat d’idées à l’époque : ces deux positions, contrairement
à ce qu’on a longtemps pensé, ne tolèrent pas d’entre-deux. Ceux, parmi les
gouvernements ou dans le clergé, qui sont quelque peu en faveur des Lumières
soutiennent naturellement les Lumières modérées. Les idées et les ouvrages
des Lumières radicales sont donc prohibés de la fin du XVIIe siècle jusqu’au
milieu du XIXe (sauf pendant la Révolution française), car considérés comme
antireligieux, antimonarchiques ou anti-aristocratiques. L’historiographie
des Lumières a été dominée par la conception d’un mouvement plus ou moins
unitaire. Plus récemment, les Lumières ont été étudiées à travers de grandes
familles essentiellement nationales : les Lumières anglaises, françaises,
allemandes, etc. Pour ma part, j’observe plutôt une sorte de guerre civile à
l’intérieur du mouvement des Lumières, avec un conflit ininterrompu entre
Lumières radicales et Lumières modérées. Toutefois, il faut dire que
l’historiographie, à partir du milieu du XXe siècle, souligne la divergence
fondamentale entre les deux courants. Ainsi, dès les années 1930, certains
historiens commencent à insister sur la grande crise de la fin du XVIIe
siècle. S’ils n’emploient pas le mot « radical », Spinoza est déjà présenté
comme allant beaucoup plus loin que, par exemple, les philosophes français
du milieu du XVIIIe siècle. D’un côté, Voltaire (même s’il n’était
assurément pas un ami du christianisme !), Montesquieu, Turgot (qui était un
philosophe chrétien) ou Réaumur défendent un système de théologie naturelle
acceptant l’idée d’un dieu créateur, d’une âme immortelle qui va au Ciel ou
en Enfer. De l’autre, Diderot et ses amis, ou Boulainvilliers (qui toutefois
n’était pas un démocrate, mais un véritable républicain),Claude-Adrien
Helvétius, le baron d’Holbach ou le duc du Marsais sont des matérialistes
égalitaristes convaincus. Ceux-ci forment donc derrière Diderot une
véritable tendance radicale et démocratique. Bien qu’il soit alors difficile
pour eux, car très dangereux, de se définir comme des partisans de Spinoza,
Diderot a quand même écrit : «Nous sommes les nouveaux spinozistes !» Or les
risques encourus pour une telle affirmation sont alors quasiment les mêmes
que de se déclarer athée, cela suffit pour se retrouver en prison…
On a l’habitude de faire commencer les Lumières en 1700. Or, la période que
vous étudiez débute en 1650, essentiellement afin d’y intégrer Spinoza.
Pourquoi considérez-vous que la véritable rupture se produit avec
l’avènement de la pensée de Spinoza ?
Évidemment, si on se situe dans le seul contexte français, la rupture ne
peut commencer qu’à partir de 1715, c’est-à-dire avec la mort de Louis XIV.
Mais, selon moi, les cadres nationaux ne sont pas pertinents pour bien
comprendre le bouleversement majeur que représentent les Lumières dans
l’histoire de la pensée. Je pense que la véritable rupture philosophique est
advenue quelques décennies plus tôt, principalement en Hollande. La très
grande majorité des historiens anglais (et américains) pense qu’elle a lieu
en Angleterre, d’abord avec Hobbes, puis Locke, et surtout avec Newton.
L’influence de ce dernier dans le camp modéré est immense ès le XVIIIe
siècle, non seulement en science mais aussi en philosophie. Il a en effet
créé un système, qu’on peut appeler physico-théologique, où il explique la
construction de la réalité en intégrant des éléments scientifiques à des
concepts philosophiques et théologiques et cela a vraiment marqué les
esprits dans toute l’Europe. Voltaire par exemple a toujours dit que le
nouveau système philosophique avait un socle d’idées anglaises. Il évoque
même très souvent la «supériorité de la philosophie anglaise», idée très
répandue alors. Au contraire, les intellectuels se rattachant aux Lumières
radicales ne sont pas anglophiles, ce qui est une différence très
intéressante. Cependant, pour bien comprendre ce qu’ont pu être les
Lumières, il est nécessaire de se pencher sur les grands débats de l’époque
au lieu de se limiter aux penseurs dans chaque pays. C’est seulement ainsi
qu’on peut voir comnent sont travaillées les grandes questions con le rôle
de la religion dans la vie, la magie, la démonologie, etc. Or, je pense que
la première vraie rupture provient de la philosophie cartésienne, et donc de
la Hollande. Il faut se souvenir (notamment en France !) que Descartes vit
en Hollande. Or ce sont ses livres qui provoquent un bouleversement dans la
pensée et l’enseignement, mais aussi sein de l’Église réformée hollandaise
et de la vie culturelle en général. Turgot avait raison de dire que les
écrits de Descartes sont une «révolution totale». Mais celle-ci n’intervient
que dans le domaine de la pensée, de la philosophie. Peu après, commencent à
être comprises les conséquences pratiques de ce bouleversement, qui sont
aussi sociales et politiques. C’est là le début du cycle de Spinoza : avec
ses amis et alliés, il crée un système de pensée beaucoup plus large, en y
intégrant des éléments de Machiavel, de Descartes, de Hobbes, etc. Ensuite,
notamment avec Pierre Bayle (qui lui aussi était un Français exilé en
Hollande), se développe un milieu intellectuel radical révolutionnaire très
subversif qui prend de l’ampleur. Je crois que là intervient le véritable
commencement des Lumières.
Votre travail peut surprendre du fait de votre volonté de ne pas concevoir
les Lumières à travers les seuls cadres nationaux. Vous insistez sur le fait
que les Lumières radicales se caractérisent en tant que mouvement
unificateur de l’Europe de la pensée.
Je pense en effet que c’est un mouvement fondamentalement unificateur.
Cependant, je ne sais pas s’il est juste de dire qu’il s’agit d’un mouvement
précisément européen car l’égalité et l’unité de tous les peuples du monde
est un concept très important pour ces intellectuels radicaux. Contrairement
à ce qu’on a longtemps pensé, notamment au XIXe siècle, ils ne considèrent
pas les Blancs comme une espèce à part, supérieure, mais bien une population
parmi”d’autres. C’est une idée tout à fait en avance, révolutionnaire même.
Je crois qu’on peut dire que l’idée anticolonialiste est née dans le sillon
de ces Lumières radicales , alors que les tenants des Lumières modérées,
surtout en Angleterre, en France ou en Hollande, se font les avocats des
principes des empires (qui se développent alors). Cependant, il est certain
que les idées nationales ne sont en aucun cas importantes pour les
intellectuels de l’époque, radicaux ou modérés. D’un certain point de vue,
il était peut-être plus facile alors de créer une culture intellectuelle
européenne intégrée. En effet, c’est seulement à partir du XIXe siècle que
les gouvernements formulent et diffusent largement les idées nationales dans
les écoles, dans l’enseignement de l’histoire en particulier. Ils
établissent alors directement les programmes pour inculquer avec force dans
leurs populations respectives l’idée que la formation de l’État-nation est
la chose la plus importante de leur histoire. Or, au XVIIIe siècle, cette
question de l’État-nation n’a aucune importance ! On voit alors se
développer des outils de diffusion de la pensée extrêmement importants comme
les périodiques érudits qui circulent à travers toute l’Europe. Ils
permettent d’intégrer une grande part de la culture intellectuelle de
l’époque, tout comme les nouveaux dictionnaires et les encyclopédies.
Presque tous sont rédigés en français, en latin, en anglais ou en allemand,
soit à peu près dans quatre langues. S’il est vrai qu’en France (tout comme
en Italie ou en Espagne) on ne lisait guère l’anglais ou l’allemand, il faut
rappeler combien, en Scandinavie ou en Russie, les livres en allemand par
exemple ont une importance capitale et circulent tout au long du XVIIIe
siècle. De ce point de vue, du fait de ces quatre langues qui véhiculent
alors, à elles seules, quasiment toute la culture de l’époque, il n’est
peut-être pas faux de penser qu’on avait affaire à une culture européenne
beaucoup plus intégrée qu’aujourd’hui !