Dans son livre Faktizität und Geltung (Facticité et validité), Jürgen Habermas entend jeter les fondements d’une théorisation communicationnelle ou discursive du droit et de l’État qui permettrait de dépasser les différentes variantes du positivisme juridique et du fétichisme de la force ou de la violence dans la conception de l’étatique. Pour lui il n’y a pas de droit ou de système juridique qui ne doive faire accepter ses prétentions à la validité par les sujets de droit. On peut, bien sûr, admettre qu’une partie des règles juridiques organise la prévisibilité des actions et établit des systèmes d’attente rationnels dans les rapports juridiques. On peut admettre aussi que beaucoup se conforment aux normes par routine ou habitude sans leur attribuer une validité d’ordre éthique. Mais toutes les actions ou séquences d’actions ne sont pas orientées vers les succès ou la réussite en matière économique et les comportements économiques eux-mêmes ont des dimensions extra-économiques qui ne peuvent relever du seul calcul rationnel. De plus l’agir ne peut être entièrement répétitif et il faut arriver à déterminer comment il peut être acceptable pour les sujets de droit dans ce qu’il peut avoir de nouveau et d’inédit. En d’autres termes, il faut bien voir que le droit positif ne repose jamais entièrement sur lui-même et qu’il doit avoir une validité au-delà de son être-là immédiat. La facticité du droit est médiatisée par du normatif qui n’est sans doute pas toujours actualisé ou directement présent dans les relations ou actes juridiques, mais que l’on doit présupposer si l’on veut comprendre la permanence et la viabilité des rapports de droit.
Jürgen Habermas n’ignore évidemment pas les objections que l’on peut faire à ce genre de considération. Si le normatif renvoie à une raison pratique intemporelle, on voit mal comment il pourrait être en effet compatible avec l’historicité des systèmes juridiques et avec les variations du droit. Si le normatif, par contre, relève d’éthiques historiquement situées (la “Sittlichkeit”) qui reflètent des particularités sociales, on tombe dans le relativisme puisque la validité des normes est elle-même relative dans le temps et dans l’espace. Le positivisme semble bien devoir l’emporter. Jürgen Habermas ne cherche pas à défendre un seul instant une conception intemporelle de la validité du droit, il s’attache, au contraire, à démontrer que le normatif peut être historiquement situé, tout en donnant un fondement solide à des systèmes juridiques et en acquérant une validité incontestable. Pour cela, il montre que la validité des règles de droit ne tient pas seulement à leur contenu, mais aussi aux procédures par lesquelles elles sont mises au point et aux formes de vie juridiques dans lesquelles elles s’expriment. C’est parce que la communauté de ceux qui entretiennent des relations de droit se donne à elle-même de bonnes raisons pour établir et suivre certaines règles que l’on peut parler à juste titre de validité. Certes, cette validité peut être remise en question, mais elle ne peut l’être que par des procédures argumentatives concernant la communauté des sujets de droit dans son ensemble. Lorsque, pour les participants aux discours juridiques, des règles deviennent caduques, ils s’entendent pour les modifier ou en adopter d’autres, en se donnant les uns aux autres de bonnes raisons pour le faire et pour choisir tel ou tel contenu.
Il peut y avoir du particularisme dans les pratiques argumentatives et discursives du droit, par exemple des pratiques d’exclusion de la communauté juridique. Mais la rationalité communicationnelle à l’œuvre dans les procédures juridiques post-conventionnelles (s’entendre, se convaincre les uns les autres pour arriver à des règles) a des implications universalisantes. Il y a en conséquence une logique à l’œuvre qui tend à élargir sans cesse le champ procédural en y incluant de nouveaux sujets. Sans doute cette logique n’a-t-elle rien d’irrésistible, mais elle est présente aujourd’hui dans tous les systèmes juridiques qui ne sont pas des systèmes octroyés (par des régimes autoritaires) ou des systèmes d’inspiration religieuse. En ce sens, le droit dans ses variations (avancées ou régressions par rapport à la rationalité communicationnelle) n’est pas le moyen d’organiser le “bien commun” ou la “bonne société”, mais bien le moyen d’organiser les formes de convivialité qui apparaissent les plus adéquates en respectant l’autonomie des sujets concernés. Il y a des contenus de droit qui tendent à devenir universels – les droits fondamentaux -, mais le droit dans son universalité est création démocratique de droits. Sa validité n’est pas seulement celle d’un devoir- être statique, mais celle qui résulte de devoir- être posés, pesés et adoptés dans des délibérations et des confrontations. La validité ainsi comprise n’est ni abstraite, ni décontextualisée, elle est au contraire inséparable des acteurs et de la dynamique de leurs relations. Elle n’est pas au-dessus de la facticité, elle se fait jour à travers elle pour la modifier et la faire évoluer.
Le droit, Jürgen Habermas en convient volontiers, ne peut donc s’élaborer dans des terrains vierges. Il a des arrière-plans dans le monde vécu des individus, dans les relations sociales et, bien entendu, dans les relations de pouvoir. Cela implique en particulier qu’il ne peut y avoir de production délibérative et communicationnelle de normes juridiques sans un fonctionnement délibératif du pouvoir politique. Plus précisément, l’organisation délibérative du pouvoir politique doit garantir que les procédures de mise au point et d’interprétation des règles juridiques (des parlements aux organismes jurisprudentiels) se conforment à un minimum de conditions de publicité et puissent donner lieu à un minimum de confrontations. Il ne s’agit pas d’obtenir que tout se fasse dans une transparence démocratique complète, il faut seulement (mais c’est déjà beaucoup) que dissentiments-assentiments puissent se manifester à propos des règles juridiques aux différents niveaux de leur élaboration et de leur mise en application. Il faut, dit Habermas, une circulation de délibérations et d’échanges dans les réseaux qui font la trame de la société de façon à faire du droit une réalité largement partagée. Le pouvoir politique doit donc être conduit à reconnaître qu’il lui faut dialoguer avec les individus et les groupes en interactions multiples dans la société. Le pouvoir ne peut être pure coercition, il doitse faire lui-même communicationnel et la souveraineté doit se dépouiller progressivement de ses prérogatives régaliennes pour se faire souveraineté communicationnelle.
Il est vrai que les caractéristiques communicationnelles du pouvoir politique sont, comme le constate Habermas, encore insuffisamment développées aujourd’hui. Plus précisément, la politique sous sa forme délibérative est sans cesse contrecarrée par le politico-bureaucratique et par toutes les décisions qui sont prises en dehors du jeu démocratique par un nombre très restreint d’acteurs. Le pouvoir politico-administratif fonctionne en fait très largement comme un médium de direction et de pilotage (Steerung) qui s’impose aux acteurs sans qu’ils aient vraiment leur mot à dire. Le pouvoir bureaucratique règle ainsi des activités quotidiennes (transports, logements, loisirs), autorise et distribue certaines prestations pour des catégories spécifiques de la population, place et déplace des fonctionnaires, sanctionne et récompense etc. Tout cela se fait en fonction de règles précises, de comportements bureaucratiques normalisés et routiniers, et les individus qui sont confrontés au pouvoir administratif ont l’impression de se trouver en présence d’une machine mise en branle par des automatismes sociaux. Le pouvoir administratif circule dans des réseaux hiérarchisés, passe de certaines activités à d’autres de façon anonyme et impersonnelle en régulant une grande partie des activités de la société. Selon Habermas, il y a donc dualité du pouvoir, dualité du délibératif et du bureaucratique et le problème de la démocratie (ou plus précisément des institutions démocratiques) est de ne pas se laisser coloniser par le pouvoir administratif (et son mode de fonctionnement systémique). Le pouvoir bureaucratico-administratif décharge sans doute la communication politique de questions secondaires qui ne relèvent pas ou semblent ne pas relever de la délibération, mais pour se soustraire à des délibérations difficiles, le pouvoir politique peut être tenté de se décharger de problèmes qui ne sont pas du tout secondaires. Les débats démocratiques peuvent par là s’appauvrir et des élites restreintes imprimer des orientations au système bureaucratique sans que celles-ci aient été vraiment soumises à discussion.
Pour Habermas on est en présence d’un affrontement entre la rationalité communicationnelle et la logique systémique du pouvoir administratif. Et c’est seulement si les tendances à la délibération et aux échanges discursifs se développent dans la vie sociale que les dangers de la stagnation bureaucratique et de l’étiolement de la démocratie pourront être écartés. La théorisation d’Habermas se veut donc appel à l’approfondissement de la démocratie, mais on peut se demander si elle s’en donne bien les moyens et si l’on peut tabler sur la pertinence de ses analyses. Il faut d’abord faire remarquer que Jürgen Habermas laisse dans l’ombre les relations de pouvoir qui sont présentes dans les rapports sociaux, relations de pouvoir entre les sexes, relations de pouvoir entre les générations, relations de pouvoir dans les rapports de travail. Or, il ne s’agit pas là de relations secondaires, mais bien de relations fondamentales qui structurent une grande partie des actions et des interactions qui se produisent dans la société et en même temps assignent des positions sociales aux individus et aux groupes qui agissent. Les séquences d’actions et d’interactions donnent évidemment lieu à des formes multiples d’interdépendances et de coopération, mais l’agir d’une partie importante des acteurs est capté, modelé dans des conditions d’assez grande hétéronomie. Des dispositifs disciplinaires et de contrôle canalisent, orientent les actions de façon unilatérale. Les femmes subordonnées dans les rapports de sexe doivent très souvent accomplir un travail domestique (et d’élevage des enfants) harassant et se trouvent la plupart du temps écartées des activités professionnelles les mieux rémunérées. Dans les rapports de travail, ceux qui sont en position d’exécutants subordonnés sont contraints de consacrer une grande partie de leur énergie physique et psychique à des activités sur lesquelles ils ont très peu de prise et qui les remettent sans cesse dans des situations d’infériorité sociale. Ils sont aussi soumis à des mécanismes de la concurrence sur les marchés du travail qui les obligent à se faire agents de la valorisation du capital (il faut vendre sa force de travail pour vivre) et à intérioriser les impératifs économiques (bien entretenir et utiliser sa force de travail dans le contexte créé par les mouvements du capital). C’est pourquoi il n’est pas exagéré de dire que l’articulation des rapports sociaux est arc-boutée sur des rapports de pouvoir qui surdéterminent même les relations interindividuelles et les relations d’interaction.
Il est en conséquence difficile d’affirmer que la recherche de communications sans déformations ni violence est un élément fondamental de la dramaturgie sociale d’aujourd’hui, c’est-à-dire une sorte de valeur directrice pour la pratique de beaucoup d’individus. On peut sans doute admettre qu’il y a un peu partout dans la société des aspirations à des communications libres, mais des aspirations vagues ne peuvent pas, par elles-mêmes, produire des transformations sociales majeures. Elles ne peuvent susciter ni des coalitions solides, ni des mouvements d’ensemble, surtout si l’on tient compte du fait que les liens sociaux et les relations intersubjectives sont problématiques en raison même de la logique de la valorisation. Avant la communication libre, il y a en effet les différentes formes de mise en valeur de soi-même, les différentes façons de s’affirmer et de se préserver par rapport aux autres dans la compétition de tous avec tous. Les dispositifs de pouvoir ou plus précisément de domination qui parsèment la société ne peuvent être combattus facilement par ceux qui sont dominés, parce qu’ils sont profondément inscrits dans le monde social vécu et dans le quotidien du plus grand nombre. La révolte est très souvent présente dans les relations domestiques comme dans les relations de travail, mais il est difficile en fait de lui donner des prolongements au-delà des réactions les plus immédiates. Il faut donc considérer comme trompeuse la dichotomie, pouvoir communicationnel – pouvoir administratif, mise en avant par Habermas. Il n’y a pas de pouvoir communicationnel qui trouverait son origine dans les tendances à la délibération et à la discursivité présentes dans le social; il n’y a pas de pouvoir administratif qui serait seulement la conséquence de proliférations bureaucratiques. Il y a des modalités de domination économico-sociale qui se trouvent sanctionnées et redoublées au niveau politique par le jeu d’institutions étatiques. Il n’est, bien sûr, pas indifférent qu’il y ait de la représentation et de la démocratie dans ce jeu plutôt que de l’autoritarisme, mais cela ne peut empêcher les mécanismes du pouvoir politique de contribuer à la reproduction des relations de pouvoir dans la société dans son ensemble.
Les discontinuités et les asymétries au niveau économique et social produisent effectivement des discontinuités et des asymétries au niveau politique, ce qui avantage les groupes sociaux qui tirent déjà le mieux parti des inégalités de pouvoir dans les relations sociales. Les moyens de l’affirmation et de l’expression politiques sont très largement accaparés par des minorités privilégiées et l’égalité formelle devant le suffrage (suffrage universel) ne peut compenser des inégalités majeures dans l’accès à la participation et à la représentations politiques. La théorie politique dominante, celle qui a été illustrée par J. Schumpeter et plus près de nous par Norberto Bobbio, a dû reconnaître cet état de choses, mais elle a cru pouvoir affirmer que les effets en seraient limités tant qu’il y aurait concurrence entre les élites au pouvoir et pluralité des offres politiques. Comme le souligne très bien Danilo Zolo dans son livre Il principato democratico, (1992), il s’agit là, toutefois, d’une pétition de principe qui n’est guère confortée par les évolutions actuelles. Dans les pays où la démocratie parlementaire est relativement ancienne, on observe en règle générale une autonomisation des appareils politiques par rapport aux représentés et des tendances au dépérissement de la compétition politique. Dans de très nombreuses occasions, les groupes de pression interviennent très efficacement pour déterminer ou prédéterminer des décisions essentielles ou pour empêcher que certains enjeux apparaissent dans des débats publics. Le fonctionnement des institutions devient de plus en plus difficilement lisible pour la très grande majorité des citoyens, souvent confrontés à des débats en trompe-l’œil ou à des affrontements ritualisés. De façon très caractéristique, les élites au pouvoir utilisent de plus en plus le discours de la compétence et de l’expertise pour justifier leurs positions de pouvoir. Il y a d’un côté les grands “décideurs” économiques, les possesseurs des connaissances techniques et technologiques, les stratèges politiques et les grands gestionnaires, et de l’autre côté les incompétents et les ignorants qui n’ont qu’à se laisser conduire. Dans un monde de plus en plus complexe, il faut donc cesser de croire à la chimère d’un espace public capable de définir le “bien commun” ainsi qu’à la chimère d’une souveraineté populaire qui serait autre chose qu’une symbolique politique. Le véritable rôle des institutions, par delà toutes les fictions mises en avant dans les joutes politiques, est au fond de laisser les particularismes socioéconomiques s’ajuster les uns aux autres tout en les empêchant de remettre en question des équilibres essentiels. Les institutions étatiques ne sont pas faites pour gérer le social et l’économique, elles sont là pour délimiter le cadre dans lequel peuvent se produire les évolutions et les adaptations spontanées des différentes composantes de la société, elles sont là pour permettre aux différenciations économiques et sociales de se faire jour sans être entravées.
Le discours de la complexité contient beaucoup d’idéologie, mais il ne faut pas ignorer qu’il correspond à des changements réels dans les pratiques politiques institutionnelles : remise en question de l’intervention de l’État dans l’économie, crise de l’État-Providence en tant qu’État social, limitation des souverainetés étatiques nationales. C’est sans doute la théorie systémique de Niklas Luhmann qui a le mieux pris acte de ces changements pour en faire la conceptualisation. En même temps et de façon très significative, cette théorie gomme ou efface les transformations des relations de pouvoir qui se produisent sous la surface. Niklas Luhmann étudie les systèmes politiques sous l’angle de la différenciation fonctionnelle et plus précisément sous l’angle de la différenciation des mécanismes de sélection des orientations de l’action. Le pouvoir politique pour lui est un médium de communication par lequel se transmettent les orientations sélectionnées ou les habitudes prises en ce domaine après des séries de sélections réussies. Le pouvoir se traduit par des séquences de communications obéissant à des codes spécifiques, c’est-à-dire à des modulations de sens indispensables pour faire face aux rapports avec les autres sous-systèmes du système social global (fait sens la réduction de la complexité des relations aux autres systèmes et la réduction de la complexité interne du système politique lui-même). Les codes du pouvoir se font en ce sens de plus en plus complexes pour maîtriser la complexité d’actions de plus en plus différenciées, mais ils restent, en même temps fondamentalement binaires, puisqu’ils sélectionnent, par là, du sens ou du non-sens. La logique de la complexité est donc aussi une logique de la signification et de l’exclusion, et le pouvoir évidemment n’est pas étranger à la contrainte. Il faut bien voir toutefois que la coercition est un moment secondaire (négociations et compromis peuvent également jouer un rôle dans la sélection des orientations) dans ce qui est avant tout une dynamique d’échanges symboliques sur l’agir politique. Il en résulte que le pouvoir est par excellence évolutif et variable et que son efficacité est liée à des décentrements successifs, une trop grande centralisation ne pouvant conduire qu’à la stagnation, voire à la paralysie. Un système politique à proprement parler n’a pas les moyens de diriger ou de transformer la société, il est essentiellement auto-référentiel et s’il produit des effets sur l’économie et le social, c’est en s’adaptant, avec plus ou moins de bonheur, aux sous-systèmes économique, culturel etc. et en conduisant ces derniers à s’adapter à son propre comportement. Le politique n’est pas autre chose qu’un ensemble de dispositifs pour permettre la circulation du médium pouvoir et la politique n’est pas autre chose que le jeu des procédures de sélection des orientations.
A l’évidence, Luhmann, pour avancer de telles vues, doit présupposer que la ressource sens, si elle est parfois rare, se produit dans la contingence (la référence à des valeurs ultimes n’a pas de pertinence) et dans une relative indifférence (les variations de sens n’obéissent pas à des lois ou à des règles strictes de transformation, mais à des règles faibles de compatibilité et de concordance spatio-temporelles). Or, c’est ignorer que dans la société capitaliste moderne, la production de sens est dominée par le mouvement de la valorisation, par la valeur qui s’auto-valorise à travers les hommes et les objets (les salariés et les marchandises). La plupart des sélections d’actions et d’interactions s’opèrent effectivement sous le signe d’une mise en valeur permanente. Sans doute les séquences d’actions ne sont-elles pas toutes des activités de valorisation, mais d’une façon ou d’une autre, elles en subissent l’influence. On peut se retrancher dans la vie privée, s’adonner à des activités artistiques, chercher à exprimer des sentiments ou des réactions affectives en opposition à la valorisation ambiante, on ne peut empêcher que la majeure partie des ressources dont on dispose relèvent de la juridiction de la valeur et que les hommes avec qui on entre en relations soient marqués par le monde de la marchandise. Cela revient à dire que les sélections des orientations de l’action sont unilatérales et que les décentrements et les différenciations successifs dans l’économie ou les systèmes politiques sont fonctionnels par rapport à la valorisation et non par rapport à des variations libres de sens. Dans ce contexte, le pouvoir politique ne peut être un médium de communication, dans la mesure où il est essentiellement un instrument de transmission des contraintes de la valorisation, que celles-ci se présentent comme la nécessité de garantir ou de rétablir les grands équilibres économiques, qu’elles se présentent comme la nécessité de pacifier ou de réguler les relations entre les classes sociales ou encore comme la nécessité de faire face aux problèmes de formation etc. Les manifestations du politique ne se réduisent certainement pas à de “l’économique”, elles le débordent largement, si l’on se réfère à l’importance des affrontements idéologiques et symboliques rituels, mais elles sont obligées de se situer nolens volens par rapport aux pesanteurs de la valeur en mouvement, ne serait-ce que pour prétendre les surmonter ou en atténuer les conséquences. Cela est d’autant plus vrai que la politique est environnée par des dispositifs technologiques (les media, les dispositifs d’information et de marketing politique etc.), eux-mêmes intégrés dans les dispositifs généraux de la techno-science active au service du capital. Dans leur fonctionnement, ces dispositifs se mettent en valeur non seulement en produisant des biens immatériels (messages) ou des services, mais aussi en se soumettant des activités et en exerçant des effets sur les orientations de l’action. La technologie comme forme valeur se fait pouvoir d’une objectivité sociale dynamique sur les hommes, c’est-à-dire pouvoir abstrait en perpétuel déplacement.
En fait ce pouvoir abstrait se surimpose aux pratiques de pouvoir dans toute la société pour leur donner plus de force. Il vient appuyer et justifier le pouvoir économique; il donne un arrière-plan objectif au pouvoir du “management” dans les entreprises (la technologie demande à être entretenue et renouvelée; elle est temporalité et espace organisés). Il est également présent dans les modes et formes de vie privés comme élément organisateur des dispositifs du foyer, des déplacements, de la reproduction de la vie (nourriture, habillement, santé), des loisirs. Il est un pouvoir qui se dit pouvoir des hommes sur la nature (et sur leurs propres faiblesses) afin de mieux les plier à sa propre logique de développement et de valorisation. Il réorganise et modernise tous les pouvoirs, souvent d’origine archaïque, présents dans la société, en leur accordant l’autorité de l’efficience. Ainsi ce n’est plus essentiellement la tradition qui est au fondement des relations de pouvoir, mais la performance, manifestation d’une compétence dans l’utilisation des codes de la technologie. Les différences et la hiérarchisation des rôles masculins et féminins, la survivance des rapports patriarcaux dans la société, tout cela relève strictement de contributions différentielles à la production sociale. Le pouvoir abstrait comme régulation des prestations de valorisation prétend, en effet, transcender les différences de sexe, d’âge et d’origine ethnique, mais il s’appuie sur elles pour produire et reproduire la division sociale du travail et toute une série de hiérarchies sociales faussement présentées comme fonctionnelles, pouvoirs disciplinaires, pouvoirs de contrôle. Entre le pouvoir abstrait et les pouvoirs concrets, il y a comme une circularité de légitimation : le pouvoir abstrait transforme et transfigure les pouvoirs concrets, qui donnent à leur tour au pouvoir abstrait un enracinement dans des relations vécues ayant la patine de longues histoires ou la force du quotidien. Dans les rapports de pouvoir actuels, modernité et archaïsmes se combinent dans des arrangements sans cesse remaniés qui donnent aux formes de domination (comme organisation de rapports de subordination) beaucoup de flexibilité. Ce dynamisme apparent ne doit pourtant pas tromper : la combinaison des pouvoirs est articulée de façon à empêcher qu’il y ait véritable réversibilité des relations de pouvoir. En d’autres termes, les agencements systémiques entre les différentes formes de pouvoir ne visent pas à faire circuler le pouvoir dans toute la société, mais dans une partie seulement de celle-ci. Les systèmes de domination acceptent la conflictualité comme moyen de se corriger eux-mêmes ils admettent donc les mobilisations collectives (contre-pouvoirs du plus grand nombre) jusqu’au point où elles risquent de remettre en question la cristallisation des pouvoirs en domination.
La rigidité relative qui caractérise la répartition et la circulation des pouvoirs dans les sociétés contemporaines jette une lumière crue sur la question de la souveraineté. Jürgen Habermas, qui appelle de ses vœux une souveraineté communicationnelle s’imposant au pouvoir bureaucratico-administratif, reconnaît par là que la souveraineté, qu’elle soit qualifiée de nationale ou de populaire, est en fait de nature absolutiste-étatiste. Mais il faut aller plus loin que lui dans l’analyse et constater qu’elle se situe en extériorité par rapport à ceux qui sont censés lui donner un fondement, les citoyens. La souveraineté n’est effectivement pas l’émanation de ceux qui constituent le corps politique, elle est transcendance politico-juridique par rapport à ce corps, et en tant que synthèse des pouvoirs impersonnels de la valorisation et de la technologie, elle se fait domination abstraite, produisant et reproduisant l’impuissance relative du plus grand nombre. Ceux qui en font la théorie, en général, ne se réfèrent pas au droit divin, mais la transcendance qu’on lui attribue montre qu’elle est le résultat d’une sécularisation inachevée, arrêtée à mi-chemin du politique et de l’étatique. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de voir réapparaître périodiquement, à son propos, des considérations de type théologique ou métasocial qui tendent à la soustraire aux contingences des débats et des affrontements traversant la société. (Voir à ce sujet la théologie politique de Carl Schmitt). Dans son archaïsme et sa modernité, la souveraineté se fait en réalité raison d’État et ne peut en conséquence que se heurter en permanence aux aspirations et exigences démocratiques. Les pouvoirs rassemblés dans l’État et dans lesquels s’incarne la souveraineté ne font pas que sélectionner des orientations, une grande partie de leurs activités est consacrée à limiter les pratiques démocratiques. Un politologue comme David Easton dit d’ailleurs très clairement qu’une des tâches essentielles d’un système politique est de filtrer les demandes venant d’en bas. Cela revient à dire que les pouvoirs d’État ont à traiter et à conditionner la représentation politique pour l’empêcher de bouleverser les structures de domination et la rendre compatible avec l’exercice de la souveraineté.
Il s’ensuit que la représentation politique est le domaine de l’équivoque et de la duplicité. Elle est bien sûr relation d’échange entre des représentés et des intérêts des représentants (professionnalisation et reproduction des rôles de la politique). Mais la notion d’intérêts, loin d’être univoque, est pleine d’ambiguïtés et de pièges. De prime abord elle fait référence à des intérêts matériels, par exemple ceux que les salariés ont à vendre leur force de travail au meilleur prix dans le cadre général de la valorisation. On peut observer toutefois qu’il y a aussi des intérêts spirituels (ou culturels) comme le dit Max Weber un groupe social peut chercher à défendre son prestige ou ce qu’il considère comme sa dignité et donc lutter pour obtenir un minimum de reconnaissance de la part des institutions. Il peut aussi se produire des poussées en faveur d’autres relations sociales ou pour transformer des situations. Le matériau sur lequel travaille la représentation est à ce point multiple qu’il demande à être mis en forme. La représentation en effet n’est pas une relation spéculaire où le représenté exprime directement ce qui est censé le préoccuper. Avant même qu’il y ait expression, il faut que les intérêts soient mis en scène et rendus visibles pour être formulés en vue de leur passage dans les processus de représentation. Cela laisse la porte ouverte à toutes sortes d’interventions qui ne sont pas toujours celles des représentés. Il y a lutte et concurrence autour de la représentation pour savoir quels sont les intérêts légitimes et quel type de délégation aux représentants est licite. La mise en forme et la mise en scène de la représentation sont en permanence marquées par un jeu complexe de pressons et contre-pressions autour de ce qui doit ou ne doit pas être visible, de ce qui entre ou n’entre pas dans le champ du consensus. Au-delà de ce qu’il est convenu d’appeler intérêts, la lutte sur le représentable porte sur des enjeux essentiels : ne pas permettre que la majorité des représentés retire des plus-values de pouvoir trop importantes de sa participation à la représentation, masquer la structuration réelle des pouvoirs dans la société, canaliser les actions collectives dans les cadres délimités par la démocratie représentative. C’est ce qui explique tant la fétichisation des procédures et des institutions (elles sont considérées comme auto-légitimantes) que l’utilisation dé-réalisante des frustrations de nombreuses couches sociales (peur de l’étranger, de l’immigré, etc.) pour la mise en avant de thématiques démagogiques. Les politiques de la représentation font volontiers référence à l’unité nationale et à ceux qui la mettraient en péril, mais elles savent aussi jouer sur des débats dits de société (plus ou moins de protection sociale, plus ou moins d’intervention économique de l’État).
En ce sens, les joutes politiques dans le cadre de la représentation ne sont pas feintes ou pure manipulation. Elles produisent des effets sur les dispositifs de pouvoir, sur les institutions étatiques, sur les rapports des dominés aux structures de domination et sur les modalités économiques de la valorisation. Le pluralisme lui non plus n’est pas de pure façade, malgré les chaînes de complicité qui relient la majorité des compétiteurs en place. Il se produit en effet des dérapages dans la concurrence des partis, des blocages des institutions parlementaires et gouvernementales à la suite d’affrontements mal maîtrisés qui peuvent être exploités par les représentés ou par les exclus de la représentation pour faire entendre des expressions nouvelles. En outre des mouvements sociaux peuvent déborder les frontières habituelles de la politique et de la réglementation juridique. Pour autant on ne saurait affirmer que le système de la démocratie libérale contient en lui-même les germes de son propre dépassement et que les évolutions qui lui sont immanentes conduisent à plus de démocratie. Contrairement à ce que dit Claude Lefort, l’instauration de la démocratie représentative dans la foulée de mouvements révolutionnaires divers n’est pas par elle-même une révolution démocratique conçue comme une indétermination radicale (cf. L’invention démocratique, 1981). Elle est beaucoup plus le fruit d’une hybridation d’appareils de domination et d’appareils de représentation. Sans doute est-elle liée à des développements non négligeables de la liberté d’expression, à la régularité et à la prévisibilité du droit (recul de l’arbitraire), mais son fonctionnement en même temps qu’il sollicite l’adhésion d’un grand nombre de représentés tend à les maintenir dans la passivité et à refouler dans l’inexistence politique des masses très importantes. La démocratie représentative tourne autour de la question essentielle en évitant de la poser : la démocratie sous sa forme développée n’implique-t-elle pas des pouvoirs autrement répartis et autrement organisés dans la société ? N’exige-t-elle pas la démolition des formes permanentes de domination ? En d’autres termes, ne faut-il pas poser la question de la démocratie en dehors de la logique restreinte de la démocratie représentative et en extériorité par rapport aux institutions existantes.
Si l’on emprunte cette voie, on s’expose évidemment au danger d’idéalisme, notamment lorsqu’on oppose un devoir être à une mauvaise réalité. Mais ce danger peut être combattu avec succès, si l’on oppose à la démocratie représentative, et à son histoire, non pas une démocratie idéale, mais son revers ou son autre historique, c’est à dire les mouvements et les théorisations qui en ont montré les failles, les dérobades ainsi que les réactions oppressives. C’est la voie que prend Antonio Negri dans son livre Il Potere Costituente 1992 (Le pouvoir constituant) qui combine ré-interprétations de discontinuités historiques (apparition de mouvements de masse, développements révolutionnaires), ré-interprétations de grands textes théoriques enfouis sous des commentaires qui leur enlèvent leur charge subversive. On serait tenté de dire qu’il fait de l’histoire et de la théorie du point de vue des vaincus, s’il ne faisait aussi référence à des moments de réussite éclatants et exemplaires, s’il ne mettait aussi en lumière des avancées théoriques incomprises. Antonio Negri montre que les défaites ne sont pas que des défaites, lorsqu’elles sont porteuses de développements nouveaux, même s’ils sont restés embryonnaires et lorsqu’elles déplacent les horizons de couches importantes de la société. Il n’y a pas d’histoire linéaire, univoque, mais bien une histoire multiple avec laquelle il est toujours possible d’établir de nouveaux rapports en la faisant parler autrement, parce qu’elle est toujours autre que ne le dit la pensée dominante. L’autre histoire est celle du pouvoir constituant, force qui interrompt les équilibres préexistants, les continuités que l’on croit fermement établies, force qui affirme son absoluité, c’est-à-dire son incompatibilité avec les formes de domination. Le pouvoir constituant est quant au fond exigence de démocratie, de sécularisation définitive et achevée du pouvoir contre toutes les équivoques de la souveraineté. Il est manifestation du désir irrépressible de liberté, il est affirmation de la plasticité du social contre les rigidités du politique enfermé dans les limites des pouvoirs cristallisés en domination. Il n’est pas à confondre avec le pouvoir abstrait d’un peuple lui-même abstrait et codifié dans les constitutions, mais il doit être saisi comme l’expression de singularités multiples qui refusent toute clôture et cherchent à dépasser les situations de déficience ou de manque. Il met en crise les temporalités planes et linéaires ; il est de ce fait accélération du temps, augmentation de l’intensité des mouvements de la société. Il n’est donc en rien projection désordonnée sur le futur, aspiration à un tout autre en rupture avec l’expérience et la réalité : il est, dit Antonio Negri, désutopie, bien qu’il se refuse à accepter le fait accompli, c’est-à-dire l’idée d’une pérennité des pouvoirs constitués et des dispositifs qui leur donnent consistance.
Cette conception du pouvoir constituant comme articulation et enchevêtrement de pratiques individuelles et collectives en voie de libération, conception qui se veut méfiante à l’égard des utopies programmées, donne à Antonio Negri les moyens d’une relecture passionnante des politiques de la modernité. Cette relecture commence par Machiavel dont l’œuvre est depuis trop longtemps recouverte par des interprétations abusives. Negri montre très bien que le penseur florentin ne peut être assimilé à un théoricien de la politique moderne comme pure technique de domination. Il est avant tout un penseur républicain qui analyse la laïcisation du pouvoir comme l’amorce d’une mutation radicale, plus précisément comme la sacralisation de la vie civile et comme un déplacement fondamental des rapports de pouvoir. Pour Machiavel, la politique est fondation et refondation du pouvoir constituant, manifestation de la puissance des passions humaines, destruction de la continuité de l’oppression. Elle se situe dans le prolongement de la Renaissance; elle est au niveau de la Cité ce qu’a été au niveau de la pensée la libération apportée par les grands humanistes. Machiavel est l’homme de la “virtù”, c’est-à-dire des forces vives de la société contre la “fortuna”, c’est-à-dire les situations acquises, les rapports de force cristallisés et arc-boutés contre les transformations. Il est vrai que Machiavel préconise dans beaucoup de ses écrits l’emploi de la ruse et de la violence, en dehors de toute intervention démocratique, pour mettre fin à l’ordre ancien. Il ne faut toutefois pas oublier qu’il doit théoriser l’apparition du pouvoir constituant dans un contexte d’immaturité relative des forces de novation et qu’il s’efforce avant tout d’en élucider les conditions préalables. Pendant une grande partie de sa vie, il est un homme isolé, parce qu’il est en avance sur son temps et sur les forces sociales en présence.
Le protestantisme radical d’un James Harrington, lors de la révolution anglaise, renoue consciemment avec l’inspiration machiavélienne. Harrington est confronté à une situation où le capitalisme, bien qu’encore faible, est en plein développement et, de façon très caractéristique, il théorise le pouvoir constituant comme ensemble de contrepouvoirs qui expriment un véritable droit à la résistance. On ne saurait mieux dire que le pouvoir constituant est inconciliable avec le déploiement des formes sociales capitalistes, en particulier avec certaines formes de propriété (de la terre notamment). Comme le fait observer Antonio Negri, James Harrigton ne s’oppose pas au capitalisme naissant parce que celui-ci est immature, mais bien parce que, dans son immaturité même, il laisse entrevoir de nouvelles formes d’oppression et d’exploitation. On retrouve d’ailleurs cette orientation théorique, mais de façon beaucoup plus explicite, chez Spinoza qui est selon Negri le plus grand penseur du pouvoir constituant avant l’ère contemporaine. De fait, Spinoza va plus loin que ses prédécesseurs (et que ses continuateurs), parce qu’il a la possibilité de réfléchir sur les problèmes du pouvoir en s’appuyant sur la situation exceptionnelle de la Hollande au dix-septième siècle (cf. le livre d’Antonio Negri, L’anomalie sauvage, 1982). Il est au confluent de plusieurs courants, l’humanisme de la Renaissance, le judaïsme, la scolastique de la contre-réforme et le cartésianisme. Mais il ne se confond avec aucun d’entre eux car il n’accepte ni la conception hiérarchique du monde propagée par la scolastique, ni le Dieu raisonnable de Descartes et son rationalisme de composition avec l’absolutisme, ni non plus les archaïsmes de la théologie judaïque. Inclassable, Spinoza est un penseur scandaleux qui, partant du caractère très avancé du capitalisme hollandais, mais aussi de ses moments de crise, arrive à élaborer une ontologie subversive qui ne sépare l’être ni de ses modalités, ni de ses attributs. L’être social est ainsi productivité, multitude en mouvement, imagination toujours jaillissante dans les singularités qui s’articulent les unes aux autres en se transformant. Cet être ne s’accommode au fond jamais de l’autonomie du politique, c’est-à-dire de la séparation de la politique des activités sociales qui la portent, pas plus qu’il ne se fait aux barrières que les dispositifs du marché mettent aux activités des hommes. Il est déploiement et redéploiement ininterrompu de forces qui se cherchent et expérimentent il se fait et se re-fait sans cesse sujet pluriel. Il est en ce sens le soubassement de virtualités démocratiques qui vont bien au-delà de ce qui est supportable pour les mécanismes conjugués de la souveraineté et de la représentation (étayés et sanctionnés par les idéologies du contrat social). C’est pourquoi Antonio Negri voit dans Spinoza, malgré certaines ambiguïtés, un penseur matérialiste, déjà post-bourgeois, inassimilable pour le rationalisme classique (cf. Antonio Negri Spinoza sovversivo, 1992) et qui, de ce point de vue, ne cesse d’être d’une grande actualité.
Il faut attendre la fin du dix-huitième siècle pour que la puissance créatrice de la multitude se fasse jour avec éclat et inaugure concrètement une nouvelle phase de l’histoire du pouvoir constituant et de la politique. La révolution américaine, d’abord, fait apparaître des formes d’activités politiques nouvelles où la libre expression de chacun, condition de l’expression de l’autre, contribue à la libération de l’action collective. A ses débuts les contraintes de l’économie capitaliste ne pèsent pas trop sur elle en raison du caractère mobile des frontières et des possibilités de conquête de nouveaux territoires. Il n’y a pas d’opposition a priori insurmontable entre l’affirmation de la liberté (comme positivité de l’agir) et les aspirations à l’égalité. Il n’y a pas non plus d’État absolutiste américain qui formerait un obstacle difficilement franchissable pour une nouvelle organisation des pouvoirs. Comme l’a bien vu Hannah Arendt dans Sur la révolution, le pouvoir constituant dans la révolution américaine s’observe à l’état presque chimiquement pur. Effectivement, il n’a pas à se mesurer à des tâches de trop grande ampleur sur le plan social comme sur le plan politique, comme on vient de le constater. Mais ce qui, dans un premier temps, faisait sa force fait aussi sa faiblesse relative lorsque la révolution est confrontée aux effets de la propriété et des rapports de production bourgeois. Dans cette nouvelle phase, les principaux dirigeants se montrent surtout préoccupés de faire rentrer le pouvoir constituant dans le lit du constitutionnalisme et de la constitution, c’est-à-dire le nient dans ce qu’il a de plus spécifique. Dans cet esprit, le pouvoir constituant n’est plus que pouvoir de produire de l’ordre constitutionnel pour garantir l’ordre social.
La révolution française s’est heurtée d’emblée à des difficultés considérables. Elle a dû affronter non seulement des ennemis intérieurs et extérieurs puissants, mais aussi des problèmes sociaux graves (problèmes de la propriété dans les campagnes, misère dans les villes, crise économique, etc.). On peut bien sûr considérer, comme Hannah Arendt, que cette prégnance du social a pesé de façon fondamentalement négative sur le déroulement de la révolution. Mais on peut aussi trouver beaucoup plus convaincante la position d’Antonio Negri qui voit dans les affrontements entre masses urbaines paupérisées (bras nus et sans culottes) et couches économiquement privilégiées les signes annonciateurs de la constitution de masses organisées et agissantes. Pour lui les faiblesses essentielles de la Révolution française se situent ailleurs, notamment dans les conceptions politiques et idéologiques de ses dirigeants, fortement marquées par les idées de Jean-Jacques Rousseau. Le pouvoir constituant n’est pas reconnu par eux, en tant que tel, mais se trouve transfiguré et sublimé comme manifestation de la volonté générale. Le contrat social qui est censé fonder le pouvoir constituant dépouille la volonté de tous de ses qualités concrètes et la projette dans une volonté générale abstraite qui gomme la conflictualité sociale et l’agir propre des groupes sociaux et des individus. Le pouvoir constituant ne peut donc être une temporalité constitutive, innovatrice, créant de nouvelles relations entre les individus singuliers et de nouveaux rythmes dans leurs échanges. Il devient une sorte de pouvoir paternaliste malgré ses références républicaines et ses références à la vertu, interprétée selon les images qu’on se donne de la vertu antique. Comme le dit Antonio Negri, dans ce contexte, Robespierre peut se présenter comme le pape de la volonté générale et célébrer le culte de l’être suprême, mais ce faisant, il prépare lui-même sa propre défaite et la victoire des thermidoriens.
Dans cette défaite majeure de la révolution française (et de son pouvoir constituant), il y a pourtant des éléments de victoire. Pour les mouvements populaires dans l’Europe du dix-neuvième siècle, la révolution française dans ses phases les plus radicales est une source permanente d’inspiration, une incitation à dépasser les limites du parlementarisme censitaire ou de la monarchie constitutionnelle. L’onde de choc de la révolution fait sentir ses effets sur tous les régimes semi-absolutistes en Europe et son influence est tout à fait évidente dans les révolutions de 1848. L’œuvre théorique de Marx elle-même est profondément marquée par une réflexion critique sur les forces et les faiblesses de la dynamique révolutionnaire française. Marx ne veut en aucun cas en faire un modèle, ni non plus se borner à élucider les conditions d’une répétition réussie. Son ambition est bien plus de montrer comment des mouvements de masse, souvent élémentaires et incertains, peuvent devenir des mouvements organisés, structurés autour d’objectifs communs, mais complexes et différenciés. Le pouvoir constituant, tel que Marx le conçoit, n’est pas un pouvoir qui surgit de rassemblements plébéiens plus ou moins occasionnels, mais bien de la force du travail vivant s’opposant à la cristallisation du travail mort en capital et aux institutions qui perpétuent cet état de fait. Le pouvoir constituant ainsi interprété s’appuie sur la force collective que les travailleurs développent dans la production grâce à leur propre coopération, mais il ne s’agit pas d’un pouvoir anonyme. Il est au contraire nourri par la richesse de besoins en expansion et en transformation ainsi que par le déplacement des horizons sociaux. Il est en rupture avec les routines et les habitudes de la reproduction capitaliste, il est en outre transversal aux champs du social et du politique. Cela veut dire qu’il est à la limite absurde de reprocher à Marx de ne pas vouloir fonder l’autonomie du politique. Comme le remarque Antonio Negri, une grande partie des efforts théoriques de Marx vise au contraire à démonter la dualité de la politique et du social et à démontrer que le politique n’est pas vraiment autonome par rapport à l’économique, mais qu’il l’est effectivement par rapport à ceux qui sont dominés (même lorsqu’ils sont représentés dans les institutions). Cela ne nie en rien le rôle éminent de la politique elle-même, mais lui donne au contraire encore plus d’ampleur et de résonance : elle devient action du social sur lui-même.
Il est vrai que la pensée marxienne du politique et de la politique est restée embryonnaire et peu élaborée. Aussi n’est-il guère étonnant que ses continuateurs ou ceux qui se voulaient tels l’aient mal comprise ou tout simplement ignorée. Dans sa majorité, le mouvement ouvrier organisé a privilégié les encadrements bureaucratiques de l’action, elle-même très souvent limitée dans ses objectifs et son horizon. Pour le dire de façon plus précise, si le mouvement ouvrier s’est bien fait le défenseur du travail vivant, il s’est borné à le défendre en tant que partie variable du capital et en tant que prestataire de travail abstrait, se faisant par là le défenseur de ce qu’il y a de plus captif et de moins vivant dans l’agir des salariés. Il s’est en outre très peu préoccupé des problèmes de pouvoir dans la société, concentrant son attention sur ses aspects super-structurels, l’État, la représentation politique, le jeu parlementaire, en se laissant ainsi prendre au piège de la souveraineté et des abstractions de pouvoir. Les critiques contre ces tendances à l’adaptation aux mécanismes de la société capitaliste n’ont pourtant pas manqué dans la gauche de la social-démocratie elles se sont même renouvelées régulièrement. Mais force est de constater qu’elles sont restées inopérantes, et cela parce qu’elles n’ont jamais affronté la question du pouvoir constituant dans toute sa complexité. La révolution russe de 1905 a suscité beaucoup de réflexions sur la grève de masse, sur les soviets comme organes de mobilisation pour la conquête du pouvoir ou comme organes de pouvoir proprement dits, mais la conquête et l’exercice du pouvoir politique n’ont pas été perçus comme impliquant une réorganisation en profondeur des pouvoirs dans les relations économiques et social. Lénine, celui qui est allé le plus loin en matière de stratégie révolutionnaire, a fait du parti la médiation essentielle du pouvoir constituant, ce qui revient à dire, comme le souligne Antonio Negri, que la perspective du pouvoir constituant ne s’est pas du tout incarnée dans des projet pratiques ouverts, modifiables en fonction des allées et venues du mouvement de masse. A cela, il faut ajouter que Lénine, fasciné par l’efficience du grand capitalisme, ne s’est même pas posé la question d’une transformation radicale du politique et des rapports de travail pour mettre fin à la subordination du travail vivant. Au cours de la période postérieure à février 1917, sa pensée sur l’État a oscillé de façon significative entre l’idée d’un État des conseils et de la démocratie directe (dont les présuppositions sociales ne sont pas explicitées), et la conception d’une dictature temporaire sur les classes vaincues, mais aussi sur le monde du travail appelé à faire sa “révolution culturelle” en se soumettant à la ligne du parti et aux méthodes tayloriennes de production.
Antonio Negri, après cet examen rigoureux, en tire la conclusion logique que le pouvoir constituant, pour ne pas être éphémère, doit avoir la possibilité de se déployer pleinement, c’est-à-dire de se manifester simultanément comme l’agir de singularité irréductibles les unes aux autres et comme agir collectif riche de multiples déterminations et mouvements. Le pouvoir constituant ne doit être ni uniformisation, ni homogénéisation de l’espace social, il doit être démultiplication, foisonnement démocratiquement assumé d’activités. Il est, en un mot, généralisation et synthétisation du pouvoir d’agir différencié des individus dans leur diversité. Antonio Negri parle à ce propos de déplacement politique de l’être ou encore d’une ontologie positive et critique du pouvoir constituant, mais il sait, bien entendu que des obstacles doivent être levés pour que la capacité d’agir de la multitude se réalise pleinement et soit reconnue socialement. Pour cela, selon lui, il faut libérer la subjectivité constitutive de la puissance de tous les dispositifs de la souveraineté post-moderne (les systèmes de contrôle et de commandements dissimulés, les systèmes de représentation simulés) et des transcendances normatives (notamment les constitutions comme réalités séparées et le droit comme réalité naturalisée. Dans les actions collectives débureaucratisées, les subjectivités en tant que forces constituantes doivent s’affirmer comme auto-production, comme séquences et réseaux d’interactions immanents à eux-mêmes, en forçant plus particulièrement sur la coopération et les interdépendances qui s’établissent dans l’agir. Dans cet esprit, les pratiques collectives doivent se débarrasser de ce qu’elles peuvent avoir de rigide et s’ouvrir à l’imagination pour modifier les situations (cf. à ce sujet Michael Hardt et Antonio Negri, Labor of Dyonysus, 1994) et actualiser les virtualités des subjectivités.
Ces démonstrations d’Antonio Negri sur le pouvoir constituant sont le plus souvent convaincantes, mais on voit bien qu’elles postulent implicitement une production de subjectivités dans la société actuelle qui serait – pour l’essentiel – non problématique. Pour lui, les subjectivités sont, certes, opprimées, entravées dans leurs mouvements par le commandement capitaliste, dans leur être elles sont quant au fond au-delà de ce qui est absorbable par le Capital. Autrement dit, il n’y a pas d’affinités entre les subjectivités et ce qui les agresse, pas plus qu’elles ne sont complices de l’exercice multiforme de la domination. Or, c’est précisément ce que l’on peut contester, non pas pour décréter que les individus et leur subjectivité coïncident avec les impératifs fonctionnels du Capital, mais pour déceler ce qu’il peut y avoir d’ambivalent dans leurs relations avec leur environnement social et avec leur propre subjectivité. Il faut de fait prendre en compte l’intrication des individus, d’une grande partie d’entre eux, dans des rapports de pouvoir où ils ont du pouvoir sur d’autres, pouvoir qui conditionne dans une large mesure leur existence et leur place dans la société. Cela vaut pour le pouvoir des hommes sur les femmes, cela vaut pour une partie non négligeable des travailleurs dans les relations de travail, cela vaut pour beaucoup de relations au quotidien, etc. La plupart du temps, ces relations sont ambiguës, car elles n’excluent ni certaines marges d’autonomie pour les dominés, ni non plus des relations de dépendance pour ceux qui sont partiellement dominants. Ce qu’il faut bien voir, toutefois, c’est que l’autonomie de ceux qui exercent du pouvoir sur d’autres tend à être paranoïde, c’est-à-dire tournée précisément contre les autres et enfermée dans ses prérogatives jalousement préservées. L’autonomie apparaît le plus souvent comme la mise en oeuvre de compétences hiérarchisées pour réussir des performances dans les joutes de la valorisation et non comme le fondement d’échanges libres. Les pouvoirs ainsi insérés dans le champ de la valeur s’effacent, en quelque sorte, derrière la rationalité de la marchandise et du capital. Il en résulte que les individus, dans l’immanence de leur conscience, oublient ce qui constitue les présuppositions de leur subjectivité : leurs relations effectives à la sexualité, leurs relations sociales et leurs relations de pouvoir. Ils s’identifient en fait au caractère unilatéral de leurs activités, en même temps qu’ils traitent nombre de ceux à qui ils ont affaire comme de purs instruments de valorisation, c’est-à-dire comme des supports d’activités abstraits pour lesquels ils n’ont en général que de l’indifférence.
En conséquence, le déploiement des rapports de pouvoir, y compris dans les couches dominées, ne peut être considéré a priori comme propice à des pratiques collectives qui dépasseraient les limites propres aux subjectivités sans nier leur réalité. Bien au contraire, en faisant adhérer les individus aux dispositifs de la valorisation, il les produit comme séparés dans leurs liens sociaux mêmes. Les individus se trouvent et se retrouvent sur les marchés, se fréquentent dans les institutions et les appareils bureaucratiques sans cesser de s’éloigner les uns des autres et de se concurrencer. Il y a bien déplacement des rapports de pouvoir, gains pour les uns et pertes pour les autres, mais le mouvement, quelle que soit sa vitesse relative, est un mouvement circulaire qui structure et restructure les pouvoirs pour les faire servir à la même fin, la reproduction du rapport social capitaliste. Dans ce cadre, le rapport au monde et à la nature devient un rapport à une objectivité seconde, celle de la marchandise, omniprésente et obsédante à la fois et qui laisse peu de place à des relations d’un ordre différent. Les rapports de pouvoir internes aux rapports sociaux relient, en ce sens, des subjectivités mutilées à une objectivité réifiée et fétichisée qui s’impose comme le seul champ social véritable (Marx parle à ce propos de rapports sociaux entre les choses). Dans ce contexte, il n’y a pas et il ne peut y avoir de temporalité créatrice jouant sur un imaginaire social libre et imprévisible on se heurte par contre à une sorte de synchronisation plane des temps sociaux, c’est-à-dire à l’inscription des formes et des traditions passées dans la dynamique répétitive de l’éternel retour de la valorisation. Ceux qui échangent ne sont donc pas confrontés à un véritable espace public où des rapports idéologiques entre les groupes sociaux et les individus seraient à l’origine d’un enrichissement de la socialité et des rapports au monde, mais bien à un marché des opinions et des symboles fondé sur la défense des situations acquises, sur des variations limitées des rapports de force et la reproduction des conformismes. La socialité qui en découle ne peut être que prisonnière, dépendante de dispositifs qui lui sont extérieurs, et il ne faut guère s’étonner si les tentatives pour s’en évader sont nombreuses et récurrentes sous des formes très diverses. Il reste que ces réactions sont vouées à l’échec, si elles ne s’attaquent pas au fondement du mal.
C’est ce qu’avait très bien compris Walter Benjamin en préconisant l'”Umkehr” ou le retournement, notamment dans ses écrits sur Kafka, c’est-à-dire une politique de la désadhérence par rapport aux relations sociales dominées par la marchandisation et la valorisation et par rapport aux pouvoirs correspondants. Il s’agit, dans cet esprit, d’élaborer et de promouvoir une politique qui, d’emblée, renonce à cette entreprise impossible qui prétend s’emparer de l’ensemble des dispositifs et appareils de domination pour les faire servir à ce qu’ils sont chargés d’empêcher d’autres relations à l’agir et au pouvoir et la fin de l’impuissance relative des individus et des groupes sociaux submergés par les activismes au service de la valeur. Il est question, au contraire, dans celle-ci, de déconstruire les relations de pouvoir à partir de ce qu’elles ont de plus quotidien pour favoriser un agir multilatéral où le plus d’autonomie des uns ne signifie pas un surplus de dépendance pour d’autres, mais permet aux uns et aux autres de se mouvoir dans de multiples interdépendances. Cette politique qui ne reconnaît pas les frontières actuelles du politique est construction de la subjectivité dans la mesure où elle peut permettre aux individus de s’interroger sur leurs présuppositions (la part des autres et du social en eux-mêmes). Elle est également construction de l’intersubjectivité dans la mesure où elle stimule les échanges interindividuels en les libérant progressivement de la chape de plomb des temporalités mortes et de la valorisation. Elle pourrait susciter de plus en plus d’actions collectives en montrant que la société et le monde peuvent être vécus autrement et que la soumission à la reproduction du rapport social capitaliste n’est pas une fatalité. La politique de la désadhérence est le complément nécessaire de la politique du pouvoir constituant si bien décrite par Antonio Negri.
Bibliographie
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Antonio Negri, (1992) Spinoza sovversivo. Variazioni(in) attuali, Antonio Pellicani Editore Roma, 163 pages.
Michael Hardt, Antonio Negri, (1994) Labor of Dionysus. A critique of the state form, University of Minnesota Press Minneapolis – London, 348 pages.
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