Ce texte correspond à la première partie du point 2 du chapitre I du livre de Franco Berardi, plus connu sous le nom de Bifo : Le ciel est enfin tombé sur la terre (traduction française de Pierre Rival, Paris, Le Seuil, 1978).
Ce livre a d’abord été publié en italien sous le titre Finalmente il cielo è caduto sulla terra Milan, Squilibri, 1978.
Le 26 septembre 1856, Marx écrit à Engels, à propos de la crise prête à se déchaîner au niveau mondial :
La chose a d’ailleurs pris cette fois des proportions européennes, comme jamais auparavant, et je ne crois pas que nous puissions nous en tenir longtemps encore à un rôle de spectateurs. Le fait même que j’en sois enfin arrivé à m’installer une maison et à faire venir mes livres me prouve que la “ mobilisation ” de nos personnes est at hand.
Et Engels lui répond sur un ton tout aussi paranoïaque :
Il y aura cette fois un dies irae comme jamais encore, avec écroulement de toute l’industrie européenne, saturation de tous les marchés, les classes dominantes de tous les pays dans le pétrin, faillite complète de la bourgeoisie, guerre et désordre portés à leur comble. Moi aussi, je crois que tout cela se réalisera en l’an 1857, et lorsque j’ai vu que tu te rachetais des meubles, j’ai déclaré que l’affaire était fin prête et j’ai commencé à prendre des paris [[Marx-Engels, Correspondance. tome IV, p. 335, 336, 337..
Le fait que Marx dispose d’une autre manière les meubles dans son salon serait donc le symptôme sans ambiguïté d’une catastrophe imminente de la bourgeoisie, du capitalisme, de l’économie! Tout ceci est proprement stupéfiant. En premier lieu, parce que Marx et Engels nous parlent ici de leur manière d’entendre le rapport de la théorie à la pratique, à la politique, à l’organisation. En second lieu, parce que les prévisions catastrophiques de Marx et d’Engels se sont révélées d’autant plus fausses qu’elles étaient pourtant théoriquement plus productives.
Nous sommes là dans les années dites de la “ révolution par le haut ”.
Après 1848, après l’émergence politique de la classe ouvrière, une redéfinition générale est en cours, qui traverse les rapports productifs, politiques, la structure industrielle et financière. De cette révolution-là, le capital est le protagoniste, mais les conséquences en atteignent en profondeur toute la société, et la classe ouvrière en particulier. Interpréter la “ révolution par le haut ” et en proposer une mise en place théorique, c’est un geste dont la portée est infiniment plus grande que tous les petits efforts réformistes ou volontaristes à la Blanqui; la tâche politique que s’assignent Marx et Engels se situe dans l’espace de ce double besoin-là d’interprétation et d’organisation théoriques.
Un travail qui avance parallèlement à la critique des idéologies apparues au cours du même processus de “ révolution par le haut ” ; non seulement la critique des idéologies qui sont l’expression directe de la bourgeoisie, mais aussi de celles qui ont surgi à l’intérieur du mouvement ouvrier. Critique de l’utopie réformiste (proudhonisme, trade-unionisme), critique des sociétés secrètes italiennes. Bref, critique de toute hypothèse “ subjectiviste ” qui ne soit dans la politique qu’un lieu séparé, un lieu d’activité pour un sujet qui demeure par ailleurs extérieur aux rapports sociaux et matériels entre classes, étranger à la forme générale et massifiée de ces rapports.
La perspective ouvrière doit être replacée à l’intérieur du grand bouleversement en cours de l’organisation capitaliste, du rapport général entre capital et travail. C’est la “ révolution par le haut ” qui détermine aussi toutes les possibilités existantes de pouvoir politique pour le mouvement ouvrier. Et c’est en ce sens que le “ parti à deux ” se mobilise; sa fonction consiste à transcrire le besoin qui émerge du processus de recomposition matériel de classe; à produire de la théorie dans l’espace de cette (trans)formation du sujet-classe. Il ne s’agit donc pas de substituer sa propre activité, sa propre organisation (en en faisant un succédané de sujet, une hypostase volontariste) au mouvement réel.
Compréhension, prévision, transcription théorique. Telle est la forme que prend la position de Marx vis-à-vis de la politique.
Découvrir ce que la “ révolution par le haut ” produit matériellement, mais refoule (dans la figure de l’idéologie); le découvrir et lui donner forme et cohérence théoriques.
Marx reste étranger aux possibilités d’une gestion tactique du processus politique; il ne se déplace pas sur le terrain de la politique apparente.
Que fait Marx ? Il change ses meubles de place, déménage, déplace ses livres. Mais son travail théorique sait bien qu’il constitue une pratique, sait qu’il modifie le terrain sur lequel le mouvement se recompose.
Marx est paranoïaque.
Mais c’est que le délire paranoïaque est l’unique forme de compréhension possible de la “ révolution du capital par le haut ”, tandis que les projets réformistes de contrôle sur les forces sociales déchaînées se révèlent pure utopie, et que tous les projets d’organisation se réduisent à un volontarisme (auto )-terroriste.
… Le président Schreber a beaucoup à nous enseigner.