Ce texte qui est mis au débat sur ce site est la version provisoire d’une conférence prononcée au Goethe Institut de Buenos Aires . Les formulations de Maurizio Lazzarato, qui revoit son texte pour le publier en conclusion de son prochain livre consacré a une politique de la différence chez Tarde , Deleuze et Guattari , ne peuvent être donc considérées comme définitives Les journées de Seattle ont été un véritable événement politique qui, comme
tout événement, a produit en premier lieu une mutation de la subjectivité,
c’est-à-dire de la manière de sentir. Le mot d’ordre Un autre monde est
possible est symptomatique de cette métamorphose. Par rapport à d’autres
événements politiques du siècle qui vient de se terminer, le décalage est
radical.
Ce mot d’ordre ne renvoie plus, par exemple, à la lutte des classes et à la
nécessaire prise du pouvoir. Il ne nomme pas le sujet de l’Histoire (la
Classe ouvrière), son ennemi (le Capital) et la lutte mortelle qui les
oppose. Il se limite à annoncer que du ” possible a été créé “, que de
nouvelles possibilités de vie sont ” actuelles ” et qu’il s’agit de les ”
réaliser “. La possibilité d’un autre monde s’est exprimée mais reste à
accomplir. Nous sommes ainsi entrés dans une nouvelle atmosphère
intellectuelle, dans une autre constellation conceptuelle.
Loin de moi de penser que celui ou celle qui ont inventé cet énoncé avaient
à l’esprit que ” monde ” et ” possible ” sont des concepts fondamentaux de
la philosophie de Leibniz. Mais l’exprimé vaguement leibnizien de cet énoncé
est bien là et il ” insiste ” dans chaque manifestation, dans chaque tract :
oui, un autre monde est possible.
***
Avant Seattle, un autre monde était seulement virtuel. Maintenant il est
actuel, mais c’est un actuel qui reste à accomplir. La mutation de la
subjectivité doit inventer les agencements spatio-temporels qui rendront
possibles une reconversion des valeurs qu’une nouvelle génération (grandie
après la chute du mur, au cours de phase d’expansion américaine et de
naissance de la nouvelle économie) a su créer.
Il s’agit d’une double création, d’une double individuation, d’un double
devenir qui se confronte avec les valeurs dominantes. C’est ici que le ”
conflit ” avec ce qui existe peut être défini. Ces nouvelles possibilités de
vie se heurtent à l’organisation des pouvoirs en place et aux valeurs
établies.
Dans l’événement, on voit ce qu’une époque a d’intolérable mais aussi les
nouvelles possibilités de vie qu’elle rend possible. Le mode de l’événement
est le problématique. L’événement n’est pas la solution d’un problème mais
une ouverture de possibles. Ainsi, pour Mikhail Bakhtine l’événement revèle
la nature de l’être comme question ou comme problème, de façon que la sphère
de l’être-événement est celle des “réponses et des questions”.
***
Pour essayer de comprendre les comportements politiques des ce que nous
appellons les mouvements post-socialistes, nous avons besoin d’une théorie
de l’événement et de la multiplicité. Nous allons utiliser la
néo-monadologie de Gabriel Tarde, qui a inauguré, à plus d’un titre, la
lecture de Leibniz au XX siècle. Mais nous aurions pu aussi utiliser les
contes de Louis Borges, et notamment “Le jardin aux sentiers qui
bifurquent”, que vous connaissez sûrement mieux que moi.
A partir de L’œuvre de Gabriel Tarde , toutes les relectures de la
philosophie de Leibniz (Whitehead et Deleuze d’abord), chercheront dans ses
concepts des modalités pour sortir de la philosophie du sujet.
De Kant à Husserl, en passant par Hegel et Marx, c’est à travers l’ontologie
de la relation sujet /objet et à travers sa variation intersubjective que
tous expliquent la constitution du monde et du soi. Peter Sloterdijk a
souligné le rôle majeur que ces philosophies du sujet ont joué dans la
modernité, qui , à leur plus haut niveau, débouchent dans des théories du
travail, dont l’aboutissement est l’œuvre de Marx.
Pour le paradigme du sujet-travail et notamment pour le marxisme, la
constitution du soi et du monde est pensée comme production, comme faire,
comme extériorisation du sujet dans l’objet, comme transformation et
domination de la nature et de l’autre par l’objectivation des relations
subjectives. Nous allons essayer, au contraire, de penser le processus de
constitution à partir d’une théorie de l’événement, la seule capable, à
notre humble avis, de rendre compte de la crise du concept de classe et de
la crise du concept d’individu, c’est-à-dire de la crise des théories
socialistes et libérales et de l’émergence de la multiplicité et de ses
formes de conflits et de résistance.
Dans les théories libérales, les individus sont présupposés déjà constitués,
libres et autonomes, tandis que dans les théories socialistes on sait
d’avance ce qu’est un collectif (le passage de la classe en soi à la classe
pour soi est un faux devenir). Aujourd’hui, nous nous trouvons devant une
situation inédite : les individualités et les collectifs, ne sont pas le
point de départ, mais le point d’arrivé d’un processus ouvert, imprévisible,
risqué, qui doit les créer, les inventer ensemble.
Dans la néo-monadologie de Tarde, les monades (le sujet dans le langage de
Leibniz) ont deux caractéristiques principales : elles permettent de penser
le rapport entre singularité et multiplicité, (comme alternative à
l’opposition de l’individualisme et de l’holisme) et elles permettent de
concevoir l’activité non pas comme un faire, un produire, mais comme
effectuation des mondes selon les modalité de l’événement.
En effet, la monade est à la fois singularité et multiplicité. Elle est
multiplicité puisqu’elle contient toutes les relations qui constituent le
monde dans lequel elle est impliquée. Elle est une singularité, puisqu’elle
n’exprime clairement qu’une partie de cet ensemble de relations (le reste
constitue le fond sombre, mais actif de son processus d’individuation).
Pour le dire dans un langage sociologique, le social est inclus,
virtuellement, dans l’individu, mais il s’y exprime d’un point de vue
particulier (singularité). La monade (la singularité) est donc, pour Tarde,
une société, un espace publique à elle toute seule.
Le mode d’existence des monades est la différence. Les monades sont des
singularités irréductibles, de noms propres (Adam, César, moi, vous etc.),
de substances individuelles. Autant de monades, autant de substances
individuelles, différentes. Et, ajoute Tarde : ” notez bien ceci,
différentes “. Il reprend ainsi et conduit à son terme la
désubstantialisation de l’être commencé par Leibniz.
L’activité de la monade ne renvoie pas à un faire, mais à une création, à un
commencement et à la réalisation de cette création (ou au prolongement de ce
commencement qui ouvre une chaîne d’action imprévisibles), selon les
modalités du virtuel et de l’actuel.
Nous avons vu, très, très rapidement (je m’excuse de cette caricature de la
neo-monadologie), quelques concepts que Tarde emprunte à la philosophie de
Leibniz. Mais sa néo-monadologie se distingue radicalement de la monadologie
leibnizienne lorsqu’il s’agit de décrire le processus de constitution du
monde par les monades, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit de penser l’être
ensemble, la coopération et la coordination de la multiplicité des
singularités irréductiblement différentes.
Les monades dans la philosophie de Leibniz sont soumises à une double
condition : de clôture et de sélection. Dans la monadologie, tout phénomène
n’est qu’une nébuleuse qui peut être ramenée à des actions émanant d’une
multitude infinis et innombrables d’agents. Les monades n’ont ni portes ni
fenêtres et ne communiquent donc pas directement entre elles. Ce polythéisme
implique l’accord universel (l’harmonie préétablie) de cette multiplicité
d’êtres tous indépendants et autonomes, tous irréductiblement singuliers et
clos sur eux-mêmes .
A la différence des monades de Leibniz, les monades tardiennes ne sont pas
une ” chambre obscure où le monde vient se peindre en réduction et sous un
angle spécial “, mais un univers en soi (un monde possible) ou aspirant à le
devenir, qui produit sa propre temporalité et son propre espace, au lieu
d’exister dans un temps et dans un espace universels. Les monades sont
ouvertes, elles ont bien des portes et des fenêtres et agissent les unes sur
les autres. Les monades ” s’entre pénètrent réciproquement au lieu d’être
extérieures les unes aux autres. ” , de façon que le processus de
constitution ne renvoie plus à une transcendance (Dieu), mais il est
immanent aux dynamique de la multiplicité.
Chez Leibniz la providence divine opère la constitution du monde par une
double sélection ou, plus précisément, par une même sélection qui s’articule
en deux moments.
Le premier est l’harmonie, la convergence des monades. Mais dans
l’entendement de Dieu il y a une infinité de mondes possibles. Et parmi
cette infinité, il opère une deuxième sélection, en en faisant seulement
passer un à l’existence. Les autres mondes, qui ont bien une existence
virtuelle, ne sont pas impossibles, mais incompossibles les uns avec les
autres. Selon Leibniz, le monde où Adam n’a pas pêché est incompossible avec
le monde où Adam a pêché, mais pas impossible. Adam pêcheur et Adam n’ayant
pas pêché ne sont contradictoires que si on les inclus dans un même monde.
Mais si, comme le veut Leibniz, les mondes sont infinis, alors Adam pêcheur
et Adam non pêcheur existent dans des mondes différents qui sont
incompossibles l’un avec l’autre.
La situation que Tarde décrit est toute à fait différente et entre en écho
avec notre actualité. Nous nous trouvons dans une situation où ce qui
n’était pas possible avec la philosophie de Leibniz se réalise. Tous les
mondes incompossibles peuvent passer à l’existence en même temps. Les mondes
divergents, les mondes qui bifurquent ne sont plus seulement dans
l’entendement de Dieu. Vous trouvez une magnifique description de cette
situation dans les contes de Borges.
Comme le fait remarquer Deleuze ” ce serait globalement possible, puisque
l’incompossibilité est une relation originale distincte de l’impossibilité
et de la contradiction. ”
L’ontologie de Tarde est radicalement différente de celle de la philosophie
du sujet. Pour cette dernière, et pour les théories qui s’y réfèrent, il n’y
a qu’un seul monde possible, construit par le sujet. Les philosophies du
sujet (ou du travail) sont des théories de l’identité, puisqu’elles
n’impliquent qu’un seul monde possible. Les sciences sociales construites
sur ce modèle ne pourront être que des théories de l’équilibre ou de la
contradiction qui, de manière différente mais complémentaire, renvoient à
l’identité.
La néo-monadologie nous donne un monde bizarre, peuplé d’une multiplicité de
singularités, mais aussi d’une multiplicité de mondes possibles. Notre
actualité est celle du grondement de ces différents mondes qui veulent se
réaliser en même temps. Cela implique une autre idée de la politique, de
l’économie, de la vie et du conflit.
Mais revenons à nos monades : aux opportunités et aux embarras où les a mis
la mort de Dieu.
Les monades sont dans une situation doublement embarrassante. Elles sont à
la fois libres et impuissantes, puisqu’elles ne peuvent pas agir, après la
mort de Dieu, sans la collaboration d’un grand nombre d’autres monades. ”
Livrée à elle-même une monade ne peut rien. C’est là le fait capital, et il
sert immédiatement à en expliquer un autre, la tendance des monades à se
rassembler. ”
La force de la monade n’étant pas infinie, mais déterminée, elle doit la
composer avec d’autres monades pour augmenter sa puissance à travers des
rapport d’appropriation, de capture.
Mais elle embarassée aussi parce que, sans Dieu et ses harmonies, la monade
se trouve à cheval sur une infinité de mondes possibles, et elle peut
participer à plusieurs monde à la fois.
Cette double impuissance (être livrée à elle-même et être à cheval sur
différents mondes) est ce que la monade de Tarde a hérité du Dieu de
Leibniz. En réalité il ne s’agit pas d’un handicap mais d’une double
opportunité : la puissance de sélection, c’est-à-dire d’ordonner les séries
des monades et d’harmoniser leur relation ; et la possibilité de créer une
infinités des mondes. Elle a hérité la puissance de création et de
constitution.
La providence (la puissance d’agencement et de coordination ou de
convergence) est immanente à la monade. Elle constitue sa singularité.
***
Comment qualifier le conflit dans cette nouvelle ontologie dont nous avons
tracé les lignes générales ? De quelle façon se déploie la lutte dans cette
nouvelle situation, où différentes mondes possibles coexistent à l’intérieur
du même monde ? Qu’est-ce que ça veut dire “résister” et “créer” lorsque
l’incompossible est la condition d’existence de la multiplicité ?
La tradition politique occidentale, à partir de la démocratie grecque, s’est
constituée autour de l’existence d’un seul monde possible. La politique a
été toujours pensée sous la forme de la totalité, de l’un : la cité, la
nation, la classe.
Aussi bien la conception polémique ou guerrière de la politique (la relation
ami / ennemi ou la relation entre classes en lutte pour le pouvoir), que sa
version communautaire (le tout comme expression des catégories sociales ou
comme représentation des égaux en droit, ou de la communauté des frères),
ont en commun le fait de penser la lutte ou l’être ensemble à l’intérieur
d’un même monde partagé.
Au contraire, tout au long du XIX et du XX siècle , émerge une multiplicité
qui déploie sa puissance dans l’invention et la réalisation des différents
mondes possibles. La puissance de chaque monade et de leurs formes de
coordination s’expriment dans la création et dans la réalisation d’une
multiplicité des mondes qui ne tendent pas à l’unité, à la totalisation,
mais à leur prolifération litigieuse et hétérogène.
Le processus de constitution de la multiplicité est en rupture radicale avec
la façon de penser et de pratiquer l’être ensemble et le conflit propre de
la tradition politique occidentale.
Pourtant la dynamique du pouvoir de l’un et la dynamique de la puissance de
la multiplicité coexistent dans le même monde, non pas comme univers
contradictoire, mais comme incompossibles . Comment s’articulent les deux
logiques du point de vue des mouvements ?
Il me semble que, à partir de 68,les mouvements politiques et les
individualités opèrent sur deux plans à la fois : celui imposé par les
institutions (qui fonctionne selon la logique d’un seul monde possible) et
celui choisit par les mouvements et les individualité qui est celui de la
création et de la réalisation d’une multiplicité des mondes possibles. Le
pouvoir établit ne peut pas reconnaître cette nouvelle dynamique, sous peine
d’implosion, d’effondrement de ses institutions ; et les mouvements ne
peuvent pas se retirer dans la création ses mondes possibles, ignorant le
monde de la politique, sous peine d’impuissance.
Les mouvements post-socialistes déploient leur puissance selon la logique de
la différence et non selon la logique de la contradiction. La politique de
la différence ne signifie pas l’absence de conflit, d’opposition, de la
lutte, mais une leur radicale modification.
Au lieu de la disparition du conflit, de l’opposition et de la lutte, nous
assistons à un leur dédoublement, à leur déploiement sur deux plans
a-symétriques.
Sur le premier plan, les mouvements politiques et les individualités se
constituent selon la logique du “refus”, de l’être “contre”, de la division.
A première vue, ils semblent reproduire la séparation entre “nous et eux”,
de l’ami et de l’ennemi, caractéristique de la logique du mouvement ouvrier
ou de la politique tout court. Mais ce “non”, cette affirmation de la
division, se dit de deux façon différentes. D’une part, il est dirigé contre
la politique et il exprime une séparation ontologique radicale avec les
règles de la représentation ou de la division à l’intérieur d’un même monde
; d’autre part il est la condition d’une ouverture à un devenir, à une
bifurcation des mondes et de leur composition conflictuelle, mais non
totalisatrice. Le refus, la division sont ici, la condition de l’invention
d’un être ensemble qui se déploie selon les modalité de la coopération entre
cerveaux que nous avons essayer de décrire. Ici, dans ce deuxième plan; il y
a bien litige, conflit, puisque les forces s’expriment toujours par l’avoir,
la possession, la préhension, mais il n’y a pas d’ennemi .
Sur le premier plan la lutte est sécession et s’exprime comme fuite des
institutions et des règles de la politique. Les institutions, les partis
politiques et les syndicats sont littéralement vidés de la “participation”.
On se soustrait tout simplement, on s’en va comme sont partis les “peuples
de l’est” du socialisme réel, en traversant les frontières ou en récitant
sur place la formule de Bartleby “I would prefer not to”, je préférerais ne
pas.
Sur l’autre plan, les singularités individuelles et collectives qui
constituent le mouvement (mouvement des mouvements, selon une définition
produite à partir de Seattle) déploient une dynamique de subjectivation, qui
est à la fois affirmation de la différence et composition d’un commun qui
est impossible à atteindre.
Dans le premier plan, le “peuple” est toujours présupposé ou à atteindre,
dans le deuxième, il “manque” et il manquera toujours, parce qu’il ne peut
jamais coincïder avec lui-même (le joyeux excédent, caractérise, selon
Bakhtine, l’action du “peuple”). Seulement dans le deuxième plan la
communauté “impossible” des frères, des égaux peut être établies, mais comme
être ensemble qui ne fusionne jamais dans un tout pacifié.
Sécession dans le premier plan et constitution (actualisation et réalisation
des mondes) dans le deuxième ; pratiques de fuite et de soustraction au
politique sur le premier et stratégies d'”empowerment” des mondes possible,
dans le second.
Les mouvements et les individualités passent avec une certaine aisance, d’un
plan à l’autre (plans, je le repète, qui ne sont pas contradictoires, mais
incompossibles), tandis que le pouvoir établit est contraint de rester sur
un seul plan., celui du tout, de l’un, de la totalité.
Notre hypothèse est que les mouvements politiques et les individualités,
après 68, rompent radicalement avec la tradition socialiste et communiste.
Ils rompent radicalement puisque la logique de ses traditions est
complètement à l’intérieur de la visée “totalisatrice” de la politique
occidentale et a fonctionné souvent et surtout dans le XX siècle comme
répression, blocage de la puissance de la multiplicité.
C’est cette nouvelle dynamique qui rend les comportements des mouvements et
des individualités opaques, incompréhensible aux politologues, aux
sociologues, aux partis politiques et aux syndicats. On parle alors de
dépolitisation, d’individualisme, de cooking, de fermeture sur le privé,
c’est-à-dire toutes les idioties que nous entendons régulièrement et que
régulièrement sont démenties par l’émergence des luttes, des formes de
résistance et de création.
***
Je suis conscient qu’il est difficile de rendre compte de ses dynamiques ;
que les catégories sont plus faibles que les pratiques, qu’elles ne
constitue pas encore un vocabulaire adéquat.
Pour essayer de mieux saisir les modalités de déploiement des stratégies des
mouvements et des singularités post-socialistes, nous allons les confronter
avec une des analyses contemporaines du politique parmi les plus
intéressantes. Jacques Rancière, en retournant aux sources de la politique
occidentale, veut réhabiliter la tradition la plus authentiquement
révolutionnaires du mouvement ouvrier. Ce retour aux principes de la
politique occidentale et du mouvement révolutionnaire, nous permettra, peut
être, de vérifier la rupture radicale qui anime les pratiques de mouvements
après 68, avec ces traditions.
Rancière veut reintroduire la conception d’une démocratie conflictuelle, une
démocratie du dissensus, contre le vide consensuel de la politique
contemporaine. Au “tumulte économique de la différence qui s’appelle
indifféremment capital ou démocratie”, il oppose la division comme pratique
des toutes les “catégories” qui sont “victimes” de la politique, qui
subissent le “tort” de l’exclusion de l’égalité.
Qu’est-ce que c’est le politique se demande Jacques Rancière ? c’est la
rencontre litigieuse de deux processus hétérogène. Le premier, appelé
police, “consiste à organiser le rassemblement des hommes en communauté et
leur consentement et repose sur la distribution hiérarchique des places et
des fonctions”.
Le deuxième processus est celui de l’égalité, ou de l’émancipation qui
consiste dans le jeu des “pratiques guidées par la présupposition de
l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui et par le souci de la
vérifier.”
La rencontre entre le processus égalitaire et la police se fait dans “le
traitement d’un tort”, car toute police, en distribuant les places et les
fonctions, fait tort à l’égalité.
Le processus d’émancipation est toujours mis en mouvement au nom d’une
“catégorie” à laquelle on refuse l’égalité, “travailleurs, femmes, noirs ou
autres”. La mise en œuvre de l’égalité n’est pas pour autant la
manifestation du propre ou des attributs de la catégorie en question.
L’émancipation est un processus de subjectivation qui est à la fois
processus de “désidentification ou de déclassification” , puisque la logique
du sujets qui portent le conflit et veulent démontrer l’égalité est double :
d’une part ils posent la question “sommes nous ou non des citoyens”, et
d’autre part ils affirment “nous les sommes et nous ne le sommes pas.”
Au fond, il s’agit d’une variation fidèle à la plus révolutionnaire
conception de la politique et du conflit chez Marx, comme reconnaît l’auteur
lui-même: la classe comme dissolution de toutes les classes. La classe
ouvrière en même temps qu’elle travaille à sa constitution contre la police
qui fait tort à l’égalité, elle oeuvre aussi à sa propre destruction en tant
que classe.
Mais pourquoi la déindentification et la desubjectivation n’ont jamais
aboutis dans la tradition du mouvement ouvrier ? Pourquoi la classe au lieu
d’être opérateur de déclassification, a toujours fonctionné comme force de
constitution de soi-même comme un tout? Pourquoi a-t-elle toujours été un
opérateur d’identification ?
Je ne pense pas qu’on puisse attribuer ces résultats décevants à la trahison
des dirigeants, mais à quelque chose de plus profond, contenu dans le
paradigme du sujet-travail et que Rancière exprime à sa façon. S’émanciper
ce n’est pas faire sécession, mais s’affirmer comme co-partageant, dans le
litige, un monde commun. S’émanciper est affirmer l’appartenance à un même
monde, “qui ne peut se dire que dans la polémique, rassemblement qui ne peut
se faire que dans le combat”. La démonstration de l’égalité est “prouver à
l’autre qu’il n’y a qu’un seul monde”.
Le politique est la constitution d’un “lieu commun”, même si ce n’est pas le
lieu d’un dialogue ou d’une recherche de consensus à la Habermas, mais le
lieu de la division.
Il me semble que les mouvements et les individualités post 68 se constituent
comme dénégation de cette ontologie qui fonde la politique sur
l’appartenance et la preuve que “il n’ y a qu’un seul monde”. En détournant
une citation de Deleuze à propos de Leibniz que j’ai utilisé plus haut, on
pourrait dire : “ce que les mouvements et les singularités ne veulent pas
c’est l’idée d’un seul monde”.
Les mouvements des femmes, une des “catégories” citées par Rancière, sont
ceux qui sont allés le plus loin, aussi bien pratiquement que théoriquement,
dans la stratégie à double détente que nous essayons de décrire. D’une part,
ils semblent suivre fidèlement le parcours tracé par la démonstration de
l’égalité : sommes nous égales aux hommes ? Ici, il y a bien division,
refus, conflit avec la police qui définit les places et les hiérarchies des
sexes et de genres.
Cette affirmation est, comme veut Rancière, en même temps une œuvre de
déclassification de la division en genres opérée par la police. Mais
précisément ici, il y a une rupture radicale par rapport au modèle proposé
par Rancière. La déclassification ne peut pas se faire dans l’espace
politique classique, même si on le définit par le “peuple”, la division, la
preuve de l’égalité tels qu’on les trouve chez Rancière. La subectivation
est deintenfication des genres, mais ne peut se développer que comme
constitution et prolifération des mondes possibles qui fuient, qui font
sécession du monde “commun et partagé” au fondement de la politique
occidentale.
Ici il n’y a pas de subjectivation possible, puisqu’il n’y a pas de
différence possible. Dans le politique, il n’y a ni l’espace, ni les
conditions pour déployer l’agencement de la différence et de la répétition.
Ici la puissance d’invention, la desubjectivation, l’événement ne peuvent
être qu’une “exception” qui doit être contrôlé et délimitée par des
procédures spécifiques. La création de possibles ne peut pas être la règle,
mais l’exception.
Les mouvements des femmes ont eu la sagesse de jamais penser à une
“politisation” de leurs mouvements ; à la constitution d’un parti ou d’une
forme d’institutionalisation sur le plan de l’un, (ce qui n’est pas
contradictoire avec l’utilisation des institutions – comme nous savons,
choses différentes deviennent contradictoires seulement si on le réfère à un
seul monde).
Pour les mouvements post-socialistes , la démonstration de l’égalité n’est
que la condition d’une ouverture à un devenir, à des processus de
subjectivation hétérogènes. Dans les mouvements de femmes, après la première
phase d’affirmation de l’égalité selon la double logique invoquée par
Rancière , s’est ouvert un débat sur les limites des concept de genre et
différence sexuelle et autour de la multiplication des “identités” qui sont
autant des processus de subjectivation hétérogènes ; “identités mutantes qui
sont un devenir multiple, un devenir monstre, une actualisation des “milles
sexes”, de l'”infini de monstruosités que l’âme humaine recèle” : les
lesbiennes, les transgenres, les transsexuels, les femmes de couleur, les
gays.
La “critique féministe du féminisme”, en rencontrant la pensée
post-coloniale et celle des femmes de couleurs, s’est concentrée sur la
“déconstruction” du sujet “femme”, en sortant ainsi du piège des deux mondes
(masculin/feminin) en un seul (hétérosexualité). Les “sujets excentriques”
(Teresa de Lauretis), les “identités fracturées” (Donna Haraways),
“mouvantes”, les “sujets nomades” (Rosi Braidotti), pensent et pratiquent le
rapport entre différence et répétition à partir de l’endroit où Rancière
s’arrête (à travers cette étrange et “aporétique” catégorie des “identités
post-identitaires”).
Les concepts de genre et de différence sexuelle du premier féminisme,
construit sur la logique de la “démonstration de l’égalité”, ne suffisaient
pas et ils faisaient même obstacles à la compréhension des “relations de
pouvoir que se (re)produisaient et se (re)produisent même à l’intérieur du
monde des femmes ; relations qui génèrent oppression entre femmes et entre
catégories des femmes, et relation qui cachent ou répriment les différences
internes à un groupe des femmes ou même à l’intérieur de chacune d’elles.”
(Teresa de Lauretis)
Les femmes ne sont pas une “classe” qui fusionne les différences dans un
sujet collectif totalisant, mais une multiplicité, un pachtwork , un tout
distributif. “Notre survie exige de contribuer de toutes nos forces à la
destruction de la classe -les femmes – … Nous sommes transfuges à notre
classe de la même façon que les esclaves “marrons” américains l’étaient en
échappant à l’esclavage…” (Monique Wittig).
On risque de tomber dans le “mythe de la-femme” dit Witting, de la même
manière que le mouvement ouvrier est tombé dans le mythe de la classe,
disons nous.
A travers les mouvements de femmes, la fuite de la classe (du salariat, du
capitalisme, du patriarcat) rejoint et reinvente les stratégie de la fuite
de l’esclavage.
Cette très importante sortie pratique de la dialectique des genres
(construite encore sur la logique des dualismes qui mimait les dualismes
socialistes de classe), permet, toujours selon Teresa de Lauretis de faire
fonctionner l’analyse de la microphysique du pouvoir foucaldienne, comme
“compréhension du social en tant que domaine différencié des relationsde
pouvoir”et de rendre compte de ce que j’ai essayé de dire plus haut. Dans
le deuxième plan, la constitution des mouvements n’est pas un processus
pacifié, puisque les forces sociales qui s’y expriment se rapportent
toujours entre elles à travers l’avoir, l’appropriation et le préhension,
même si en dehors et contre la logique de l’ami et de l’ennemi.
***
Rancière nous propose de réconstruire le piège dans lequel est tombé le
mouvement ouvrier et que les mouvements post-feministes ont su éviter. Selon
Rancière , “L’essence de la politique est la manifestation du dissensus,
comme présence de deux mondes en un seul.” Selon le mouvement post-féministe
la politique est bien la manifestation du dissensus, mais comme construction
d’une multiplicité de mondes en devenir en un seul, comme bifurcation des
séries des mondes incompossibles dans le même monde. La différence est
remarquable et résume à elle seule la distance entre les mouvements actuels
et la tradition du mouvement ouvrier.
La dernière affirmation de Ranciere que nous avons cité, “deux monde en un
seul”, me rappelle irrésistiblement les très jolis petits textes du camarade
Mao sur la dialectique, où il discute avec un langage d’une poésie populaire
encore inégalé, si “l’un se partageait en deux ou les deux se composent dans
l’un”.
Soit dit en passant, les pratiques post-féministes sont un banc d’essaie
pour l’ontologie contemporaine. Le mépris avec lequel Alain Badiou parle des
féminismes montre, à mon humble avis, la vérité de sa théorie de
l’événement, inutilisable par les mouvements post-socialistes. La différence
est lu, ici aussi, à la manière de Platon : prétendre, comme les sophistes,
“à tout ou à n’importe quoi”. Ce qui brouille le principe de sélection (ou
de division, de la démonstration de l’égalité) et perverti le jugement de
“la” politique de classe.
Dans l’espace politique de la tradition occidentale, on ne peut affirmer que
l’identité et l’égalité (nous sommes des femmes et nous sommes égales aux
hommes). Mais l’égalité, sans la prolifération des mondes possibles, est un
puissant moyen d’intégration dans la politique, dans l’identité et dans
l’unité.
L’égalité doit être soumise à une politique de la différence qui n’est pas
le “tumulte du capital et de la démocratie” (Rancière), mais l’invention et
la réalisation de la multiplicité des mondes, le devenir autre, conflictuel,
des subjectivités.
Il me semble que ici le problème n’est pas celui de la démonstration de
l’égalité, mais celui de la démonstration de la différence. Démonstration
(négative) de la différence en tant que séparation, division, refus de la
politique (aussi bien consensuelle que litigieuse) et démonstration
(positive) de la différence en tant que virtuel, création et réalisation des
mondes possibles.
***
Il ne s’agit pas d’opposer les deux terrains de lutte : celui de l’égalité
et celui de la différence. Mais de savoir que le premier n’est qu’une
condition, un espèce de socle ontologique que le mouvement veulent
irréversible, pour déploiement de la deuxième.
Les mouvements post-socialistes se battent pour l’égalité, mais comme la
prémisse, la condition d’une politique de la différence. L’exemple qui donne
Rancière, le mouvement étudiant de 1986 contre le CIP, programme
gouvernemental qui voulait introduire la sélection dans l’université (et
qui, donc, fait tort à l’égalité ), est symptomatiques des stratégies des
mouvements politiques contemporains et de leurs subjectivités.
Les mouvements s’opposent aux politiques sélectives, inégalitaires . Mais
ils ne peuvent pas se subjectiver sur ce terrain. Ils ont besoin d’un autre
plan d’immanence pour exprimer desubjectivation et desindentification.
En effet, ces mouvements “défensifs” disparaissent, une fois l’objectif
atteint. La même chose s’est produite avec le mouvement de 95 – on ne touche
pas aux conditions de reproduction de la “vie”- ou encore avec les
mobilisations après le premier tour des élections présidentielles de 2002 en
France contre la candidature d’extrême droite de Le Pen. On ne veut pas
revenir en arrière, mais ce n’est pas ici, sur le terrain de l’antifascisme,
sur le terrain de la défense du Welfare, de la défense de l’emploi et des
acquis sociaux que pourra se développer une politique post-socialiste de la
multiplicité. Ici les mouvements sont prisonniers de la démocratie
consensuelle ou litigieuses, deux faces de la même médaille comme l’histoire
du socialisme dans les pays occidentaux nous a démontré.
La tentative de “politiser” ces mouvements, en partant ou en restant sur ce
terrain, est voué à échec certain (voir les déboire des verts et de
communistes). Sur le terrain du pouvoir on est” contre”, on se refuse aux
règles du politique, mais on se constitue ailleurs.
Ces mouvements disparaissent de l’espace politique consensuel ou litigieux
et apparaissent ailleurs. Où est-ce que on les a vu émerger?
1° dans les mouvements anti-mondialisation sous forme “politique”
2° dans la constitution des iles de l’archipel, dans le tissage du pacthwork
de la coopération entre cerveaux, qui pour ne pas se mesurer directement
avec la politique, ne sont pas moins les lieux de processus de
subjectivation radicaux.