L'affaire Sloterdijk

Les ressources du libéralisme politique

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Entretien réalisé par Nicolas Weil, paru dans Le Monde daté du 29.10.1999Selon Alain Renaut, « il y a une naïveté extraordinaire à s’imaginer qu’on peut déclarer close l’époque de l’humanisme »

– « Votre Histoire de la philosophie politique propose le tableau d’une discipline, de l’Antiquité jusqu’aux débats de la fin de ce siècle entre « communautaristes » et « libéraux ». Quel principe anime ce parcours ?

– La première étape commence avec Aristote. Elle est traversée par la question suivante : « Qui doit exercer la souveraineté ? », laquelle demeure directrice jusqu’au XVIIIe siècle et Jean-Jacques Rousseau. Puis la philosophie politique change de problématique. Non qu’elle ait échoué à fournir des réponses à son premier questionnement, au contraire, mais justement parce qu’elle y a répondu avec succès en termes de volonté générale et de souveraineté du peuple. La seconde interrogation va porter sur les relations entre la société et l’État (du début du XIXè siècle jusqu’à la première moitié du XXe ). Trois types de solutions seront alors proposés par les théories politiques : le socialisme étatique (la société passe dans l’État), l’anarchisme (qui résorbe l’État dans la société) et le libéralisme politique, qui tente de penser les limitations réciproques de l’un par l’autre.
L’obsolescence de la tradition anarchiste et l’effondrement progressif de la tradition du socialisme étatique paraissent assurer le triomphe du libéralisme politique. La Théorie de la justice de John Rawls constitue, en 1971, une vaste reformulation – et en même temps une vaste synthèse – de cette tradition pour y inclure la justice sociale. Après Théorie de la justice, est-ce une troisième période qui s’ouvre ? Je n’en suis pas si sûr. Les communautariens puis les républicains se mettent à se demander, certes, s’il est suffisant d’ériger les droits individuels en valeur primordiale et exclusive pour répondre à la question du meilleur régime, et leurs objections ont fait « repartir » la philosophie politique avec une vitalité tout à fait extraordinaire. Mais j’ai tendance à penser – et tel est le sens de l’essai que j’ai écrit avec Sylvie Mesure, Alter Ego – que te libéralisme politique dispose en lui-même des ressources nécessaires pour répondre à cette question, sans modifier son horizon ni sa conception des relations entre la société et l’État.

– Votre perspective offre du coup un regard bien triomphaliste de l’histoire de la pensée politique, dont le sens – la fin ? – serait le libéralisme…

– Non, car deux volumes sur cinq (le troisième et le quatrième) sont consacrés aux critiques de la modernité et de ses schèmes. La première est celle du romantisme, dont, d’une certaine manière, nous ne sommes pas encore sortis, puisque dans les courants communautariens on retrouve à nouveau le rejet du sujet abstrait des Lumières, de l’individu libéral coupé de ses appartenances. D’autre part, tout le volume IV est consacré à l’analyse des assauts que la rationalité politique reçoit de la part de penseurs comme Heidegger, et dont, dans une certaine mesure, celle-ci ne s’est pas remise.

– Les positions récemment prises par le philosophe allemand [Peter Sloterdijk->04-Sloterdijk-Règles.doc, qui prône l’application d’une certaine forme d’eugénisme en politique pour lutter contre la « bestialisation » de la civilisation moderne, ne relativise-telle pas cette recomposition de la rationalité politique que vous voyez à l’oeuvre depuis 1950 ?

– Tout à fait. Je pense qu’il s’agit d’une nouvelle phase de l’interminable querelle de l’humanisme qui commence avec le refus romantique de l’humanisme abstrait, aussi bien en Allemagne qu’en Angleterre et en France, même si Peter Sloterdijk recourt à d’autres références, puisqu’il mentionne Nietzsche ou Michel Foucault. Mais il y a une naïveté extraordinaire à s’imaginer qu’on peut déclarer l’époque de l’humanisme close, comme s’il s’agissait d’annoncer la fin de la mode des duffel-coats. En tout cas, si on proclame une telle « fin », il faudrait réfléchir aussi à tout ce que l’humanisme a charrié avec lui, notamment les valeurs démocratiques, le droit, etc. L’enjeu est alors tellement grave qu’il conviendrait peut-être de ralentir le processus… L’affaire Sloterdijk est, en réalité, une réaction à la réactivation du rationalisme démocratique – même transformé – sous l’orbite de la théorie de la justice de Rawls ou sous la forme de l’éthique de la discussion, notamment dans la philosophie de Jürgen Habermas – qui caractérise la philosophie politique depuis la fin de la guerre.

– A la fin d’ Alter Ego , l’ouvrage que vous avez écrit avec Sylvie Mesure (« Le Monde des livres » du 3 septembre), vous en appelez à une modification de la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, pour approfondir les droits individuels afin de laisser une place aux différences et aux appartenances. Des négociations au cas par cas ne seraient-elles pas préférables à une pétition de droits ?

– Une telle proclamation aurait une grande valeur symbolique. Le fait de dire que les identités culturelles ont, à travers les individus qui les choisissent, un droit égal à s’exprimer dans l’espace public modifierait beaucoup notre conception de la République. Le sacrifice de cette part où l’individu se reconnaît n’aurait plus besoin d’être consenti pour être présent dans la cité. II y a cependant, pour Sylvie Mesure comme pour moi, une limite à ne pas franchir. Celle qui consisterait à admettre en quelque façon des « droits collectifs ». Une telle conception introduit en effet une concurrence avec les libertés individuelles, dont le dernier modèle connu – à savoir la concurrence entre liberté et justice, liberté individuelle et justice sociale – a eu des conséquences effroyables. Dans la position communautariste, je ne vois pas d’autre part le « cran d’arrêt » propre à empêcher les dérives théologico-politiques.

– Vous entendez rester dans le cadre strict de l’autonomie et du choix individuel pour aménager le libéralisme. Pourtant il y a des systèmes, notamment les systèmes religieux, qui, par définition, se réfèrent à une transcendance, qui ont l’hétéronomie pour principe. Comment les individus qui y adhèrent pourront-ils faire valoir leur droit à la reconnaissance ?

– C’est un vrai problème. S’il s’agit de droits individuels, le moins que l’on pourrait exiger c’est que l’affirmation de ce droit soit compatible avec la reconnaissance de l’individualité comme possible. Ce qui fait que les composantes culturelles qui nieraient la valeur de l’individualité -sont peu compatibles, par définition, avec ce dispositif. Toutes les revendications en matière d’identité culturelle ne se valent pas. Il est difficile par exemple d’admettre une exigence individuelle de sacrifier l’individualité.

-Vous faites observer que les débats anglo-saxons sur le communautarisme et le libéralisme ont été connu tard en France, alors qu’ils ont lieu depuis près de vingt ans aux États-Unis. N’est-il pas justement trop tard pour les importer et les adapter ?

– Cela n’est pas si sûr. Le problème va se poser dans l’espace européen de savoir quel statut conférer au sentiment d’être différent. Le débat sur les langues régionales, au-delà de tout ce qu’il peut avoir de folklorique comme la traduction du code civil en breton, n’est pas totalement dénué de sens. Qu’on permette aux individus de reconnaître une part d’eux-mêmes qui ne serait pas uniquement du folklore me paraît analogue, dans l’espace français, au problème qui ne va pas tarder à se poser vis-à-vis des identités nationales dans l’Europe intégrée. Pour l’affronter, il faut désormais rendre place à ce que l’universalisme a d’abord dû nier pour s’affirmer, à savoir les droits culturels. »

Propos recueillis par Nicolas Weill,
Le Monde daté du vendredi 29 octobre 1999