Etudes coloniales

Lettre au Directoire ( Brumaire de l’an VI)

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Le discours impolitique et incendiaire de Vaublanc** n’a pas affecté les noirs autant que la certitude des plans que projettent les propriétaires de Saint-Domingue : des déclarations insidieuses ne devraient avoir aucun effet aux yeux de sages législateurs qui ont décrété la liberté des Nations. Mais les atteintes contre ces libertés que proposent les colons sont d’autant plus à craindre qu’ils recouvrent leur détestable projet du voile du patriotisme. Nous savons qu’ils cherchent à vous en imposer quelques-uns au moyen de promesses illusoires et spécieuses, afin de voir se renouveler dans cette colonie les scènes d’horreur d’autre fois. Déjà des émissaires perfides sont entrés parmi nous pour mettre en fermentation le levain destructeur préparé par les mains des liberticides. Mais ils ne réussiront pas, je le jure par tout ce que la liberté a de plus sacré. Mon attachement à la France, ma connaissance des noirs me font un devoir de ne pas vous laisser dans l’ignorance ni des crimes qu’ils méditent, ni du serment que nous renouvelons d’être enserrés sous les ruines d’un pays que la liberté a ressuscité plutôt que de souffrir le retour de l’esclavage.Il tient à vous, citoyens directeurs, de détourner de dessus nos têtes, la tempête que les éternels ennemis de notre liberté préparent à l’ombre du silence.Il tient à vous d’éclairer la législature, il tient à vous d’empêcher les ennemis du système actuel de se répandre sur nos côtes malheureuses pour les souiller de nouveaux crimes.Ne permettez pas que nos frères, nos amis, soient sacrifiés à des hommes qui veulent régner sur les ruines de l’espèce humaine.Mais vous, votre sagesse vous donnera les moyens d’éviter les pièges dangereux que nous tendent nos ennemis communs.Je vous envoie avec cette lettre une déclaration qui vous fera connaître l’unité qui existe entre les propriétaires de Saint-Domingue qui sont en France, ceux des Etats Unis et ceux qui servent sous le drapeau anglais. Vous y verrez que leur souci de réussir les a conduits à s’envelopper du manteau de la liberté, de manière à lui porter des coups d’autant plus mortels.Vous verrez qu’ils comptent fermement sur ma complaisance de me prêter à leurs vues perfides par la crainte pour mes enfants.Il n’est pas étonnant que ces hommes qui sacrifient leur pays à leur intérêt soient incapables de concevoir combien un père meilleur qu’eux peut supporter de sacrifices par amour pour sa patrie, étant donné que je fonde sans hésiter le bonheur de mes enfants sur celui de ma patrie, qu’eux et eux seul veulent détruire. Je n’hésiterai jamais entre la sécurité de Saint-Domingue et mon bonheur personnel ; mais je n’ai rien à craindre. C’est à la sollicitude du gouvernement français que j’ai confié mes enfants… Je tremblerais d’horreur si je les avais envoyés comme otages entre les mains des colonialistes ; mais même si cela était, faites leur savoir qu’en les punissant de la fidélité de leur père ils ne feraient qu’ajouter à leur barbarie, sans aucun espoir de me faire jamais manquer à mon devoir… Aveugles qu’ils sont ! Ils ne peuvent s’apercevoir combien cette conduite odieuse de leur part peut devenir le signal de nouveaux désastres et de malheurs irréparables et que, loin de leur faire regagner ce qu’à leurs yeux la liberté de tous leur a fait perdre, ils s’exposent à une ruine totale et la colonie à sa destruction inévitable.Pensent-ils que des hommes qui ont été à même de jouir des bienfaits de la liberté regarderont calmement qu’on les leur ravisse ? Ils ont supporté leurs chaînes tant qu’ils ne connaissaient aucune condition de vie plus heureuse que celle de l’esclavage. Mais aujourd’hui qu’ils l’ont quittée, s’ils avaient un millier de vies, ils les sacrifieraient plutôt que d’être de nouveau soumis à l’esclavage.Mais non, la main qui a rompu nos chaînes ne nous asservira pas à nouveau. La France ne reniera pas ses principes, elle ne nous enlèvera pas le plus grand de ses bienfaits, elle nous protègera contre tous nos ennemis ; elle ne permettra pas que sa morale sublime soit pervertie, que ses principes qui sont son plus grand honneur soient détruits, que ses plus belles acquisitions soient avilies, et que son décret du 16 pluviôse qui est un honneur pour toute l’humanité, soit révoqué.Mais, pour rétablir l’esclavage à Saint-Domingue, on faisait cela, alors je vous le déclare, ce serait tenter l’impossible ; nous avons su affronter des dangers pour obtenir notre liberté, nous saurons affronter la mort pour la maintenir***.Voilà, citoyens directeurs, la morale de la population de Saint-Domingue, voilà les principes qu’elle vous transmet par mon intermédiaire.Vous connaissez les miens, il s’agit de renouveler, ma main dans la vôtre, le serment que j’ai fait de cesser de vivre avant que la reconnaissance soit morte dans mon cœur, plutôt que de cesser d’être fidèle à la France et à mon devoir, plutôt que de voir les liberticides profaner et souiller le dieu de la liberté, avant qu’ils ne puissent me ravir l’épée, les armes que la France m’a confiées pour la défense de ses droits et ceux de l’humanité, pour le triomphe de la liberté et de l’égalité.

*TOUSSAINT LOUVERTURE (1743-1803): Aprés son ralliement à la République, a pu progressivement éliminer les représentants de Paris, Sonthonax, Hedouville, Roume, battre le mulatre Rigaud, pratiquement maître du Sud, et réaliser l’ indépendance de facto de Saint-Domingue, tout en restant officiellement dans le cadre de la République française. Arrêté par trahison sur l’ordre de Leclerc, est mort de faim et de froid au fort de Joux dans le Jura,

** VAUBLANC, (1756-1845): Ultra colonialiste, propriétaire à Saint-Domingue, député de droite à la Législative, trois fois clandestin sous la Révolution, après le 10 Août, après le 13 Vendémiaire, après le 18 Fructidor, en faveur auprès de Napoléon, l’ abandonne en 1814, sera le ministre de l’ intérieur de 1815 qui présidera à la Terreur blanche, p. 118, 190, 191, 200.

***Souligné par Toussaint