LE MONDE | 04.07.05 |Le 20 juin, la commission des affaires juridiques du Parlement européen a adopté, contre l’avis du rapporteur Michel Rocard, une série d’amendements qui ouvrent grand la porte à la brevetabilité des logiciels.
Cela fait maintenant près de dix ans que l’Office européen des brevets (pour légaliser sa pratique), la Commission européenne et un tout petit nombre de multinationales tentent d’obtenir cette bénédiction légale pour une grande mise aux enchères des connaissances.
Déjà, en 2003, lors de la première lecture au Parlement européen, la commission des affaires juridiques avait adopté un rapport favorable à la brevetabilité. Certains des membres de cette commission sont traditionnellement sensibles aux pressions des lobbies et aux modes de pensée de ce qui est devenu un système des brevets (offices, consultants, avocats spécialisés).
Mais, en 2003, le Parlement avait su en séance plénière élever le débat, le porter à la hauteur des enjeux scientifiques, d’innovation, sociaux et économiques. Il avait alors adopté un texte qui rejetait de façon claire la brevetabilité des logiciels et méthodes de traitement de l’information à base logicielle.
Le Parlement va-t-il de nouveau parvenir à le faire ? Pour l’aider dans sa décision, il faut revenir au fond, abandonner un moment le jargon juridique et expliquer les enjeux de ce choix en termes accessibles à tous.
Qu’est-ce qu’un logiciel ? C’est l’expression en information d’un traitement de l’information. Nous voilà bien avancés, dira le lecteur. Quelques exemples sont plus parlants : c’est ce avec quoi on écrit, crée, communique, calcule, modélise, mémorise ; c’est ce qui structure tous les médias, du texte à l’image animée ; c’est l’instrument de base de toute science ; la grammaire invisible de l’expression de chacun et la trame des échanges entre tous ; mais aussi l’instrument du diagnostic médical et de certaines thérapeutiques. Qui peut contrôler l’innovation logicielle, la canaliser ou la restreindre à son profit détient un pouvoir aux extrêmes conséquences.
La vision étroite d’un tout petit nombre d’entreprises et d’un système des brevets travaillant à sa propre extension s’oppose ici au rejet solide et argumenté des scientifiques et innovateurs, de l’immense majorité des entreprises concernées, des économistes qui ne s’arrêtent pas aux simples dogmes sur l’utilité de la propriété et des intellectuels qui ont fait le chemin de comprendre où la brevetabilité logicielle nous entraîne.
Les scientifiques et les praticiens du logiciel s’opposent avec une quasi-unanimité à la légalisation de la brevetabilité. Les plus prestigieux scientifiques européens ont adressé une pétition au Parlement européen qui juge la brevetabilité des logiciels et du traitement de l’information “éthiquement scandaleuse, économiquement injustifiée et nuisible, néfaste pour la science et l’innovation et dangereuse pour la démocratie” . Des dizaines de milliers d’ingénieurs et développeurs logiciels, dont un grand nombre d’employés des quelques multinationales qui réclament des monopoles (Nokia, Ericsson, Siemens, et les entreprises réunies avec eux dans le lobby Eicta) s’y opposent pareillement. Mais si l’on en croit les tenants de la brevetabilité, seuls quelques financiers et juristes comprennent les enjeux du logiciel.
Etude après étude, même les organismes les plus favorables à l’origine aux brevets logiciels ont dû reconnaître que les PME européennes les jugent nuisibles à leur activité. Les organisations européennes qui fédèrent les PME, comme la CEA-PME, se sont clairement opposées à la position du Medef européen, l’Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe (Unice). Les structures qui ont choisi l’innovation coopérative à travers les logiciels libres savent que l’avenir leur appartient si on ne le leur confisque pas à travers les brevets.
Mais tout cela ne concerne encore que les acteurs spécialisés. Qu’en est-il des économies et des sociétés ? L’économie n’est pas le royaume du consensus. On y rencontre sur ce sujet deux principales écoles. La première invoque l’incitation que fourniraient les monopoles de brevets à l’innovation logicielle, sans expliquer comment toute l’innovation qui nous a donné les techniques et les empires industriels actuels a pu s’en passer. De brillants représentants de la seconde ont adressé au Parlement européen une lettre ouverte aux orientations semblables à celles de la pétition des scientifiques.
A-t-on tenté enfin de comprendre où tout cela nous entraînait à plus grande échelle ? Depuis les années 1970, un groupe de multinationales d’abord américaines, alors conduites par IBM, Monsanto et Pfizer, puis rejointes par quelques industriels européens et les nouveaux venus comme Microsoft, AOL-Time Warner ou Vivendi-Universal, a convaincu les Etats de déclencher l’extension systématique des brevets à de nouveaux champs et le durcissement de la mise en œuvre du copyright. Leur but était simple : réaliser le rêve de tout investisseur en s’affranchissant du travail humain et en réalisant de la valeur sur la reproduction gratuite de l’information.
Dans le champ des logiciels, l’Europe et l’Inde résistent encore à cette folie. Du coup on n’a encore rien vu de ce qu’elle nous vaudra si nous l’acceptons. La décision du 6 juillet est un test pour la capacité du politique à définir les limites à ne pas franchir par un certain capitalisme, et une grande part des acteurs économiques attendent la confirmation qu’il est encore possible pour l’économie de se développer dans des formes compatibles avec le social et l’humain.
Puisse le Parlement européen confirmer la confiance qu’il a conquise par son vote de 2003 en rejetant à nouveau clairement la brevetabilité des logiciels et des traitements de l’information à base logicielle.