Les racines des coordinations.

Lip précurseur des coordinations ?

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Le souvenir du mouvement Lip de 1973 est si vif que l’on est amené à y voir la préfiguration des coordinations dans les conflits sociaux du travail qui émergent à partir de la fin 1986.

Pour Rozenblatt “la quête” des Lip “tend à concrétiser l’utopie d’un contrôle ouvrier sur la production (…) ; ils tentent de préserver l’emploi de tous dans l’entreprise quitte à en changer le contenu tout en l’inscrivant dans une réflexion plus générale sur l’évolution des produits dans la branche industrielle” et sur la finalité sociale du travail[[Patrick ROZENBLATT, L’acteur dans la mutation, GIP Mutations industrielles, n° 44, 15 mai 1990, p. 34. Cf. P. ROZENBLATT, F. TABATON, M. TALLARD, Analyse du conflit Lip et ses répercussions sur les pratiques et les stratégies syndicales, thèse de 3e cycle, Paris IX-Dauphine, 1980..

Le point de vue de Rozenblatt, Tabaton et Tallard formule clairement le sens qu’a pris le mouvement Lip pour des observateurs soucieux de ne pas dissocier transformation des conditions de la production industrielle, rapports de production et relations humaines. Il s’oppose à une évaluation qui circonscrirait la grève Lip dans le champ des relations professionnelles[[G. ADAM, J.D. REYNAUD, Conflits du travail et changement social, PUF, 1978. : discussion de propositions industrielles, voire élaboration de contre-propositions. La nouveauté du mouvement Lip aurait été la capacité d’articuler un questionnement relatif aux valeurs autour de l’acceptation ou du refus de la production d’armement et autour des conditions de travail ; en termes weberiens, il fallait lier les rationalités, wert ralional et zweck rational.

C’est par là que le mouvement Lip annoncerait les coordinations qui ont animé les grèves des cheminots et l’action lycéenne ou étudiante pendant l’hiver 1986/87, puis les infirmières, les assistantes sociales et les camionneurs ou instituteurs. Selon Adam et Reynaud au contraire, le mouvement Lip aurait poursuivi, par des moyens certes hétérodoxes, une lutte syndicale de type classique.

La confrontation de ces deux points de vue qui mettent l’accent sur deux aspects tous deux présents dans le mouvement Lip de 1973 conduit à revenir aux documents et à les réinterpréter non seulement dans leur ambiguïté et leur complexité mais aussi, aujourd’hui, avec le recul historique ; le mouvement de 1973 a abouti à la cessation de la lutte à la fin janvier 1974, au plan de financement de février 1974, à l’ouverture des portes le 11 mars 1974 ; après deux ans de reprise progressive de l’activité (tous les Lip sont embauchés en mars 1975) le bilan de la “Compagnie européenne d’horlogerie” est déposé en avril 1976[[Lip Unité, Bulletin de la section CFDT Lip, n° 1, 2e série, avril 1976.. Le n° 2 de Lip Unité[[Lip Unité, n° 2/2e série, non daté, en fait: mai 1976. propose la “coordination entre les luttes” ou encore “la coordination des luttes” avec comme objectif : “la nécessaire coordination entre toutes les luttes” ; sont mentionnées les luttes ouvrières, celles des paysans, des étudiants, mais encore toutes les autres formes de la lutte, régionales, internationales et celles qui posent un problème spécifique comme les luttes pour l’émancipation de la femme, l’écologie, la prison, l’armée, l’urbanisme, la médecine, etc. Cette coordination vise à dépasser des “luttes souvent fort riches”, qui “restaient relativement sectorielles” ; “nous croyons que le moment est venu de briser cette enclave et d’entreprendre la nécessaire coordination”.

Le rôle du “syndicalisme” qui, par sa vocation de “rassembleur”, a joué un rôle de “coordinateur” “dont les effets bénéfiques ne sont plus à démontrer” est rappelé, mais “ces effets sont restés le plus souvent limités, circonscrits à des luttes déterminées et finalement incapables de déboucher sur une véritable coordination. Rien d’étonnant à cela et point besoin d’accuser les structures syndicales : la coordination des luttes n’est possible que si celles-ci présentent un début de convergence”. La suite montre que cette convergence repose sur une condition très générale qui unirait “tous les exploités, tous ceux qui luttent contre l’oppression capitaliste et pour la libération de l’homme”. Selon ce bulletin, la convergence des luttes apparaît plus clairement en 1976 qu’en 1973 ; elle permet d’établir “le lien” entre les luttes ouvrières et celles d’autres acteurs sociaux même si la “question reste complexe et la relation avec les luttes ouvrières difficile”.

Malgré sa prudence, ce texte relativise le rôle du syndicalisme ouvrier mais il inclut aussi la lutte Lip dans un conflit global : “Lip est un conflit parmi beaucoup d’autres”. La croissance du chômage se conjugue avec l’existence, à l’époque, de luttes étrangères au rapport salarial ; elles s’attaquent au mode de vie et aux formes de domination ; la lutte sociale se déplace hors de l’usine et au-delà de la condition ouvrière sans qu’il soit fait une quelconque allusion aux rôles des partis politiques pour organiser ce qui auparavant aurait pu être la création d’un bloc historique.

Malgré son caractère programmatique ou, si l’on préfère, utopique, cet appel ne cherche pas à faire illusion: “certes nos réalisations sont modestes : contacts avec les camarades horlogers du Doubs et du Haut-Doubs, contacts intensifiés avec les usines en lutte, contacts avec les paysans, les étudiants, les lycéens”.

Pour interpréter ce manifeste il faut prendre en compte le contexte social de l’époque : restructurations industrielles qui aggravent la crise de l’emploi, mais aussi les luttes des couches sociales non ouvrières ; la situation économique s’était modifiée de 1973 à 1976 : l’achat de montres augmente en France de 50 % entre 1970 et 1974 – à l’époque du premier conflit Lip, en 1973, de 9 % – alors qu’elle baisse de 9 % en 1975[[SYNDEX, Rapport au Comité d’entreprise de la Compagnie européenne d’horlogerie sur les comptes de 1975, mai 1976.. Cette situation objective est appréhendée à partir de la culture et de l’expérience de ceux qui se sont dénommés eux-mêmes “noyau impulseur du conflit” (très souvent catholique, avec un membre extérieur venu de la gauche prolétarienne).

Si ce texte annonce les coordinations, c’est plutôt par la forme des luttes qu’il propose – la notion de forme coordination proposée par Rozenblatt est adéquate à ce point de vue – que par la finalité qu’il leur assigne.

Alors que les coordinations actuelles sont professionnelles et ne posent des questions de société qu’à travers l’expérience professionnelle, Lip Unité propose ici un objectif commun sur lequel pouvaient se rencontrer des couches sociales hétérogènes : l’ambition dépasse largement les questions relevant de la pratique professionnelle. Lorsque les Lip, ne retrouvant pas de patron, ont été acculés à créer des coopératives (AG du 4 novembre 1977) et à décider de l’orientation industrielle ou à diriger les coopératives artisanales, à prendre la présidence d’associations de loisir et de tourisme, le décalage entre le projet collectif et la gestion quotidienne du travail s’est accentué.

Le contraste est frappant entre projet et pratique : la hiérarchie des salaires n’avait pas été remise en cause lorsque les Lip se payaient; le rôle des femmes dans la direction du mouvement a été limité malgré leur présence numérique dans l’usine (52 %, souvent OS dans le secteur horloger). A cet égard le mouvement Lip est très classique et fait contraste avec la coordination des infirmières. Fatima Demougeot qui est une des rares femmes dont le rôle est apparu au grand jour s’exprimait ainsi d’après une publication régionale “Beaucoup ont été à la pointe du combat, discrètement sans être leaders : ils se sont retrouvés OS, sans que rien ne change quant aux rapports hiérarchiques. C’est en particulier le destin des femmes. Il y a de quoi être amers”. Une autre femme explique: “Dès avant le conflit, les femmes étaient des OS et les hommes, pour la plupart, ouvriers qualifiés. Cette répartition des tâches s’est retrouvée dans la lutte”[[“Que sont devenus les Lip ?” : L’estocade, n° 20, septembre-octobre 1983, pp. 26-27..

Le mouvement Lip a été précurseur par ses méthodes de lutte, par ses aspirations, par sa morale ; le vol des montres n’avait pas seulement un rôle pratique (pouvoir se payer avec le produit de leurs ventes, s’emparer d’otages matériels), mais il avait aussi un sens de transgression parareligieuse : la morale se moque de la morale ; l’imprégnation catholique a ici été décisive. Les formes du travail de l’entreprise étaient au contraire très classiques, prétayloriennes même à certains égards, puisqu’un des motifs des débrayages avant la lutte pour l’emploi avait été la lutte contre l’augmentation de la proportion d’OS.

Le déchirement des Lip après la création de la coopérative vient de la présence simultanée, dans la pratique et dans les représentations, de modernisme précurseur et d’habitudes issues de la division du travail ancienne ; d’où la discordance entre les conduites et les aspirations dont le n° 2 de la série de Lip Unité sur les coordinations est le témoignage.

Pour Rozenblatt, la forme coordination provient de l’existence d’une tension entre les formes de coopération nécessaires à la réalisation des produits et le maintien des formes rigides de gestion des personnels[[Patrick ROZENBLATT, “La forme coordination: une catégorie sociale révélatrice de sens”, Sociologie du travail, XXXIII, 2191, p. 245.. Les contradictions internes au travail entre des modes de gestion autoritaires dépassés et l’autonomie ou l’initiative inhérentes aux conditions optimales de production inciteraient les producteurs à s’interroger non seulement sur les conditions du travail mais aussi sur son orientation ; la coordination accélérerait les changements inhérents aux formes nouvelles de la production.

La dynamique des Lip au contraire n’est pas née d’une tension mais d’une scission entre leur culture philosophique, religieuse, politique et les formes d’organisation industrielle et syndicale dominantes à l’époque en France. La culture du monde du travail inclinait les producteurs à se refermer – y compris dans la grève – sur l’usine et à subordonner leur action aux stratégies des confédérations ; c’est évident pour la CGT ; c’était le cas aussi, malgré les discours publics, de certains dirigeants de la CFDT : le conflit entre la section Lip et la confédération a été dissimulé ; il n’en était pas moins réel. Les dirigeants confédéraux de l’époque ne voulaient pas attaquer frontalement les pratiques inspirées par le mouvement de 1968 mais ils se méfiaient, déjà à l’époque, d’attitudes et de conduites qu’ils jugeaient trop radicales ou aventuristes ; mais puisqu’ils se réclamaient de l’autogestion, ils ne pouvaient, contrairement à la CGT, condamner les initiatives de leur section, même si Jacques Chérèque, alors Secrétaire de la Fédération de la Métallurgie, a vite cherché à modérer la section CFDT de Lip.

Le type d’action menée, influencée comme l’a souvent dit Charles Piaget, par le mouvement étudiant qui avait été très vigoureux à Besançon, allait au-delà des formes habituelles de l’action syndicale ; les Lip en ont été d’autant plus populaires, non seulement dans la mouvance dite “gauchiste”, mais aussi dans certaines entreprises, par exemple auprès des ouvrières du textile de Cerizay (Deux-Sèvres).

Le mot d’ordre “On fabrique, on vend, on se paie” qui a popularisé le mouvement ne doit donc pas être compris comme la préfiguration d’une nouvelle manière de travailler qui n’a jamais été pratiquée à Lip, d’autant plus que peu d’ouvriers travaillaient effectivement et seulement quelques heures par jour, mais comme une forme inédite de stratégie dans le combat social inspirée par un radicalisme d’inspiration souvent catholique, éloigné des traditions syndicales de l’époque, y compris de celles de la CFDT. L’influence du comité d’action et de son animateur Jean Raguenès ne saurait être surestimée ; un jeune ouvrier professionnel, Dominique Enfraze (futur dirigeant de la Coopérative artisanale de Palente), “est allé” au comité d’action et non à la section syndicale CFDT parce que, dit-il, en 1983, “je trouvais là un milieu d’écoute, d’expression et d’action mieux adapté à mon être”. La culture des Lip s’oppose, dans la transgression, aux contraintes du travail, aux normes familiales: “Dans ma famille, ma tradition familiale la loi c’est la loi (…) J’avoue avoir franchi assez facilement le pas de l’illégalité. Sincèrement, pour moi, ce fut facile intellectuellement”, continue Enfraze[[Lip Unité, n° 3, 3e série, 1er trimestre 1983, p. 10..

Ce n’est donc pas un ordre nouveau du travail qu’instaurent les Lip mais une configuration culturelle où les produits du travail, en l’occurrence les montres, sont pris comme des moyens de pression pour établir un nouveau rapport de forces à la fois économique (on se paie) et symbolique: la loi, celle de la famille et du travail, idéologie explicite de Vichy, implicite encore dans la France pompidolienne, est transgressée et du même coup les hiérarchies traditionnelles bouleversées.

L’unité du noyau impulseur n’est pas cimentée par la seule expérience du travail ; elle prend sa force dans l’acte inaugural, fondateur d’une éthique commune au-delà des normes conventionnelles.

Le mouvement Lip marque donc une rupture dans le mouvement ouvrier classique qui le mettait en phase avec d’autres mouvements culturels et politiques de l’époque: les portes de l’usine s’ouvraient matériellement mais aussi symboliquement. Il n’en reste pas moins que les Lip comme les coordinations changent la définition même de la grève puisque le montage des montres devait être assuré en même temps qu’était menée la lutte sociale ; bien que la plupart des Lip n’aient pas participé à la production, la simultanéité du travail et de la délibération, de la vente des montres et de la popularisation du mouvement, interdit de définir la grève comme arrêt de travail ; à travers des pratiques autorisées par un changement d’éthique, c’est bien de nouvelles formes d’action salariale qui émergeaient: le moment du travail et celui de l’action libératrice n’étaient plus séparés quoique la nature du travail industriel n’ait été modifiée, pendant le premier mouvement Lip, que par le ralentissement des cadences.

Le mouvement Lip annonce un brouillage des distinctions entre travail et non-travail et un affaiblissement des structures hiérarchiques de l’usine et des syndicats ; l’image médiatique d’un Charles Piaget, d’autant plus forte qu’il n’avait pas recherché cette popularité pour lui-même, ne pouvait que faire de l’ombre à ceux qui tenaient leur pouvoir de leur accession au sommet de la hiérarchie syndicale. On retrouvera cette situation avec les coordinations ; aujourd’hui la réaction de la CFDT a été beaucoup plus brutale qu’elle ne le fut à l’époque, signe de succès de la forme coordination et de désarroi des directions syndicales. Alors que les directions syndicales ont naturellement tendance à ignorer les situations particulières, les revendications venant de secteurs ou d’entreprises relativement favorisées, comme c’était le cas de Lip où existait par exemple une échelle mobile des salaires, les Lip ont fait participer le public à leur histoire particulière, l’ont rendu sensible à l’originalité de leur situation ; ainsi s’établissait avec le monde extérieur, sur toute la planète, une connivence qui dépassait largement celle des sympathisants du mouvement ouvrier et a fortiori le misérabilisme ouvriériste : il semblait qu’une morale pratique, une éthique nouvelle s’inaugurait, porteuse à la fois de résultats matériels et de valeurs nouvelles ; dimension oubliée plus que jamais aujourd’hui par les organisations syndicales en France, figées dans le dogmatisme ou l’opportunisme, et incapables d’apporter un soutien matériel important aux grévistes, comme l’a fait au contraire la Deutsche Gewerkschaft Bund en faveur des métallurgistes en grève.

Il ne faudrait pas conclure que les Lip sont les précurseurs du déclin du syndicalisme comme organisation articulée des branches industrielles, des administrations, de l’ensemble des salariés qui ne sont pas au sommet de la hiérarchie. L’exemple de la métallurgie allemande révèle que l’organisation syndicale, même bureaucratique, peut être reconnue là où elle est efficace matériellement ; en Afrique du Sud, la reconnaissance récente des syndicats a été une conquête.

Il reste que les syndicats, sous leur forme classique, sont nés d’un idéal social dont, en France, ils ne sont plus porteurs par excès de dogmatisme ou par opportunisme (baptisé “pragmatisme” pour ceux qui s’y livrent).

Le mouvement Lip a été porté par sa singularité ; cette singularité seule, parce que les aspirations se manifestent alors dans une histoire vécue, peut donner aux revendications un sens d’autant plus compréhensible à l’extérieur que les acteurs assument leur situation propre. Le mouvement Lip comme les coordinations relèvent de la forme narrative : le local, le singulier bouleversent les figures prévues et les hiérarchies ; la “forme comité d’action” en cela annonciatrice de la forme coordination fait naître de l’inattendu, de l’incontrôlable ; elle provoque des sympathies immédiates et éphémères aux dépens des solidarités de classe ou du consensus raisonnable ; ainsi peuvent se produire des événements porteurs de sens, des événements symboliques.