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Made in USA n° : Le courage des Black Panthers, ou l’autocritique dans les années quatre vingt-dix

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Les Black Panthers ont toujours été connus pour leur courage. De la fondation du parti en 1976 jusqu’à sa dissolution au milieu des années soixante-dix, les Panthers ont toujours voulu prendre les positions les plus dangereuses pour la défense de la communauté noire, dans le conflit armé avec la société raciste. Plusieurs sont morts et beaucoup d’autres ont risqué leur vie ou se sont retrouvés en prison au cours de cette lutte. Cette année les Panthers qui ont survécu à cette histoire ont confirmé leur audace débordante : ils ont fait les premiers pas pour engager un débat très important aux États-Unis sur le caractère révolutionnaire de leur mouvement et, d’une manière plus générale, sur l’histoire des mouvements de gauche des années soixante et soixante-dix. L’acte le plus courageux des Panthers c’est peut-être celui qu’ils ont accompli aujourd’hui : cet acte d’autocritique.

Un des éléments de la crise actuelle de la gauche, en Europe comme aux États-Unis, c’est certainement la crise de la mémoire. En effet, un des obstacles qui bloquent la formation des projets révolutionnaires réside dans notre incapacité à concevoir ce qu’étaient réellement les mouvements (plus ou moins révolutionnaires) des années soixante et soixante-dix et ce qu’ils signifient pour nous aujourd’hui. Pour la jeune génération, se situer par rapport au passé récent de la gauche est quelque chose d’extrêmement problématique. Aujourd’hui, il n’est plus possible de soutenir l’idée que ces mouvements passés ont toujours été d’une parfaite rectitude ; ce serait un geste de mauvaise foi que de négliger leurs nombreux défauts. Ce serait également une dissimulation destructrice que de voir uniquement les imperfections qui déparent ces mouvements, en sous-valorisant ainsi leur potentiel révolutionnaire. Il n’est pas possible de se ranger simplement sous le drapeau de leur gloire ni de se dissocier de leur honte. Le pas en avant peut être fait seulement dans les termes d’une autocritique honnête et profonde.

Pourquoi l’autocritique aujourd’hui, quand la plupart de ces forces puissantes ont été non seulement vaincues mais presque oubliées ? On peut dire, bien sûr, que la gauche comme elle a été conçue dans les années soixante et soixante-dix est morte – dans le sens que ses formes de pensée et d’organisation ont perdu leur effectivité, ou bien dans le sens que ces formes elles-mêmes impliquent des éléments qui sont en désaccord ou qui heurtent nos besoins et nos désirs actuels. Peut-être précisément parce qu’aujourd’hui la gauche est « morte », on peut avoir le courage, comme dit Angela Davis, « d’ouvrir les portes auxquelles il y a vingt-cinq ans j’avais peur de frapper, craignant ce qu’elles pouvaient révéler »[[Angela Davis, « Me making of a revolutionary », The Women’s Review of Books, juin, 1993.. Mais ce n’est pas simplement la question de récupérer un passé perdu, de « dire la vérité » de l’histoire, ou même d’expurger la mauvaise conscience des protagonistes responsables. L’autocritique sert bien sûr à libérer le passé, mais surtout à libérer l’avenir. Dégager le sens des conditions matérielles qui ont sous-tendu la genèse et le développement du mouvement, éclairer l’ensemble des possibilités et des limitations impliquées par celui-ci, et évaluer les conséquences des décisions prises dans ce contexte, tout cela ouvre l’histoire vers l’avenir. Cette autocritique sera utile surtout à la jeune génération, la génération qui vient et qui doit maintenant inventer sa propre politique.

Il faut reconnaître qu’il y a trente ans la Nouvelle Gauche elle-même devait sa genèse, dans une certaine mesure, à un processus d’autocritique. Dans la perspective de cette époque, les mouvements radicaux de la génération précédente – les mouvements ouvriers et syndicalistes des années vingt et trente aux États-Unis et en Europe, et aussi les révolutions socialistes dans les pays d’Est – ne pouvaient pas être assumés comme un héritage clair et indiscutable. D’un côté cette tradition était en conflit avec l’expression des forces émergentes, des désirs puissants des ouvriers et des étudiants, des aspirations des luttes antiracistes. Mais de l’autre côté le problème de la tradition ne pouvait pas être résolu simplement en se séparant de l’héritage compromis des mouvements anticapitalistes. En effet, la Nouvelle Gauche est née d’une critique profonde de ses devanciers, une autocritique de la tradition. Aujourd’hui on arrive de nouveau à un moment qui demande le même processus.

Dans ce sens la récente autocritique publique des Black Panthers est exemplaire[[Voir Maine Brown, A Taste of Power : A Black Woman’s Story, Pantheon Books, New York, 1993 ; et David Hilliard, This Side of Glory : the autobiography of David Hilliard and the story of the Black Panther Party, Little and Brown, Boston, 1993.. Ce qui est remarquable dans leur traitement de l’histoire, c’est l’attitude ou l’approche qu’ils prennent par rapport à leur propre passé, sans justification ni récrimination, sans nostalgie ni reproche. La richesse de l’histoire du Black Panthers Party a été certainement cachée et mal comprise pendant les derniers vingt ans, éclipsée en partie par l’image dramatique donnée par leurs armes et par leur audace, celle de se confronter à la violence de la police avec une violence équivalente. Au-delà de la lutte armée, les Panthers ont aussi développé les circuits considérables d’une « administration alternative » de la communauté : des programmes organisés afin de fournir la nourriture, l’éducation, les services de santé, etc. Les Panthers ont réalisé des expériences importantes dans le développement de relais sociaux autonomes, des réseaux de coopération sociales et d’autovalorisation. Le pouvoir des Black Panthers n’était pas seulement leurs armes, mais plutôt leurs expériences avec des formes sociales populaires et démocratiques.

L’autocritique des Black Panthers, pourtant, n’est pas orientée simplement vers la récupération de tout ce qui était constructif et l’oubli de tout ce qui était pernicieux dans le mouvement. Leur histoire présente dans tous ses épisodes les accomplissements du mouvement et ses nombreux et souvent tragiques défauts – tels que l’égoïsme démesuré de certains de ses chefs, le fétichisme autodestructeur des armes et de la violence, la hiérarchie rigide de la structure de l’organisation et les méthodes disciplinaires brutales employées afin de maintenir cette hiérarchie. Elaine Brown, qui elle-même a pris le pouvoir dans le parti en 1979, explique dans son autobiographie les formes implicites et explicites du sexisme qui ont parcouru la logique et la pratique du parti. Plusieurs femmes remplissaient des rôles importants dans le mouvement, mais elles étaient continuellement subordonnées aux hommes et exploitées sexuellement par eux, souvent simplement afin d’appuyer l’image fragile de la virilité de ceux-ci. « Personne ne l’a jamais dit », nous raconte Brown, « mais je me suis rendu compte qu’un Panther ne pouvait être qu’un homme ». David Hilliard, qui fut chef d’état-major du parti pendant plusieurs années, confronte dans son histoire le problème de la toxicomanie dans le parti et les effets destructeurs de la drogue sur le mouvement et sur la vie de ses membres, sur la sienne et celle aussi de Huey Newton, fondateur et chef historique du parti.

Dans leur autocritique les Panthers n’essaient jamais ni de justifier leurs activités destructrices ni de condamner des individus spécifiques. On trouve, implicitement et indirectement, les éléments pour comprendre les contraintes sous lesquelles le mouvement s’est développé. La responsabilité attribuée aux protagonistes, souvent sérieuse et même tragique, doit être située dans le contexte de ces conditions matérielles. A Oakland et à Los Angeles, par exemple, la structure de l’organisation des Black Panthers n’était pas basée sur un modèle originel, elle était plutôt adaptés directement de la structure et de l’organisation des bandes de jeunes dans le ghetto. A Los Angeles, en effet, les Panthers ont récupéré et canalisé la rage et l’énergie exprimées dans les émeutes de 1965. La stratégie consistant à incorporer ces forces sociales dans une forme politique a ouvert des potentialités énormes, mais elle comportait aussi certains obstacles et certaines limitations. De la même manière que le parti Bolchevique russe s’est fondé sur (et portait comme sa puissance et sa faiblesse principales) le modèle d’organisation hiérarchique de l’ouvrier professionnel, les Black Panthers portaient l’empreinte des bandes des métropoles californiennes. Dans ce contexte, il n’est pas difficile de comprendre comment l’image du « gangster », basée sur la virilité et l’audace, et des rapports de force et d’intimidation s’insinuaient partout dans la structure et les pratiques quotidiennes des Panthers. Ces motifs structurels se heurtaient continuellement aux aspirations antiracistes et démocratiques du parti.

Ce genre d’autocritique est très utile, non seulement par son effort pour régler les comptes avec le passé mais surtout pour imaginer et créer notre avenir. Pourtant il ne faut pas faire comme si, après la défaite actuelle des mouvements (causée par leurs limitations et leurs défauts, ou par la répression féroce de l’État qu’ils ont subie, ou par les deux), il n’était plus dangereux d’ouvrir ce processus d’autocritique. Dans certains contextes, en Italie par exemple où la criminalisation des mouvements reste toujours en place, un essai d’autocritique compréhensive comporterait certainement des conséquences légales importantes. Les dangers pour les Black Panthers sont différents mais aussi réels. Il est évident que les ennemis du mouvement prendraient chaque élément d’autocritique, chaque aveu de faiblesse ou de défaut comme confirmation du fait que le mouvement était mauvais dès le début. Et la condamnation la plus destructrice vient toujours de ceux qui sont, d’une manière ou d’une autre, alliés au mouvement. Par exemple, Alice Walker, l’auteur du Violet (The Color Purple), a publié dans le New York Times un compte rendu de l’autobiographie de David Hilliard[[Alice Walker, « Black Panthers or Black Punks ? They Ran On Empty », The New York Times, 5 mai 1993.. Walker exploite l’occasion de l’autobiographie de Hilliard pour attaquer violemment le mouvement entier : elle soutient que les Black Panthers n’étaient pas révolutionnaires ni mêmes antiracistes, mais plutôt des hommes menés par un désir homosexuel réprimé et une haine profonde contre les femmes. Dans le même numéro du New York Times, Elaine Brown essaie de répondre aux attaques de Walker et de défendre David Hilliard et les hommes du mouvement, mais dans une telle situation les dégâts sont déjà faits[[Elaine Brown, « Attack Racism, Not Black Men », The New York Times, 5 mai 1993.. Alice Walker n’est certainement pas une ennemie des Black Panthers ou des luttes antiracistes – et c’est cela précisément qui donne à sa critique une force si destructrice quand elle est présentée dans un forum public et antagoniste, et dans le contexte de la défaite du mouvement.

Les Panthers, bien entendu, savaient que le processus d’autocritique comportait beaucoup de risques. Mais ils savaient aussi qu’il valait la peine de les courir, non pas pour ressusciter leur image dans les annales de l’histoire, mais plutôt pour ouvrir des voies critiques et révolutionnaires à la génération montante.