Dans Le Crépuscule des idoles, Nietzsche écrit : « Contre toute la sociologie de l’Angleterre et de la France, je fais la même objection, elle ne connaît par expérience que les produits de décomposition de la société, et elle prend, tout à fait innocemment d’ailleurs, ses propres instincts de décomposition comme norme des jugements sociologiques. La vie en déclin (…) se formule aujourd’hui comme idéal en sociologie… » Un siècle plus tard, l’objet de la sociologie n’est plus seulement d’établir les critères du jugement sociologique, c’est l’évaluation sociologique qui sert à établir les critères de la société. La sociologie, comme science du social, décrit les lois ou les règles sociales de telle sorte que ce soit elle qui serve de modèle aux lois de la société.
La sociologie devient la loi, la justice disparaît et la jurisprudence, comprise comme la pensée de la loi au sens large, en vient à ressembler à la dernière étape de l’ « Histoire d’une erreur » ou « Comment le ” monde-vérité ” devient une fable » de Nietzsche. L’histoire de la pensée juridique, comme l’histoire de la métaphysique chez Nietzsche, est l’histoire de la disparition du « monde-vérité », des idéaux de justice, au profit d’un monde des « apparences », d’un monde dans lequel la loi devient un phénomène social observable auquel les sciences sociales donnent accès. (On peut reprendre les cinq premières étapes de l’ « Histoire d’une erreur » pour montrer comment la jurisprudence, comme la métaphysique, a pu, au moyen de la raison, trouver depuis longtemps son fondement dans les vérités inscrites dans un « monde-vérité » (Wahre Welt) situé en dehors, au-delà, et même à l’opposé de la « vie » en ce monde. La justice a résidé respectivement dans la vertu du sage citoyen de la polis, dans la loi naturelle de la divinité, de l’inaccessible monde de l’au-delà, dans la loi morale de l’impératif catégorique kantien, dans la loi positive des empiristes et dans la politique sociale et la justice distributive des économistes et des philosophes des affaires publiques. Pour Nietzsche, concentrer ses efforts sur une telle justice implique le besoin et le désir d’échapper à sa condition pour se, tourner vers un illusoire monde meilleur que l’on prend pour le monde réel. Jusqu’à ce que s’achève l’histoire de cette erreur, la tentative de la raison, dans sa « volonté de vérité », de détruire les illusions nihilistes du déni-de-la-vie à chaque étape de l’histoire, ne fait que conduire, par erreur, à la découverte d’un nouveau stade d’illusions.
Cependant, l’histoire de la pensée juridique ne culmine pas dans un heureux dépassement nietzschéen du nihilisme mais aboutît à son achèvement dans un nihilisme sociologique évident pour tous sauf pour elle-même, dans une sociologisation évidente pour tous sauf pour le pouvoir sociologico-social, qui est pouvoir de construction et d’organisation du monde social.
Pour ce qu’il en est des États-Unis tout au moins, la loi cohabite aujourd’hui avec la science sociale. Comme l’écrivait un commentateur en 1980 : « Les Cours de Justice ne font pas seulement la loi mais la politique sociale, et l’on trouverait difficilement un domaine des affaires publiques qui soit encore à l’abri de ce qui est en fait un contrôle administratif’ des Cours de Justice. Il est caractéristique que cette activité judiciaire soit affirmée comme prédicat sur la base de faits législatifs ou sociaux. En ce sens, durant les vingt dernières années, les relations entre la science sociale et la loi sont devenues non seulement de familiarité mais de routine[[Paul L. Rosen, « History and State of the Art of Applied Social Research in the Courts », in Michael J Saks and Charles H. Baron, The Use/Nonuse/Misuse of Applied Social Research in Courts, Cambridge, Mass., Abt Books, 1980, p.11.. » Les avis juridiques se font en référence à la recherche sociologique. Les chercheurs en science sociale témoignent comme experts dans les procès. Les avocats se reposent sur les conseillers en science sociale pour la sélection des jurys. Les étudiants en droit prennent des cours de méthode quantitative. Les journaux juridiques publient des articles sur l’économétrie appliquée aux procédures. Et les sociologues et les juristes qui déplorent le mésusage et l’abus des recherches sociologiques dans les salles d’audience ne s’en mêlent pas moins d’expliquer comment améliorer l’usage juridique de la science sociale.
Cet entrelacement de la loi et de la science sociale ne caractérise pas seulement les institutions juridiques américaines mais aussi la pensée américaine du droit. De la même manière que l’utilitarisme a répondu à la morale kantienne par la question : « Comment peut-on avoir un devoir envers quelque chose d’inconnu ? », la pensée sociologique du droit et le réalisme juridique du début du siècle ont rejeté les principes abstraits et les catégories formelles du raisonnement juridique du XIXe siècle et mis leur foi dans une loi qui prendrait en compte les effets sociaux ou l’expérience sociale. De nombreux réalistes croyaient que les sciences sociales seraient à même de fournir un savoir sur ces effets. Même lorsqu’après les années trente et quarante, elle s’est battue contre le scepticisme dominant et le relativisme éthique du réalisme juridique, la pensée américaine du droit n’est pas revenue aux principes antérieurs, pas plus qu’elle n’a repris le vieux débat loi naturelle/loi positive (bien qu’on affirme parfois à tort qu’il caractérise le débat contemporain). Au lieu de quoi, quel que soit le point de vue qu’on adopte, on maintient une conception de la loi comme phénomène social.
Le désormais classique Concept of Law du positiviste H.L.A. Hart par exemple propose une analyse juridique de la loi, de la contrainte et de la morale en termes de « types de phénomènes sociaux », dans un ouvrage dont Hart suggère qu’il « pourrait également être considéré comme un essai de sociologie descriptive » (p. 5, 17). De son côté, le sociologue Lon Fuller rejette ce qu’il appelle le positivisme des réalistes, pour promouvoir une approche selon le droit naturel qui, tout en niant la distinction entre est et devrait être, vise cependant à saisir « toute l’étendue et la nature de la loi dans son devenir ».
Avec l’abolition réaliste du devoir être, du droit et de la justice du « monde-vérité », la recherche sociale tente aujourd’hui de substituer les vérités observables du monde phénoménal à celles de l’ancien monde réel. La recherche empirique des jurés, par exemple, présume que la « loi » fait certaines hypothèses sur le comportement humain et vise à corriger ces hypothèses[[Pour plus de détails, voir Constable, « What Books about Jurys Reveal about Social Science and Law », 16 : 2, Law and Social Inquiry (été 1992), p. 353-372, au sujet de : Harry Kalven Jr. et Hans Zeisel, The American Jury, Chicago, University of Chicago Press, 1966 ; édition révisée, Phoenix éd., 1970, parue en 1971 ; réédité par Midway Reprint Ed., 1986 ; Rita J. Simon, The Jury : Its Role in American Society, Lexington, Mass., D.C. Heath & Co., 1980 ; Reid Hastie, Steven D. Penrod et Nancy Pennington, Inside The Jury, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1983 ; Valerie Hans et Neil Vidmar, Judging the Jury, New York, Plenum Press, 1986 ; Saul M. Kassin et Lawrence S. Wrightsman, The American Jury on Trial, New York, Hemisphere, 1988 ; et John Guincher, The Jury in America et The Civil Juror : A Research Project Sponsored by the Roscoe Pound Foundation, New York, Facts on File Publications, 1988.. Même si elles se présentent elles-mêmes comme strictement empiriques et affirment leur neutralité quant à la question de. la valeur, les études sur les jurys avancent une conception singulière de la loi : celle d’un positivisme légal où la loi est celle des fonctionnaires et où la validité, plus que la moralité, est en question. Mesurant le fonctionnement du jury à l’aune de celui du juge, elles ne demandent pets simplement – « Que font les jurés ? » mais : « Les jurés obéissent-ils à la loi ? » et même : « Comment pouvons-nous faire en sorte que les jurés obéissent à la loi ? » Pour elles, il va de soi que la « loi » se réfère aux règles en vigueur dans les Cours de Justice et aux instructions émises par les juges. En conséquence, elles émettent des propositions pour « améliorer » le jugement du jury, destinées à rendre ce dernier plus efficace, plus acceptable pour le public, plus conforme à la « loi ».
Ces études, comme les études psychosociales et les sondages d’opinion sur la « perception » de la loi, traitent la justice comme une apparence. La justice apparaît comme la croyance ou la confiance publique quantifiable nécessaire pour légitimer le système (ou à le faire paraître juste). Les études sur les jurys présentent apparemment des suggestions inoffensives dont le but est de réhabiliter la figure de la justice : elles proposent par exemple de renforcer la mémoire des jurés en substituant aux instructions orales des instructions écrites, en leur permettant de prendre des notes, en mettant à leur disposition des bandes vidéo et des diagrammes statistiques et en donnant au jury des instructions précises au début comme à la fin d’un procès. Tout comme la proposition d’introduire les découvertes des sciences sociales sur la véracité des témoignages de visu pour guider le jury dans sa prise de décision, ces suggestions impliquent qu’un jury au fait des vérités de la science sociale est préférable à un jury guidé par le « sens commun ».
En analysant des décisions de jurés, par exemple, en termes de e description du jugement comme un stimulus psychologique, identification des exigences qu’implique la tâche de décision du juré, et définition de la séquence des processus cognitifs mis en oeuvre par le juré »[[Hastie et al., p. 15., ces études prennent comme type idéal – dans les deux sens du terme – un jury dont le verdict serait le produit d’un « processus d’information » tout à fait semblable â celui dont on croit qu’il fonctionne dans la science sociale. L’une de ces études décrit le jury comme un « détecteur de mensonges » humain et une « machine à découvrir les faits »[[Kassin et Wrightsman, p. 66, 120.. Une autre considère le verdict (au sens littéral : le dit de la vérité) comme un « produit » de la délibération, comme les « réactions intellectuelles et évaluatrices au jugement stimulus et à l’expérience de la délibération »[[Hastie, p. 59.. Le jugement lui-même devient un « calcul des probabilités » tel que le jury, « confronté à un bombardement d’informations en provenance de la cour, de la défense et des témoins (…), doit recevoir, comprendre, emmagasiner et relever toute information se rapportant au verdict avant de pouvoir rendre justice. Ce n’est pas un mince exploit que de vivre la vie d’un diagramme en cours d’élaboration »[[Kassin et Wrightsman, p. 66,119.. Enfin de compte, ce à quoi aspirent ces études, c’est à un jury dont la « perception, la mémoire, les processus d’information et de décision » soient au plus près des processus de la science sociale, science qui se voue à corriger les postulats erronés de la loi officielle.
Cette façon de privilégier une certaine sorte de savoir social s’étend, au-delà des textes de sociologie empiriste, aux textes juridiques, comme les avis juridiques, qui font de plus en plus appel aux sciences sociales. Il est évident que, même lorsque le juge et la juridiction ignorent les détails des recherches sociales -jugeant la plupart du temps selon les plaintes déposées et la littérature sociologique -, les juridictions peuvent adopter sans le dire une approche sociologique de la loi. La règle de sélection du jury, par exemple, exige qu’il se compose d’une « coupe transversale impartiale de la communauté ». Cette exigence ne fait aucunement référence aux pairs ou aux voisins, pas plus qu’à la composition réelle de quelque jury particulier. Elle se réfère plutôt à une méthode de sélection des jurés, méthode qui trouve son fondement dans les statistiques. Le modèle statistique du jury considère la communauté comme une population d’individus ayant des valeurs différentes, dont il faut tirer le jury, et il considère ce dernier comme un échantillon représentatif de cette population. Le fait que la cour n’exige pas que la composition d’un quelconque jury particulier reflète la composition de la population, s’harmonise parfaitement avec une approche statistique car, comme le sait tout statisticien, une répartition normale, ou un échantillon parfaitement représentatif, constitue la moyenne idéale de plusieurs échantillons d’une population pris au hasard, ce qu’on ne peut attendre d’aucun échantillon particulier tiré au sort – ni d’aucun jury particulier. En conséquence, l’exigence d’une coupe transversale de la population ne constitue en réalité qu’une procédure de sélection qui permet un échantillonnage sûr et tiré au sort de la population en question.
Conformément à la sûreté statistique, qui exige que le groupe dont est tiré un échantillon reflète approximativement la population, le corps législatif et les juridictions étatiques ont demandé, ces dernières années, que le groupe des jurés potentiels soit étendu, au-delà des listes d’électeurs traditionnelles, aux listes des conducteurs et des contribuables. Pour plus de sûreté également, chaque individu d’un groupe doit avoir indépendamment les mêmes chances d’être sélectionné , ainsi, dans les années soixante, soixante-dix, les jurys spécialement appointés du ruban bleu ont été abolis, et l’on a mis des restrictions à la possibilité qu’ont les juges d’excuser des jurés potentiels avant le voire dire et de limiter les excuses possibles. Plus récemment, la controverse sur les récusations péremptoires a abouti à des résultats parallèles à ceux obtenus en statistique par le choix d’échantillons transversaux.
Ce n’est pas seulement dans le cadre de la loi sur le jury que les juridictions adoptent une approche « statistique », mais dans toutes sortes de cas de discrimination. Elles ont reconnu la recherche sociologique pour la question de la taille du jury mais aussi dans des domaines tels que l’éducation. Pour ce qui concerne ces décisions, les juridictions affichent ce type de rationalité que Michel Foucault, entre autres, associe à la « gouvernementalité » des temps modernes. Un gouvernement rationnel, plutôt que de tenter de se conformer aux lois extérieures, qu’elles soient divines, naturelles ou humaines, allie la raison d’État à l’intérêt qu’il porte au maintien de l’ordre social. La loi moderne, comme le pouvoir de l’État moderne, soutient ou accroît les conformités économiques, démographiques et biologiques aux règles particulières de la population qu’elle administre. Comme la connaissance scientifique de la sociologie et le savoir statistique de la conformité aux règles de la population en viennent à informer et à justifier la loi, la science sociale devient la politique sociale. La loi organise la santé, la sécurité et l’assistance sociale, et la « justice », même pour des philosophes ostensiblement non positivistes comme John Rawls, concerne la distribution des biens.
La gestion du risque impliquée par l’adoption de l’assurance automobile objective, l’empiètement des doctrines de la responsabilité objective sur la négligence traditionnelle en droit de la responsabilité, et la prise en compte de plus en plus massive de la « dangerosité » dans la prononciation du jugement, dénotent l’émergence d’une « justice d’actuaires » que les études sociales ont seules rendue possible. Le corps législatif et les administrations ont depuis longtemps la réputation d”être des forums où la compétence technique concernant les « faits » et les « valeurs » est largement exploitée par les intérêts en compétition. Ce qu’on remarque moins, c’est combien les juridictions dépendent de plus en plus d’une compétence semblable. L’usage croissant d’experts dans les procès, la prolifération du discours économique dans la littérature juridique et le développement de la croyance de la justice dans les tests d’équilibrage, montrent à quel point l’approche scientifique de la sociologie fascine le judiciaire, même quand la recherche sociologique ne retient pas son intérêt.
Pour ceux qui prennent le savoir sociologique pour la vérité du droit, comme pour ceux qui vivent dans une société qui adhère à ces vérités, le droit devient ce que la sociologie sait qu’il est : la norme (au double sens du terme) d’une population ; la gestion des risques et des intérêts ; la politique appliquée par les fonctionnaires dans le contexte d’une perception de la justice de la violence d’État – autrement dit : un droit positif. La sociologie – comme science, comme loi ou comme philosophie-exprime les vérités du droit positif en termes de perception et d’apparence, en termes de « légitimité », de « valeurs », de « normes », de « distribution » et de « politique ».
Et cependant on se demande, avec Nietzsche, si l’abolition sociologico-scientifique du monde-vérité n’abolit pas également le monde des apparences, ou du moins tout ordre social déterminé dont la sociologie serait â même de discourir. Car, dans les ouvrages des positivistes les plus acharnés comme dans les critiques plus interprétativistes du droit, la justice que l’on cherche dans l’apparence disparaît paradoxalement quand le droit, comme la société, devient une force qui se transforme elle-même, une force construite et constructrice en perpétuel mouvement.
L’ouvrage de Donald Black, Sociological Justice (1989), illustre de manière saisissante l’effondrement qui accompagne l’appel positiviste à la sociologie comme « science » exacte. Black envisage la loi comme une « variable quantitative » alternativement définie comme « autorité gouvernementale faite pour peser sur une personne ou un groupe » ou « contrôle social du gouvernement » (p. 8, ch.5, note 5). Tout comme la « pure sociologie du droit » ne s’intéresse qu’à la « seule réalité juridique – les faits – et passe sous silence tous les sujets de nature critique » (p. 3), Black lui-même maintient les distinctions – dans lesquelles il accuse ailleurs les autres de s’embrouiller – entre les faits et les valeurs, entre ce qui est et ce qui devrait être, entre la science et la politique. Il dénonce la pensée juridique des règles qu’il attribue à Fuller et Hart et qualifie d’irréaliste, et critique par ailleurs ceux qui cherchent à débarrasser le droit de la discrimination. II affirme que ce serait sociologiquement impossible, puisqu’il est inévitable que la loi varie avec les différences sociales et que la discrimination est « un aspect du comportement naturel du droit, aussi naturel que le vol chez les oiseaux ou la nage chez les poissons » (p. 21-22). Bien qu’il ne souscrive explicitement à aucune réforme particulière, il suggère à ceux que la réforme juridique intéresse de ne pas chercher à rendre la loi plus juste mais de rééquilibrer les différences sociales ou de « désocialiser » le droit, ou au moins les juridictions. Selon Black, une telle désocialisation exige, en dernier ressort, l’ « exclusion des personnes » (de leur nom, de leur présence, de leur image sur bande vidéo, de leur voix), parce qu’elles représentent la « contamination » du procès par l’ « information sociale » (soit l’information sur les différences sociales). Pour lui, le « pas décisif dans la désocialisation des juridictions » implique d’éliminer juges et jurés et de « fermer les salles d’audience » pour laisser place à une justice électronique, à des ordinateurs « programmés pour, traiter les plaintes et les témoignages et sélectionner les dispositions convenables » (p. 69-71).
Le nihilisme (jurisprudentiel) – ni personnes, ni tribunaux, ni droit – dans lequel culminent toutes les réformes de Black, révèle une « société sociologique », comme il l’appelle, qui est la conséquence de la séparation radicale entre devrait être et est, entre le réel et l’apparent, où tout disparaît. Bien que ceux qui partagent explicitement le point de vue de Black soient rares, il existe au moins quelques recherches socio-légales qui, comme nous l’avons indiqué plus haut, s’approchent d’une telle société sociologique. Bien entendu, même la recherche interprétativiste et critique qui, avec les pragmatistes, unifierait volontiers devrait être et est, réaffirme le processus de la création sociale et sociologique, tout en récusant, voire en cherchant à effacer l’ordre social existant.
Dans The Critical Legal Studies Movement par exemple, Roberto Unger en appelle à un « relâchement de l’ordre figé de la société », en sorte qu’ « aucune partie du monde social ne puisse être écartée de la lutte déstabilisante »[[Taylor v. Louisiana, 419 U.S. 522 (1975).. Unger cherche à « pousser les prémisses libérales quant à l’État et à la société, quant à la libération, par le moyen de la volonté, des chaînes de dépendance et de soumission aux relations sociales, au point où elles se fondent dans une vaste ambition : la construction d’un monde social moins aliéné à un moi qui peut toujours violer les règles génératrices de ses propres constructions mentales ou sociales pour mettre d’autres règles et d’autres constructions à leur place »[[Dans Plyler v Doe (1982) par exemple, la Cour suprême a soutenu qu’une ordonnance du Texas refusant le financement de l’éducation d’enfants étrangers étant entrés de manière illégale sur le territoire par des fonds du secteur scolaire local était anticonstitutionnelle, en vertu de la clause de protection égalitaire du quatorzième amendement. Dans ses arguments, la cour se référait pour une part à la science sociale pour valider ses assertions quant au lien entre les valeurs démocratiques et l’éducation la « perception historique des écoles publiques comme inculquant les valeurs fondamentales nécessaires au maintien d’un système politique démocratique a été confirmée par les observations des chercheurs sociaux », écrivait la Cour.. Bien que les autres chercheurs et critiques juridiques ne partagent pas le superlibéralisme d’Unger en tant que tel, ils partagent cependant sa conception de la société comme « fabriquée et imaginée plutôt que simplement donnée »[[Donald Black, Sociological Justice, New York, Oxford University Press, 1989., et qui plus est, comme la fabrication et l’imagination d’un moi infiniment générateur et transfigurateur, qui n’a plus besoin de prendre son fondement dans la raison.
Pour les critiques et les interprétationnistes plus récents, la loi, « comme toutes les créations psychiques (…) a été et sera toujours un processus en devenir »[[Pound, « The Scope and Purpose of Sociological Jurisprudence », 25 Harvard Legal Review, 1912, p. 489-516, p. 505.. La loi n’est plus pour eux une question de raison (et certains affirment qu’elle ne l’a jamais été), mais elle est néanmoins le produit d’une psyché, le résultat de l’imagination, du désir et de la volonté de la société. La loi devient un domaine qui se perpétue lui-même et qui, selon Stanley Fish, ne répond qu’à ses propres besoins, ou qui est, selon les termes de Niklas Luhmann et Gunther Teubner, autopoétique.
Pour Nietzsche, la reconnaissance de l’abolition du monde des apparences a lieu à midi, à la fin de l’histoire de la métaphysique et à la fin de la plus longue erreur, qui est d’avoir conçu la volonté comme produisant des effets. Entre Zarathoustra. Pour lui, « État est le nom du plus froid des monstres glacés (…) l’État ment dans toutes les langues du bien et du mal et, quoi qu’il dise, il ment – et, quoi qu’il ait, il l’a volé (…). Même ses entrailles sont fausses. Confusion des langues du bien et du mal : je vous donne ce signe comme signe de l’État ». Zarathoustra recommande : « Là où cesse l’État, regardez donc, mes frères ! Ne voyez-vous pas l’arc-en-ciel et le pont du Surhomme ? » La fin de l’État révèle à Zarathoustra le « surhomme », cette espèce ou cette race qui n’est pas humaine, cet être qui se maîtrise lui-même, un être à la forte volonté de puissance dont la condition ne rend pas et n’a jamais rendu nécessaires pour lui l’erreur et la raison.
Cependant, pour les êtres humains des temps modernes, pour ceux dont le savoir est précisément celui de la statistique comme loi de l’État et celui des règles et règlements de la société sociologique, on soupçonne que la scientifisation sociale du droit révèle à nouveau les conditions de la faiblesse humaine et de la réaffirmation de la volonté. La force constructrice et transformatrice du droit moderne, sa hâte à se créer et à se recréer dans sa propre image sociologique – dans la justice actuaire ou par de nouvelles constitutions, dans la politique publique ou le droit à la déstabilisation, dans la violence ou en imagination – trahit un désir d’échapper à la vie moderne. La puissance de ce nouveau droit repose sur une maîtrise de l’organisation sociale qui n’est évidemment pas issue d’une souveraineté divine et pas exactement le produit de la volonté humaine. Mais ce n’est pas non plus la forte volonté-de-puissance d’un surhomme. Cette maîtrise est celle de la sociologie, de la connaissance du « social », une connaissance et une puissance qui se croient et se font souveraines.
La sociologie pousse la création sociale à être le tout de ce qui est et de ce qui sera. Elle transforme en phénomène socialement construit tout ce qui se présente comme autre chose – la science, la religion, l’histoire par exemple. Par le fait que la sociologie ne reconnaît que le social, â quoi s’ajoute le privilège. que l’on accorde à la sociologie comme savoir, la sociologie devient la loi de la société.
Ainsi transfigurée en loi, la sociologie n’en devient pas pour autant divine ou morale, bien qu’elle se révèle en continuité avec la tradition métaphysique dont font partie la loi divine et la morale kantienne. La sociologie devient l’acmé du droit positif, qui correspond au réalisme et à l’empirisme de la quatrième étape de. l’histoire nietzschéenne et provient, comme la loi divine et la loi morale, d’une erreur fatale de la métaphysique en ses débuts, de cette erreur inévitable que la volonté a un effet. La maîtrise sociologique qui domine la modernité constitue cependant un type particulier de loi positive ou oie commandement. Car la sociologie dénie le statut de loi à tout ce qui n’appartient pas au domaine du social et reste aveugle à tout ce qui n’est pas sous son emprise. La loi de la sociologie menace de devenir l’ordre absolu – le commandement identifié à. celui qui le profère Le droit sociologique, menace de devenir, pour l’histoire de ce que Heidegger considérait comme l’achèvement de l’histoire de la métaphysique par Nietzsche : la transfiguration ou le devenir permanents de la subjectivité absolue.
A ceux qui le peuvent, il reste à prendre garde à l’appel de Zarathoustra : à porter le regard vers ce point où cesse l’État, où peut se montrer quelque. chose d’autre que la loi de la sociologie.