L'amnistie

“Mauvais souvenirs” : A propos de la difficulté d’une amnistie en italie

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En refusant d’envisager l’amnistie pour les délits des années de plomb, la classe politique italienne se condamne au ressentiment : ce qui devrait être objet d’enquête historique est traité comme un problème politique actuel. Comme nombre de catégories et d’institutions des démocraties modernes, l’amnistie remonte à la démocratie athénienne. En 403 avant J.C., après avoir abattu la sanguinaire oligarchie des Trente, le parti démocratique vainqueur s’engagea sous serment à « renoncer au ressentiment » (mè mnèsikakein, littéralement « ne pas se souvenir des maux subis, ne pas nourrir de mauvais souvenirs ») à l’égard de ses adversaires. De ce fait, les démocrates reconnaissaient qu’avait eu lieu une stasis, une guerre civile, et qu’il fallait désormais un moment de non-mémoire, d’« amnistie » pour réconcilier la cité. Malgré l’opposition des plus radicaux qui, comme Lysias, exigeaient le châtiment des Trente, le serment fut suivi d’effet et les Athéniens, sans oublier ce qui s’était passé, mirent en suspens leurs mauvais souvenirs et laissèrent retomber leur ressentiment. Il ne s’agissait pas tant, à vrai dire, de mémoire et d’oubli, que de savoir distinguer les moments de leur exercice.

Refoulements

Pourquoi est-il si difficile aujourd’hui, en Italie, de parler d’amnistie ?

Pourquoi la classe politique italienne, si longtemps après les années de plomb, continue-t-elle à vivre dans le ressentiment, à mnèsikakein ? Qu’est-ce qui empêche ce pays de se libérer de ses « mauvais souvenirs » ? Les raisons de ce malaise sont complexes, mais je crois que l’on peut proposer une réponse.

La classe politique italienne, hormis quelques rares exceptions, n’a jamais reconnu ouvertement qu’il y ait eu en Italie quelques chose comme une guerre civile et n’a pas admis que le conflit des années de plomb ait eu un caractère authentiquement politique. Les crimes qui ont été commis alors étaient donc, et demeurent toujours, de droit commun. Cette thèse, certainement discutable sur le plan historique, serait peut-être légitime si ne venait la démentir une contradiction évidente. En effet, pour réprimer ces crimes de droit commun, cette même classe politique a eu recours à une série de lois d’exception qui restreignaient sévèrement les libertés constitutionnelles et introduisaient dans le système juridique des principes qui passaient depuis toujours pour lui être étrangers. Presque tous ceux qui ont été condamnés furent poursuivis et jugés sur la base de ces lois spéciales. Mais le plus incroyable, c’est que ces lois sont toujours en vigueur et jettent une ombre sinistre sur la vie de nos institutions démocratiques. Nous vivons dans un pays qui se prétend « normal » et où quiconque héberge un ami sans déclarer sa présence à la police est passible de graves sanctions pénales.

L’état d’exception larvé dans lequel vit le pays depuis presque vingt ans a si profondément corrompu la conscience civique des Italiens qu’au lieu de protester et résister, ils préfèrent compter sur l’inertie de la police et sur le silence des voisins. Qu’il me soit permis de rappeler – sans vouloir établir ici rien d’autre qu’une analogie formelle – que la Verordnug zum Schutz von Volk und Staat, promulguée par le gouvernement nazi le 28 février 1933, qui suspendait les articles de la constitution allemande concernant la liberté personnelle, la liberté de réunion, l’inviolabilité du domicile et le secret de la correspondance et des communications téléphoniques, resta en vigueur jusqu’à la chute du Troisième Reich, c’est-à-dire durant treize ans ; nos lois d’exception et les dispositions de police qui les accompagnent ont largement dépassé cette durée.

Ressentiment

Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que notre classe politique ne puisse penser l’amnistie, ni se défaire de ses « mauvais souvenirs ». Elle est condamnée au ressentiment, parce qu’en Italie, l’exception est vraiment devenue la règle et que pays « normal » et pays d’exception, histoire passée et réalité présente sont devenus indiscernables. Par conséquent, ce qui devrait être objet de mémoire et d’analyse historique est traité comme un problème politique actuel (autorisant le maintien des lois spéciales et d’une culture de l’exception) tandis que ce qui devrait faire l’objet d’une décision politique (l’amnistie) est traité comme un problème de mémoire historique. L’incapacité de penser qui semble aujourd’hui affliger la classe politique italienne et, avec elle, le pays tout entier, dépend aussi de cette conjonction désastreuse d’un mauvais oubli et d’une mauvaise mémoire, par quoi l’on tente d’oublier quand on devrait se souvenir et l’on est contraint de se souvenir quand on devrait savoir oublier. Dans tous les cas, amnistie et abrogation des lois spéciales sont les deux faces d’une même réalité et ne pourront être pensées qu’ensemble. Mais, pour cela, il faudra que les Italiens réapprennent le bon usage de la mémoire et de l’oubli.

(Traduit de l’italien par Joël Gayraud)