La marche du temps

Mexique : Autoritarisme et légitimation Les élections du août

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Les faits

Le 22 août, la situation politique au Mexique ne semblait pas avoir changé par rapport au 20 août. À première vue, les mexicains ont voté pour la continuité en donnant la victoire au Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) au pouvoir depuis soixante-cinq ans. Mais maintenant, il n’est pas certain que la situation soit réellement la même.

Les chiffres approximatifs des élections affichent les résultats suivants : 48 % pour le PRI (17.150.000 voix), 26 % pour le Parti d’Action National (PAN, 9.100.000 voix) et 17 % pour le Parti de la Révolution Démocratique (PRD, 6.000.000 voix). Des chiffres peu crédibles… sur une liste électorale de 48 millions d’Électeurs, le taux de participation frêle 77 % ! Quant au parlement, le PRI aurait fait le ras de marée ne laissant à l’opposition que quelque 25 des 300 sièges en dispute par élection directe. L’opposition sera présente au parlement par la voie de la proportionnelle. Sur les 200 sièges ainsi attribués, 110 correspondent au PAN (droite traditionnelle), 67 au PRD. Seul un autre parti sera aussi présent avec 3 ou 4 députes, le Parti des travailleurs (sans aucun rapport avec le PT brésilien) un petit parti “gauchiste” sponsorisé par le pouvoir.

Le triomphe du PRI aurait été construit sur les cendres de l’idée de reforme politique du président sortant Carlos Salinas de Gortari, qui avait choisi Ernesto Zedillo en deuxième option (après l’assassinat du premier dauphin Luis Donaldo Colosio) pour réussir une issue crédible sur le système politique mexicain par rapport à l’opinion internationale. L’échec de la reforme politique de Salinas aurait été le pendant de son succès avec la reforme économique, si toujours l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) n’était pas venue le gâcher la fête le jour même de la mise en marche de l’ALENA.

La victoire de Zedillo, un économiste efficace, expert dans la construction de modèles anti-inflationnistes, mais sans la ruse politique de Salinas, serait construite sur la remise en place des alliances politiciennes que Salinas se serait employé à détruire pendant les six années de son mandat. Reconstitution de la vieille garde de l’appareil du parti, renaissance d’un corporatisme proche de celui des partis du socialisme réel, mais qui a su s’accommoder du néolibéralisme, dans la mesure où son territoire dans le champ politique est préservé.

L’alliance a été aussi particulièrement bien bâtie avec la télévision, qui aurait joué dans la course à la présidence un rôle central. Televisa, aussi puissante que O Globo au Brésil, étend son pouvoir jusqu’à la communauté hispanophone aux États-Unis, en Amérique du Sud et jusqu’en Europe en passant par Espagne. Son ancien président Miguel Aleman-Velasco, l’un des ses plus grands propriétaires, fils d’un président de la république des années quarante, est l’un des sénateurs du PRI pour l’état de Veracruz. La télévision de l’État a été réduite à Antenne 11 de l’Institut polytechnique, de faible couverture. L’autre entreprise publique (qui a géré les chaînes 7 et 13, toutes deux de couverture internationale) a été vendue à une certaine famille Salinas de la ville nordiste de Monterrey, sans liaison apparente avec celle du président, qui provient aussi de l’état de Nuevo Leon dont Monterrey est la capitale. Les rapports entre cette entreprise (Television Azteca) et le pouvoir sont encore plus étroits que dans le cas de Televisa, que sont déjà scandaleux.

Lors de la formation du nouveau gouvernement, le coût de ces enjeux aura pour Zedillo un poids considérable, étant donné que l’alliance principale s’est tissée autour du groupe d’un vieux politicien, ancien gouverneur de l’état de Mexico qui encercle le District Fédéral où se trouve la ville de Mexico, dont il a aussi, par ailleurs été le maire. Il s’agit d’un puissant entrepreneur qui à la tête du groupe Atlacumulco a bâti l’énorme corridor industriel qui relie les villes de Toluca et Santiago de son ancien fief mexiquense. À la fin de sa mission de maire, dans les années 80 Carlos Hank Gonzalez (qui incarne le mythe vivant de l’homme d’affaires et politique que s’est fait tout seul), aurait dû quitter le Mexique pour les États-Unis où il s’est fait remarquer par la construction d’un grand mur autour de sa villa dans un quartier riche du Connecticut, complètement à l’encontre des habitudes américaines qui privilégient la visibilité. Ses enfants ont été signalés par la presse qui les soupçonne d’entretenir certains rapports avec les cartels mexicains et colombiens; et même il y en a qui les croient impliqués dans l’affaire du meurtre de Colosio, Eduardo Valle, militant soixante-huitard, (aujourd’hui exilé aux États-Unis) ancien assistant du ministre de l’Intérieur, est le premier à les avoir mis en cause.

Quelques jours à peine après la mise à point des résultats des élections, on assiste déjà à des règlements de comptes entre les différentes factions du PRI: le dernier Saliniste dans les hauts rangs du PRI, Francisco Ruiz Massieu, ancien beau-frère du président aurait été assassiné par le cartel du port pétrolier de Tampico (très proche allié de celui de Medellin) sous les ordres de politiciens de l’état de Tamaulipas (qui ne constituent que la pointe visible de iceberg émergeant de l’eau sale). Notons aussi que son frère, Mario Ruiz Massieu est actuellement le procureur anti-narcotiques du pays.

Il faut signaler que depuis 1990 presque 75 % de la cocaïne en provenance de l’Amérique du Sud, notamment de la Colombie et la Bolivie est passée par territoire
mexicain. Le Mexique même produit les substances de base pour l’héroïne avec les plantations du pavot dans les états de Sinaloa, Sonora, Tamaulipas et Chihuahua, et il est le premier producteur du cannabis consommé aux États-Unis. On peut aisément imaginer que les enjeux et les intérêts sont énormes et que la pénétration des cartels au sein de la police et de l’État s’est déjà produite à tous les niveaux. (voir Le Monde Diplomatique, Août 1994).

Gabriel Zaid, un commentateur avisé de la vie politique mexicaine, a élaboré la thèse selon laquelle les tâches du futur gouvernement pourront désormais se diviser en deux : d’une part, l’économie, avec la dérégulation et les privatisations, pourra être laissée entre les mains des jeunes informatocrates (parmi eux Zedillo lui même) et d’autre part, la gestion de la politique reviendra aux mains des dinosaures, qui tenteront de la mener à la manière d’antan. (voir Time, 11 oct. 1994). Le problème est qu’il ne reste de place pour tout le monde à l’intérieur d’un État fortement amaigri et dépensé.

La défaite de la gauche

Mais, que s’est-il passé ce 21 août ? Comment expliquer une défaite si importante de la gauche ? Il faut d’abord comprendre la conjoncture politique mexicaine, mais aussi analyser la campagne électorale du parti officiel. Qui a voté pour le PRI ? Qui a fait la différence en apportant ce 20 % supplémentaire au PRI ? La toute première analyse de la Chambre de l’Industrie de la Radio Et la Télévision, chargée de donner les premiers chiffres, a montré que les principaux électeurs favorables au PRI seraient :

1. Les personnes âgées, en particulier, les retraités ou ceux qui sont près de l’être ;
2. Les femmes au foyer, de toutes classes sociales confondues, spécialement celles appartenant aux couches les plus favorisés et celles les plus démunies.
3. Ceux, dont le taux d’éducation est le moins élevé.

Il est clair que la campagne électorale du parti-gouvernement a réussi à les faire sortir à la “défense” de ce que ces groupes perçoivent comme valeurs fondamentales, la maison, la famille, les revenues (même s’ils se sont appauvris), la possibilité défaire accéder à l’éducation aux siens. Il est intéressant de voir comment le PRI a été sauvé par les victimes du système les plus touchés. Par contre, les voix de l’opposition de droite comme de gauche, correspondent principalement à la société organisée : les classes moyennes, la population économiquement active et les plus éduqués, parmi eux les étudiants universitaires.

On devrait expliquer ce type de rapport avec les victimes du système à partir du modèle maître-esclave. Carlos Fuentes parle de l’impossibilité de se rebeller contre le père méchant. Mais la thèse doit prendre en compte le fait que ces mêmes gens ont voté par peur de l’instabilité, par l’idée de perte que la propagande a bien réussi à passer comme message. L’autre stratégie a été celle de jouer avec l’idée de la paix sociale. Le PRI aurait bénéficié beaucoup plus qu’autrui de l’annonce et de la mise en place presque immédiate du cessez-le-feu et de la négociation avec l’EZLN. Paradoxalement le “vote pour la paix” peut avoir pour effet, de laisser croire aux conservateurs du PRI, qu’il s’agit d’une autorisation pour faire la guerre, et pour mater la révolte zapatiste.

Il est étonnant de constater que le PRI n’a pas fêté sa victoire. Cardenas a réuni beaucoup plus de gens le lendemain des élections pour protester contre l’ampleur de la fraude. Cardenas a dit : “Il s’agit de une fraude monstrueuse ! “. Il est vrai, que de 3 à S millions de voix pour le PRI pourraient être frauduleuses et il est vrai aussi que si cela était prouvé, l’élection devrait être annulée comme il serait normal de le faire dans n’importe quel pays démocratique. Cela demeure encore impensable au Mexique. Les sauvegardes procédurales des contestations sont assez compliquées pour faire désister ce qui ce soit.

Fraude ? demandent les médias et les observateurs internationaux. Bien sûr, il y a eu une fraude systématique, informatique et même dans le plus pur vieux style… mais cela n’explique pas l’ampleur de la victoire gouvernementale. Il est possible que le taux de participation ait été gonfle : il est très peu crédible qu’il ait pu atteindre le 77 % de la population inscrite (pourcentage exemplaire même pour des pays développés), quand, en même temps, on constate un nombre important d’électeurs inscrits et empêchés de voter, car gommés des listes électorales. Le montant de voix pour l’élection présidentielle dépasse d’à peu près 20 % le montant de ceux pour l’élection de sénateurs et de députés. Il est difficile de croire que les gens, une fois en possession des bulletins de voix (pourtant personnels et numérotés) les aient gardés sans s’en servir pour les détruire plus tard. Et finalement, comme l’affirme José Barberan, expert informatique auprès du PRD, les fraudeurs ayant accès au système de scrutin auraient utilisé des jeux de petits et moyens logarithmes pour gonfler les résultats là où il n’y a pas eu des représentants de l’opposition. Toute la fraude décelable est importante, mais elle n’explique pas la défaite de la gauche.

Si le succès de l’alliance des droites néo-libérales et corporatistes ne signifie pas la fin de la crise historique du PRI (avec son plus bas score de tous les temps) ; la défaite de la gauche (Cardenas et le Parti de la Révolution Démocratique) ne s’explique pas seulement non plus par le succès du PRI. Par ailleurs, le débat à la télévision (le premier de l’histoire mexicaine) entre Zedillo, Cardenas y Fernandez de Ceballos aurait montré grâce à l’agressivité médiatique de ce dernier que le caractère sévère de Cardenas dans ce contexte a joué contre lui. Après le débat Fernandez de Ceballos serait monté en flèche dans les sondages mais soudain il a pratiquement arrêté sa campagne pendant presque un mois, laissant le champ libre à Zedillo et à l’attaque publicitaire contre la gauche et contre Cardenas.

Le PRD n’a pas su ou n’a pas pu contrer la force de la propagande qui a été diffusée, même de façon subliminale, par tous les moyens dont la télévision aurait réussi à montrer sa virtuelle arrivée au pouvoir comme un choix pour la violence et la guerre. Or, d’après certains hebdomadaires, le PRI aurait dépensé dans la campagne électorale près de 1 % du PIB. Il a fait appel à des spécialistes allemands de propagande politique, et a mis en place une permanence de campagne dans un bâtiment de vingt étages, avec quelques mille personnes qualifiées et très bien payées, en plus des appareils normaux du parti.

La gauche a été incapable d’offrir une option nettement différenciée de celle du PRI. Cardenas a misé sur un “possibilisme” centriste. En outre, le programme de gouvernement proposé par le PRD pour sortir de la crise était divisé en trois étapes sur six années : deux de stabilisation, deux de croissance et finalement deux de mise en marche des programmes sociaux. Cette mécanique n’a guère convaincu. Le parti de la gauche n’a pas su non plus, surpasser les crises internes des fractions en reproduisant les vieilles querelles entre ex-communistes et ex-trotskystes, entre ex-maoïstes, ex-guerilleros et ex-priistes.

Mais, disons-le clairement la faiblesse du PRD a été de sous-estimer la capacité d’action et de recomposition du parti d’État. Il y a eu, certes, de la naïveté. Dans le contexte électoral, le PRD a entretenu des rapports inutilement ambigus avec l’EZLN.

Le facteur EZLN

L’Armée zapatiste de libération Nationale a tenté de rompre l’encerclement et le virtuel embargo imposés par l’armée régulière sans pourtant violer le cessez-le-feu, en faisant appel à une Convention Nationale Démocratique au cœur de la jungle dans les sanctuaires zapatistes du Chiapas. Un nombre d’organisations politiques et civils de tous genres ont répondu à cet appel (dont le PRD et toute la gauche extraparlementaire). Il y a eu aussi quelques 3.000 “observateurs”.

La Convention s’est tenue en deux étapes dont la première s’est déroulée à San Cristobal de las Casas. La deuxième phase, conçue comme “assemblée générale” a été réalisée à L’Ejido d’Aguascalientes dans un scénario construit “à la main” avec une toile gigantesque surplombant un auditorium fait de tronçons d’arbre. Au fond du podium, deux drapeaux mexicains servaient de cadre au portrait de Zapata. C’était au début du mois d’août. Lorsque la journée inaugurale touchait à sa fin, une pluie diluvienne qui s’est abattue sur la Convention, a fait tomber la toile et a accélère la prise d’accords (minimes) le lendemain : résistance civile et pacifique si le PRI orchestrait la fraude le 21 août, et constitution de la Convention comme une organisation politique à laquelle obéirait même l’EZLN. Mais la Convention n’était qu’un scénario et elle trébuche maintenant sur les mésententes entre l’extrême gauche et le PRD et sur la faiblesse d’une constellation de forces et d’individus non organisée qui va de chrétiens militants de base jusqu’aux groupuscules les plus dogmatiques. L’EZLN s’est vu obligé de reprendre son propre commandement.

Au Chiapas, l’EZLN a appelé à voter pour le candidat du PRD au poste de gouverneur. Dans un état où le PRI avait obtenu auparavant à chaque élection près de 90 % des voix, le résultat (on ne sait pas avec quel volume de fraude), a été de 49 % pour le PRI, et 38 % pour le PRD. La mobilisation des forces démocratiques après les résultats a mis en branle plusieurs milliers de personnes dans tout l’état, mais sans conséquences précises, puisque le PRI a défendu à tout prix son pouvoir dans cette région en conflit. Cependant, l’EZLN et son organisation légale paysanne, a continué sur la voie de la mobilisation indigène. Fin septembre, plusieurs milliers d’indiens des états de Chiapas, Tabasco, Oaxaca et Veracruz se sont manifestés à San Cristobal pour exiger leurs droits à la terre, au travail et le respect de leurs langues et leur identité, tandis que les propriétaires des grandes extensions de terres de pâturage et la police du gouvernement local faisaient de la provocation en expulsant les indiens des terres occupées au cours de l’année, sous le regard narquois de l’armée régulière.

Peu avant une nouvelle convocation pour tenir la convention à San Cristobal, le sous-commandant Marcos, en porte-parole de l’EZLN a déclaré, depuis la jungle, mais par téléphone via satellite, à l’occasion de l’Exhibition de la vidéo de la première convention dans une salle de cinéma à Mexico, qu’ils ont été laissés seuls encore une fois. De plus, l’EZLN a frappé de son poing sur la table des négociations pour accuser le gouvernement de manque de volonté politique pour atteindre la paix, et de mobiliser l’armée régulière pour déclencher la contre-insurgence. Salinas, qui ne veut pas de bain de sang pour ne pas souiller ni compromettre sa possible nomination à la tête de l’Organisation Internationale de Commerce, a répondu aussitôt pour reprendre les entretiens. Auparavant, il avait lui-même déclaré que trouver une issue à l’affaire Chiapas serait difficile pour ce qui restait de son mandat, c’est-à-dire, jusqu’en fin novembre. Dans le secteur des dinosaures de l’équipe de Zedillo, ceux qui voudraient avoir les mains libres pour traiter à leur manière l’insurrection semblent mécontents.

En guise de conclusion…

Le Mexique, pays stratégique pour le cœur du capitalisme, à la frontière de l’empire américain, récemment intégré à l’ALENA, n’est pas seulement un pays multiculturel. Il est aussi une sorte de corne de l’abondance qui débouche sur le sud nord-américain ; un fleuve de marchandises, dont une force de travail bon marché inépuisable ; un pays engagé dans un processus inégal de restructuration économique et industrielle, conduit par un groupe informatocratique aux commandes de l’un des derniers partis d’État existants et résistants au monde, qui a tout fait pour le mettre sur les marches du néo-libéralisme, sauf bien entendu, en ce qui concerne la reforme politique et le combat contre la maffia avec laquelle il commence à se confondre ; ce que risque de devenir une source permanent d’instabilité et de conflits à la colombienne hyperlibéralisme économique, trafic de drogue organisé et influent, pouvoir militaire accru, forte église conservatrice et guérilla permanente.

Dans ce contexte, bien que les résultats des dernières élections n’aient pas permis la transition vers la démocratie, on peut voir une subversion antiautoritaire dans la crise profonde du PRI, mais également dans l’émergence et la pratique des contre-pouvoirs, présents aussi bien dans les métropoles avec la socialité alternative des réseaux des organisations des quartiers, que chez les indiens et les paysans qui cherchent leur autonomie face à l’État, d’abord paternaliste puis irresponsable, ainsi que dans les territoires sans État de la guérilla zapatiste et le mouvement qui la suit, ou dans le monde post moderne de la communication et la production postindustrielle. Cette subversion antiautoritaire se trouve dans les énergies déchaînées par les flux de la société organisée, avec les femmes qui se libèrent, les organisations non-gouvernamentales à buts spécifiques, les jeunes universitaires, les nouveaux travailleurs sujets de la recomposition productive et les nouveaux sujets de la lutte démocratique qui, en tant que mouvement exerçant une certaine pratique de la société, sont tous pour l’ébranlement du pouvoir du parti-État et pour la construction, dans la diversité, d’une démocratie radicale.