Chroniques

Monogrammes IX

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(Monogramme : traits flottants, incertitudes, suspens, paralysies…)

Vingt-sept août mille neuf cent quatre vingt douze : comment voulez-vous commencer à rédiger une chronique, qui ne paraîtra pas avant deux mois dans Futur antérieur, alors que la guerre fait rage en Bosnie-Herzégovine et qu’on ne sait pas à quoi enfin les nations (?) vont se décider ? alors que les sondages commencent à donner le “non” vainqueur au référendum français sur l’Europe et qu’on ne sait pas à quoi le peuple (?) va se décider, ni à quoi on va soi-même (?) se décider ? alors qu’on – toujours des “on”, tous différents, tous étrangement communs dans une commune misère – meurt de famine en Somalie et que les rebelles interceptent des convois d’aide alimentaire, sans qu’on sache à quoi la communauté internationale (?), le droit (?) et l’humanité (?) pourraient se décider devant cette situation ?
Que dire, écrire, alors qu’on en a par-dessus la tête de l’aporie généralisée, et aussi de ce sentiment mêlé de révolte et de honte qu’on éprouve, parce qu’on est “de gauche” et qu’en conséquence on se “sent concerné”, mais on est dans sa maison de vacances, et on tape sur son ordinateur après avoir coupé du bois pour mettre cet hiver dans la cheminée… Il ne s’agit pas d’avoir, en plus du reste, mauvaise conscience. Il s’agit de prendre la juste mesure d’une impuissance accablante. Il n’y a pas un seul geste à faire, et il n’y a rien à dire : rigoureusement rien qui ne soit déjà dit et redit, et dans l’impuissance. Inutile de s’évertuer pour ajouter quelque chose. On n’a que le pouvoir, et sans doute aussi le devoir, d’inscrire l’impuissance.

Et pourtant, sans gémir à la façon des belles âmes, qu’elles soient “humanitaires” ou “de gauche”. Car pour la Somalie ou pour la Bosnie (entre autres), il est déjà trop tard, de toutes façons, quels que soient les bilans des désastres lorsqu’ils seront parachevés : et les gémissements n’auront été que la pauvre rumeur confuse donnant la base continue de ce concept des cris et de détonations. Et pour l’Europe aussi, il est sans doute trop tard, quoiqu’il advienne du référendum français, pour détourner un processus qui n’ouvre guère d’autre horizon que celui des positions de force déjà acquises.
Si l’on me dit que la seule chose à considérer est que le traité de Maastricht signifie la paix dans l Europe de ses signataires, et une garantie de paix à venir pour ceux qui les entourent, je me demande si cette paix n’est pas déjà acquise, et dans des termes léonins qui sont ceux du marché (voir, par exemple, la clause d’indépendance de la Banque Européenne). On me dit alors qu’il n’y a pas d’autre voie que le marché, aucune alternative économique. Il n’y a que les glissements tectoniques du capital, de la zone de libre-échange nord-américaine à l’anneau du Pacifique, et à l’Europe, et les projections, expansions, collisions et compétitions de ces masses…
A tout le moins, ceci demande qu’on soit net : s’il y a là encore quelque chose de la politique, celle-ci ne se détermine plus par une destination sociale (le “social” n’est décidément qu’une annexe, il est nécessaire en tant qu’il fait partie de l’intendance – pas besoin d’être un vieux marxiste attardé pour le dire). S’il y a de la politique (ce qui n’est pas tout à fait sûr), elle se détermine à nouveau tout entière selon des figures des destins collectifs (nations, peuples, Etats, supranationalités, etc., et leurs rapports, reconnaissances, identifications). Tout se passerait alors comme si quelque chose de 1789 était, pour la première fois profondément désarticulé ou dissocié. En effet, 1789 représentait l’irruption du “social” dans le politique, ou la refondation du politique par une intégration en lui du “social” (lequel, en fait, n’existait pas comme tel auparavant). Non seulement le destin de Figures de peuples (des Souverainetés), mais des peuples se donnant en eux-mêmes la forme (sinon la “figure”), prescrite sous le triple schème indissociable “liberté, égalité, fraternité” (des socialités, des communautés, des être-ensemble). De cela, il ne serait plus question – pour ne rien dire de ce qui, plus tard, dans les formes de 1848, de 1870, de 1917, de 1936, de 1956, de 1968, se sera plus ou moins clairement cherché comme un remodèlement, ou comme une réinventions du schème inaugural.
J’ai assez soutenu ici même l’idée que la politique actuelle souffre d’un manque de “figure” ou de figuralité pour pouvoir dire que la figure ne peut suffire à elle seule et que la dissociation de la politique ‘ figurale” et de la politique “sociale” – ou de la politique de l’identification collective et de celle du rapport de tous avec tous – me paraît au moins ne pas aller de soi. Le mot de “socialisme” postulait le refus de cette dissociation. C’est parce que ceux qui portaient ce nom acceptent la dissociation qu’ils ne méritent plus leur nom. Mais si ce n’est pas la simple défaillance de quelques-uns, et si ce nom est en fait emporté par l’histoire, il faut penser cet événement – et non biaiser avec lui.
Or on biaise lorsqu’on fait comme si toutes les exigences socialistes restaient intactes, mais devaient simplement en passer par un moment d’adaptation à des données nouvelles (je ne parle pas tant ici de ceux qui portent une étiquette “socialiste”, que de ceux qui affirment une exigence “de gauche”, voire parfois “révolutionnaire”, tout en remettant à plus tard ses manifestations, et en donnant quitus, pour le présent, à tout ce qui se fait sous les couleurs de l’inéluctable ou du moindre mal). Avec cela, on évite en fait de toucher à la question politique dans sa radicalité.
Si les deux aspects du politique que je schématise plus haut sont indissociables, toute accommodation de la mise entre parenthèses du “social” est une trahisons politique. Si, au contraire, il fallait conclure que le “social” est un fourvoiement ou une impasse (personne n’oserait le dire, mais on sent bien, aujourd’hui, qu’on pourrait commencer à le faire), alors il faut avoir le courage et la force de l’analyse. Sans oublier pour autant quel accablant cortège forme dans l’histoire la succession des Figures souveraines, Royautés étouffantes, Empires tyranniques, Églises rapaces…
Si c’est cette question qui est posée (je n’en sais rien : je forme l’hypothèse qui affleure de toutes parts, et que personne ne veut énoncer), alors il faut sans doute se demander si la dissociation de deux postures ou postulations politiques ne tient pas à ce qu’on fait basculer d’un seul côté (le “figura!”) toute la transcendance, et de l’autre (le “social”) toute l’immanence. Alors que c’est précisément de penser l’une dans l’autre, par l’autre, qu’il devrait s’agir – ou bien, et mieux, il devrait s’agir de sortir du couple de l’immanence et de la transcendance. Il n’est pas certain que la pensée du politique en soit jamais sortie. Peut-être s’est-elle installée, en 1789, dans une secrète contradiction interne à cet égard.
Et si -pour le dire très vite – “politique” signifiait précisément “transcendance” dans l’ “immanence” ? incommensurabilité de l’être-en-commun avec aucune Souveraineté, ou bien, souveraineté sans souveraineté de cet être-en-commun ? Si “politique” signifiait ce qui nous attend dans l’accomplissement enfin effectif de la “mort de Dieu” ?
A éviter de poser ces questions – et c’est bien cet évitement qu’on peut le plus amèrement reprocher à tous les “socialistes”, c’est-à-dire à nous tous – on se condamne à voter pour la nécessité, à souscrire aux ruses de la raison écotechnique, et à gémir sur les malheurs qui nous “concernent” mais auxquels nous ne pouvons rien.
Ce qui revient, au fond, à admettre que la “démocratie” n’existe que comme la forme idéologique du “management”. Et peut-être faut-il, en effet, que l’évidence démocratique en vienne à se déchirer de manière irréparable pour que nous soyons capables de ressaisir et de réinventer les exigences de la démocratie.
En attendant, qu’y a-t-il de démocratique dans un référendum où le “oui” signifie l’acceptation de la nécessité “européenne”, ou de ce qui se passe pour elle, tandis que le “non”, bien loin de signifier une option adverse, signifie avant tout le rejet du pouvoir français, usé par sa gestion (pas si mal réussie) de ladite nécessité, et ne concerne guère l’Europe ? C’est comme si on me donnait le choix entre dire “oui” à l’automne qui vient, et dire “non” au présentateur de la météo sur FR3.

Et si, en fait, il en allait autrement ? Et si, demain, le “social” faisait durement sentir sa nécessité, et sa révolte ? Qu’aurions-nous gagné à n’en rien prévoir, et à gémir dans la supposée “impuissance” des belles âmes “concernées” ?
Alors ressurgit aussi cette question très simple : est-il vrai, est-il tout uniment et inexorablement vrai qu’il n’y ait, aujourd’hui, aucun choix, aucun parti “social” à prendre ? Je ne demande pas s’il y a un autre “sujet” de l’histoire à faire surgir des limbes de tous les socialismes : mais s’il n’y a rien d’autre à faire aux inégalités, aux pauvretés, aux exclusions, aux expropriations matérielles et symboliques.
Mais si, demain aussi, le `figural” faisait en même temps valoir ses droits, sans avoir été repensée, c’est-à-dire comme il le fait dans les discours nationalo-ethno-populo-identitaires ? Si, du coup, nous nous retrouvions devant ce que nous savons : la conjonction immédiate, non pensée mais violemment agie, en acting out, du figural et du social, bref, devant le fascisme ? La question devient alors : n’y a-t-il pas vraiment rien d’autre à penser que l’alternative entre une mécanique écotechnique désormais privée de toute idée régulatrice (y compris celles du `progrès” ou de la “science”), d’une part, et d’autre part l’érection de Figures primaires, pulsionnelles, captatrices et destructrices, à la séduction ruineuse ?
En vérité, cette question est posée depuis l’entre-deux-guerres. Tous les procès qu’on intente depuis quinze ans aux Heidegger et aux Pavese de toute espèce -procès bien fondés, la plupart du temps, mais le plus souvent bien mal instruits – tournent autour de cette unique question. Ce n’est pas la “construction de l Europe” telle qu’on la propose, et surtout pas entre Sarajevo, Los Angeles et la Somalie, qui permet d’y répondre.

Treize septembre : si l’on me dit que le référendum aura eu l’immense avantage de faire ressurgir le débat politique dans ce pays, je l’accorde sans hésiter. J’ajouterai même, pour insister sur un motif auquel je tiens, que c’est une fois de plus la preuve du caractère dérisoire de tous les discours consacrés à la “médiatisation” de la politique, à la dissolution des débats sérieux dans le cirque télévisuel, etc. Les “médias” n’occupent que la place qu’on leur donne, un point c’est tout. Ils n’ont aucune vertu magique ni puissance diabolique. Qu’ils aient la force des intérêts qui y sont investis, comment en douter ? Mais en cela, ils n’ont rien de spécifique.
Mais revenons au “débat politique” : lequel ? Si l’on me fait entendre que c’est un débat entre les divers “national populisme” et l’Europe comme au-delà du nationalisme, je réponds qu’on se dissimule ainsi quelque chose. Il est vrai que le plus visible du débat se sera condensé en ces termes. Mais cela revient précisément à occulter l’autre débat. Et lorsqu’on veut montrer qu’on ne l’occulte pas, on déclare qu’il sera temps de s’occuper de ces questions après le référendum ! Ce qui revient à dire qu’on les traitera aux conditions fixées par Maastricht.
Avec le temps qui passe, et les sondages qui se balancent à 50150, j’ai de plus en plus l’impression que parmi ceux qui se veulent “de gauche”, les tenants du “oui” déclarent en choeur “oui, mais je n’aime pas ce traité”, et ceux du non : “non, mais je ne sais pas quoi proposer d’autre”. Chacun dit ainsi “oui, non” – et au lendemain du référendum, chacun ira dire, selon les effets qui s’en suivront, qu’il avait voté avec telle et telle réserve, condition in petto et autre reservatio mentalis. jésuitisme.
Ainsi, il n’y a pas de débat de gauche – il n’y a qu’un débat de droite, entre protectionnisme et libéralisme, en effet.
Je ne peux pas y prendre part. Je sais bien que l’enjeu est plus complexe, et je suis, par ailleurs, absolument convaincu de la nécessité de l’Europe. Mais devant la fausse alternative qu’on présente à se décision, le citoyen, en moi, se rebelle : il est privé, dans ces conditions, d’à peu près toute sa liberté, sa responsabilité et son exigence politique. Il s’abstiendra donc, je le crains.