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Monogrammes XIII

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(Monogrammes : inscriptions singulières, traces
d’efforts, de peines, de labeurs, de sueurs)

Du travail

La visée dernière de Marx n’était pas simplement la gestion libre, égale et socialisée de la nécessité des « échanges organiques avec la nature ». Car c’est seulement « au-delà de cet empire de la nécessité que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne fleurit qu’en se fondant sur le règne de la nécessité ». (Fragment pour Le Capital, Pléiade 11, p. 1488). Ce règne de la liberté ne représente pas non plus, pour Marx, une sortie hors de la sphère ni de la catégorie du « travail ». La « puissance humaine » dont il parle ici, il la désigne ailleurs comme « travail » : « quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie » (Critique du programme du parti ouvrier allemand, Pléiade 1, p.1420).

Du travail comme premier besoin de la vie, telle est la question. Comment l’entendre ?
Il est à noter que cette phrase est précédée de celle-ci : « quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel ». C’est à noter parce qu’il n’y a pas besoin d’être maoïste, ni d’expédier les profs aux travaux forcés, pour affirmer que nous ne pourrons pas nous tenir quittes de la question posée par cette 0opposition : elle expose au moins une figure déterminée, et très précisément, socialement et politiquement concrète, du problème général du « règne de la liberté ». Sans doute, les termes de l’opposition doivent être soigneusement analysés dans une situation où les travaux informatisés, le secteur tertiaire, le travail dit « social », etc., brouillent en surface une distinction « intellect/corps » qui était encore relativement, et phénoménalement, simple pour Marx. Mais le cortex et les nerfs sont du corps, ainsi que les yeux, les oreilles, les mains… Réciproquement, tout le corps intervient, muscles et os, dans le travail dit « intellectuel ». Ergo : l’opposition en question est – mais elle n’est que – une figure de la distinction entre le travail comme « moyen » et le travail comme «fin ».

C’est dans cette distinction que tient sans doute l’essentiel de la problématique, de l’attente, et peut-être de ce qui jusqu’ici a fonctionné comme aporie marxienne. (« Jusqu’ici » : parce que, sans recommencer à jouer aux prophètes, nous sommes fondés à prévoir de la révolte…).

Pour passer du travail comme moyen (tout est là : moyen, médiateur, opérateur de/par la négativité, ou bien… ?) au travail comme fin, ou du travail nécessité au travail libéré, il faut à la fois changer complètement de sphère, et pourtant conserver quelque chose dont l’identité se tiendrait sous le nom de « travail ». Cette dialectique est-elle possible ? Est-il possible d’arracher au « travail » le secret d’une transmutation de la nécessité en liberté ? Plus même : est-il possible d’arracher la « dialectique » au « travail » ? Ou l’inverse ? Je l’ignore. Il est au moins nécessaire d’en explorer les conditions.

Et tout d’abord, il est nécessaire de dénoncer ce qui, dans l’ordre actuel des choses en pays développé, revient sans doute à introduire sournoisement la croyance (l’idéologie) que cette dialectique a lieu. Parce que beaucoup de formes extérieures du travail ont changé, parce que l’image prégnante du travailleur de force s’est estompée (comme s’il n’y avait pas toujours des aciéries, des chaînes de montage, des outils très lourds et des matériaux très durs, des poussières, des gaz… – pour ne rien dire ici de la division des tâches entre les immigrés et les autres, entre le Nord et le Sud), parce que la distinction patente de la rente et du travail a disparu, parce que la récente expansion du capitalisme financier entretient le leurre des petites satisfactions boursières, et pour d’autres raisons encore qu’il faudrait mettre au jour, il semble que la catégorie du « travail » s’étend et se distend presque jusqu’à la dilution, comme prête à « imprégner toutes les sphères de l’existence » (ainsi que Marx le voulait de la politique) – et cela, malgré, ou peut-être bien avec une opposition plus tranchée qu’auparavant entre le « loisir » (aux brillantes images de Club Med) et le « travail ». Insidieusement, sans vraiment se proposer comme telle, une thèse du travail auto-finalisé se répand à travers ce qui est réalité un devenir-laborieux généralisé de l’existence sociale.

A supposer que les pièges de cette illusion soient évités, vient la question de fond : passer de la nécessité à la liberté en gardant le travail, cela signifie passer de la production à la création, ou bien, en des termes qui seraient plus rigoureux (plus aristotéliciens et plus marxistes), passer de la poiesis à la praxis, de l’activité qui produit quelque chose à l’activité par laquelle l’agent de l’action se « produit », ou se « réalise » lui-même.

Cela pourrait encore se dire ainsi : ce serait passer de la « plus-value » assignable comme extorsion d’une valeur ajoutée, mesurable en termes de force et/ou de temps de travail, à la « plus-value » inassignable en tant que « valeur », et donc à un au-delà de la valeur, ou à la valeur absolue, mesurable à rien (ce que Kant appelait « dignité »), de la fin-en-soi d’une pure autotélie (en outre, chaque fois singulière, incomparable). C’est tout l’économique et toute l’« économie politique », avec sa critique, qui sont en jeu.

En d’autres termes encore : passer du labeur à l’art, de l’une à l’autre « techné », ou bien, de la technique à « elle-même », si c’est possible… On trouverait, pour un tel programme peut-être impossible à programmer, bien des jalons chez Marx lui-même.

(A titre d’exemple du nœud de la question chez Marx « Diminuant non plus au profit du surtravail, la réduction du temps de travail nécessaire permettra le libre épanouissement de l’individu. En effet, grâce aux loisirs et aux moyens mis à la portée de tous, la réduction au minimum du travail social nécessaire favorisera le développement artistique, scientifique, etc., de chacun. » (Pléiade II, p. 306). Le nœud, la nodosité de la question tient à l’enchevêtrement des notions de surtravail (qui est, selon le contexte, le travail « volé », comme « temps de travail »), de travail social – que serait donc un travail non-social, asocial ? -, de travail social nécessaire et de son corrélat implicite (?), un travail social libre, ou un surtravail – art ou science – qui devrait travailler le travail au-delà de son aliénation).

Il s’en suit trois questions de taille :

1) Le premier et le second « travail » sont-ils, à quelque égard, de même essence, ou non ? Le travail travaille-t-il le travail ? C’est peut-être la grande hypothèse et/ou question de Marx. Héritée de Hegel, mais coupant court, par son tranchant, à ce qui restait entendu de Kant à Hegel, à savoir que le travail travaille et libère le travail de lui-même en passant d’une classe à l’autre et simultanément d’un registre (« corporel ») à l’autre (« intellectuel »).

2) Le passage de l’un à l’autre s’opère-t-il par « travail » – et en quel sens – ou non ? (Il me semble, sans que je puisse en être certain, que ce sont les questions auxquelles n’ont pas répondu les penseurs d’un marxisme dégagé de l’exclusivité du modèle productif, ou du modèle de l’accomplissement « communiste » du capitalisme, aussi bien, par exemple, Maximilien Rubel que Michel Henry).

3) La technique aurait-elle à faire avec cet hypothétique passage (conformément, dans une certaine mesure, aux vues de Marx) si, comme j’incline à le penser, son essence ne doit plus être considérée à la manière dont Heidegger a cru pouvoir le faire (du moins sur le registre le plus connu, et le plus convenu, de son discours), c’est-à-dire comme une extorsion opérée sur la nature, elle-même « arraisonnée » comme « stock », mais d’une tout autre manière, comme infinitisation de la « production et de l’« oeuvre », ou comme « désœuvrement » ?

Ces questions sous-tendent l’énorme ambiguïté qu’emblématise depuis longtemps la maxime ou le slogan qui dit que « Le travail rend libre ». Idéologème bourgeois et benoît d’une dialectique molle menant de nécessité en liberté, la formule a fini, comme on sait, en affreuse dérision inscrite au fronton d’Auschwitz (Arbeit macht frei).

Mais à supposer que la formule puisse être pensée autrement, à supposer que « le travail » accède à la liberté, la formule elle-même fait bien voir ce qui lui manque : car elle n’énonce pas que le travail se rend libre, ce qui est le problème de Marx.

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Sans prétendre aller plus loin, j’ajouterai seulement ceci à la description du problème :

a) Un travail rendu libre et auto-finalisé, cela reviendrait-il à ériger le travailleur enfin dernière ? On sait que cette figure fut celle que Jünger érigea en figure annonciatrice d’un monde nouveau, et que le Heidegger du Discours de rectorat en reprenait l’inspiration. L’agent, le sujet, l’homme, le Dasein ou la singularité de la praxis peut-il être « le travailleur » ? Le doit-il ? Doit-il, peut-il y travailler ? (on comprend qu’il y a tout un thème de la révolution comme travail qui se trouve ici enjeu : Revolution als Arbeit Oder als Spiel…).

b) Il y a au moins quelque chose qui reste impensé lorsqu’on veut penser un travail qui (se) libérerait : c’est la dureté du travail, c’est sa dimension de peine (adhérente au concept au moins par l’étymologie, comme on sait). Le travail libre, et/ou le travail par lequel le travail se libérerait (de) lui-même, est-il encore pénible ? Que voudrait dire un travail sans peine ? Ce n’est pas seulement une question de mot. C’est à coup sûr, beaucoup plus radicalement, une question ontologique : il y va de l’ontologie de la nécessité, de la nécessité du « corps », de la « nature » et des « besoins ». Peut-être manquons-nous d’une phénoménologie ontologique de la peine, d’une pénibilité qu’on dirait, en langage heideggérien, « existentiale ».

Passer de la nécessité à la liberté, serait-ce passer de la peine au plaisir ? Dans le passage, n’y a-t-il pas de peine ? Et dans le plaisir lui-même ? Que fait donc ici, par son voisinage historique, cette catégorie du « sublime » en tant que mixte de peine et de plaisir ? Y aurait-il du travail sublime ?

En vérité, j’essaie seulement d’énoncer ces questions, parce qu’elles sont là, inévitables. Je ne leur ai pas supposé de répondre.

Je n’invite pas du tout à transformer une dialectique conquérante en sa propre dialectisation par un dolorisme ontologique – en fait, tout bonnement moralisant, – qui sans doute est déjà présent dans l’idéologie du « travail qui rend libre » (« Travaillez, prenez de la peine : c’est le fonds qui manque le moins »… Toute l’ambiguïté de la fable est résumée dans son dernier vers : « Que le travail est un trésor. » Ce trésor est-il valeur, ou l’au-delà de toute valeur ? Comment penser le fonds ?). Mais je remarque que pas plus Marx que Heidegger, et pas plus Michel Henry que Jünger ne prennent en vue, directement et pour elle-même, la peine du travail. Tout au plus en étudiant les textes, la trouvait-on, présente sous la forme déjà médiatisée, dialectisée, transsubstantiée de l’effort nécessaire, comme on sait, à toutes les grandes conquêtes, et surtout à celle de « soi-même »…

(Et c’est ainsi, peut-être, qu’on trouverait chez Marx, au-delà de la peine soulignée dans le travail aliéné, une remarque comme celle-ci, dont l’analyse contextuelle fine reste à faire : « Les travaux vraiment libres, la composition musicale par exemple, c’est diablement sérieux, cela exige même l’effort le plus intense. » (Pléiade, II, p. 289). De manière générale, me suggère Denis Guénoun, y a-t-il ou non chez Marx travail non aliéné ? Cela est-il équivalent à « travail non pénible » ? Ou encore : que signifie « aliénation » ? Cette question ne fut pas par hasard, il y a quelque trente ans, une ligne de fissuration du monolithe communiste. Elle peut être transcrite ainsi : que signifie « auto-production » ? poiesis, praxis, ou bien encore, inouïe, autre chose ? Se pourrait-il qu’il y ait à surmonter (?) la distinction, et à manier une pensée poiepraxe ou praxepoie ?).

Propédeutique minimale à de telles questions : c’est à la thématique de la force qu’il faudrait ici se soustraire, aux motifs de l’effort, de la force et de la puissance, de la Macht du machen (et peut-on le faire au nom du « travail » ?), car la peine, la passivité, la passion ou la passibilité attachées à la peine ne relèvent pas de ce registre, pas plus, du reste, qu’elles ne relèvent du registre moral de la condamnation chrétienne, à laquelle le travail a été attaché (mais attaché aussi à une rédemption, qui peut-être a laissé des traces chez Marx).

Peut-on penser « la sueur du front » à l’écart de la force et à l’écart du péché ?

(Marx : « ” Tu travailleras à la sueur de ton front ! ” Cette malédiction, Adam la reçut de la bouche de Jéhovah, et c’est bien ainsi qu’Adam Smith entend le travail ; quant au ” repos “, il serait identique à la ” liberté ” et au ” bonheur “. C’est le moindre souci de Smith que, ” dans son état normal de santé, de force, d’activité, d’habileté, de dextérité “, l’individu ait également besoin d’une quantité normale de travail qui mette fin à son repos. » – Pléiade, II, p. 288-289 = Grundrisse).

Du travail comme besoin, besoin d’une quantité normale de ce besoin ? Questions dérisoires ou détestables pour qui sort des camps, du stakhanovisme ou du fordisme (à supposer que quiconque en soit sorti, ou que l’on sache ce que veut dire, ici, « sortir de »). C’est évident (mais il ne faut tout de même pas l’oublier). Comme toutes les évidences, cela profère une énigme.