Michael Hardt et Antonio Negri, éditions La Découverte, septembre 2004 Pendant toute la lecture de Multitude, le récent livre de Hardt et Negri, j’ai ressenti un profond
malaise, malaise car en même temps j’adhérais à l’esprit du livre, à son intention, au projet
politique qu’il vise à construire. Comment l’exprimer en termes conceptuels ? Comment passer d’un
affect à une critique qui se situe dans le même plan que le livre, critique qui ne soit pas que
négative, destructrice, qui tente d’être productive ? Je ne peux ici qu’esquisser une réponse.
Tout tient à l’usage surabondant du mot et qualificatif de “commun”. On trouve ce mot pratiquement à
chaque page, et plusieurs fois par page. Le lecteur qui s’enfonce dans la lecture du livre se trouve
comme cerné par ce mot, qui revient sans cesse de manière lancinante, qui s’impose comme réponse à
tout problème, toute question, à toute objection possible, qui clôt de multiples développements
possibles, qui auraient pu épouser bien d’autres pistes. La notion de “commun” s’impose de manière
téléologique, comme s’il fallait que tout se résolve et se fonde dans le “commun”. Cette finalité,
ou disons ce projet, est énoncé par les auteurs d’entrée de jeu, avec honnêteté : « il s’agit plutôt
pour nous de la possibilité de découvrir le “commun” qui nous permet de communiquer et d’agir
ensemble, tout en maintenant nos différences » (p.7).
Tout part de la définition de la multitude, et plus exactement de la manière dont elle sera traitée
dans le livre. Cette définition commence par opérer une identification entre “différences” et
“singularités”. Dès la page 8, plusieurs définitions se bousculent, données comme équivalentes : «
La multitude se compose d’innombrables différences internes, qui ne sauraient être réduites à une
unité ou à une identité singulière », « La multitude est une multiplicité de différences
singulières », « l’enjeu de ce concept (de multitude) est de penser une multiplicité sociale capable
de communiquer et d’agir en commun tout en maintenant ses différences internes ».
Très clairement, différences et singularités sont des termes donnés pour équivalents, comme si la
différence impliquait par elle-même le singulier, comme si toute reconnaissance d’une différence
était reconnaissance d’une singularité. A aucun moment, il n’est donné un concept de « singularité », ni même développé une démarche qui explique ou exprime en quoi consiste le singulier.
On pourrait dire qu’il s’agit là d’une simple querelle de mot. Néanmoins, le problème qui d’entrée
de jeu est esquivé, qui n’est pas posé, est celui d’une « composition de singularités ». Les
singularités sont réduites à des différences, et ces différences sont à “maintenir” dans la
recherche du “commun”. Et quand il est dit que la multitude se compose d’innombrables différences
internes, l’expression “se compose” est purement descriptive. Elle n’a rien à voir, par exemple,
avec ce que Spinoza entend par “composition” de corps. Et on ne trouvera, dans le livre, aucune
analyse d’une quelconque composition, ce terme restant toujours employé de manière descriptive. Et
ceci est logique, puisque la référence au commun remplace l’analyse réelle des compositions (et de
leurs difficultés internes). Pourquoi composer des puissances, par exemple, alors que l’on peut
mettre en lumière leur commun?
Concrètement : il n’y a, dans le livre, aucune analyse d’une quelconque singularité, considérée
comme telle : aucune singularité individuelle, aucune singularité d’un groupe social, aucune
singularité d’un événement, aucun singularité d’un conflit. Il n’y a, dans le livre, l’analyse
d’aucun processus de singularisation, d’aucun mouvement d’individuation, strictement rien qui nous
permette de penser le singulier (les singuliers). A fortiori, on le comprend, on ne trouvera rien
sur la manière dont des singularités, tout en restant comme telles, se rapportent entre elles pour
constituer une entité nommée multitude. L’usage, tantôt du mot “différences”, tantôt du mot
“singularités”, est un usage qui, non seulement reste descriptif, mais qui, très souvent, confond
entre “différences” et “diversité”. On pourrait donner de très nombreux exemples de cette confusion.
La multitude, par exemple, est composée d’une diversité d’agents sociaux : les pauvres, les paysans,
les travailleurs intellectuels, les travailleurs de la santé, etc.
S’agit-il de cerner leur
singularité autant que la constitution de leur “commun”? Nullement. De cette diversité, on ne vise
explicitement, à la fois, qu’à retenir ce que ces éléments divers ont en commun, et comment ils
produisent tous du commun. Le commun est partout : avant (ce que nous avons, dans notre être social,
en commun), pendant (toute activité est prise dans des formes de coopération et de communication qui
assurent sa dimension commune : « les singularités agissent en commun », p.131), après (nous
produisons du commun).
Le commun est partout, il surgit de tous les côtés à la fois. Certes, les auteurs insistent à
maintes reprises sur le fait que le commun n’est pas contradictoire avec le singulier (ou avec le
maintien des différences), mais comme strictement aucune analyse n’est produite des processus de
singularisation et d’individuation, ces affirmations tournent à la pure rhétorique. Leur rôle
fonctionnel est d’éviter de rabattre la multitude sur l’unité d’un peuple. On passe du “un” au
“commun”, mais en réalité le “commun” joue le rôle du “un” : c’est un “un multiple”.
Il en est de même dans l’analyse des formes post-modernes de travail : là aussi, nous rencontrons
une pure diversité descriptive, une sorte de liste à la Prévert : « Le travail industriel a perdu sa
place au profit du “travail immatériel”, c’est à dire une forme de travail qui crée des produits
immatériels, tels que du savoir, de l’information, de la communication, des relations ou encore des
réactions émotionnelles ». Que signifie chacun de ces termes ? Que veut dire « savoir », ou «
information », ou « communication », ou « relations » ? Le lecteur n’en saura jamais rien, comme s’
il fallait ignorer, par exemple, tous les débats théoriques autour de la notion de «
communication », et surtout tous les enjeux pratiques et politiques de l’approche sous-jacente à l’
usage de cette notion.
Par ailleurs, le lecteur ne saura strictement rien conceptuellement ni
empiriquement, de la manière dont « communication » et « information » se composent et, souvent, s’
opposent. Le lecteur ne saura rien des débats qui entourent l’usage du mot « relations » dans le
travail, et en quoi ce mot peut être radicalement contesté par ceux qui estiment qu’il rabat les
rapports sociaux, leurs enjeux et leurs lignes de tensions, sur des simples descriptions d’
interactions entre individus.
Quant à l’organisation en réseau, citée à maintes reprises, le résultat est identique : aucune
définition rigoureuse n’en est donnée, mais aussi aucune analyse concrète approfondie d’une
organisation en réseau n’est fournie, pas davantage que ne sont soulignées les différences profondes
entre divers types d’organisation en réseau (par exemple, une des formes les plus actives
mondialement consiste dans les réseaux de sous-traitance, et les systèmes d’information mondialisés
qui les accompagnent. Qu’en est-il de cette forme?). On ne saura rien non plus, concrètement, sur la
profonde ambivalence de ces organisations, qui peuvent autant engendrer de redoutables contrôles à
distance et des isolements forts, que de la communication. Au lieu de faire, de l’organisation en
réseau, un enjeu de luttes, elle devient un “en soi” positif (ou un positif “en soi”).
Là aussi, là encore, les singularités deviennent une pure diversité de manifestations d’un commun.
Du même coup, l’opération consistant à rechercher et découvrir le commun devient assez aisée. On
opère exactement comme ont pu le faire diverses sciences au 18ème siècle : on identifie ce que des
divers ont en commun, leurs caractéristiques communes, « leurs bases communes » (p.395). On opère
comme pour la classification des espèces, à ceci près qu’on parvient à une espèce humaine unique,
une « nouvelle nature humaine » (p.394), voire une « nouvelle race », « une nouvelle humanité »
(p.401) : la multitude. Encore une fois, que cette nouvelle nature humaine ne tue pas les
différences ou les singularités, cela est maintes fois affirmé : « Ces singularités agissent en
commun et forment ainsi une nouvelle race, c’est à dire une subjectivité coordonnée politiquement et
produite par la multitude ». Et les auteurs de souligner « que la nouvelle science de la multitude
fondée sur le commun n’implique aucune unification de la multitude ni une quelconque subordination
de ses différences » (p.401). Certes, mais au-delà la rhétorique, qu’est-ce que cette affirmation
signifie concrètement ? Comment l’affirmation d’une nouvelle nature humaine, d’une nouvelle
humanité, ne pourrait pas être une affirmation qui tue, conceptuellement et pratiquement, les
singularités qu’on prétend protéger ou par le détour desquelles on prétend parler (puisque le commun
est ontologiquement préalable à toute singularité, on ne peut affirmer que la multitude se compose à
partir des singularités, même si parfois les auteurs hésitent dans leurs formulations. On ne saura d
‘ailleurs jamais comment se produisent les singularités) ? Si la multitude produit une subjectivité,
assimilée à la caractérisation d’une nouvelle race, que devient ma subjectivité personnelle ? Est-ce
que, jusqu’à aujourd’hui, toutes les affirmations historiques variées sur la nature humaine n’ont
pas eu, sinon pour fonction, du moins pour effet d’étouffer les clivages, les tensions, les
oppositions, les rapports sociaux, dont la mise en lumière infirme la prétention à pouvoir parler d’
une quelconque « nature humaine » ?
Mais qu’y a-t-il de commun en définitive ?
La réponse centrale est claire : tous produisent en commun la vie, la vie sociale, la biopolitique.
On passe de la production des conditions de la vie, à la production de la vie elle-même. Et tous les
membres de la multitudes, toutes les singularités sont engagés dans cette même commune production
(dont le produit est lui-même commun). Production de la vie? Production de la vie sociale? Les
auteurs utilisent l’une et l’autre formulation. C’est que la production de la vie, tout court, se
trouve désormais mis en jeu dans la production de la vie sociale, et cette dernière implique la
production de la vie.
Parfois, ils disent : production de société.
Certes. Mais on risque de tomber sur une considérable banalité : tout acte d’un individu quelconque
peut toujours être rapporté, en dernière analyse, à la production d’un “lien social”, d’une
“relation sociale”, peut être vu comme une contribution à la production de la société, peut être dit
” produire une forme de vie sociale”.
On peut estimer que le pauvre de la banlieue nord de Sao Paulo produit du lien social et invente une
forme de vie, lorsqu’il passe son temps, avec beaucoup d’ingéniosité, à voler les touristes. Ceci
est d’ailleurs parfaitement vrai, mais pour en dire plus à ce sujet, ce n’est pas sur le commun qu’
il faut d’abord s’arrêter, mais sur la singularité de cette forme de vie, avec toutes ses
inventions, mais aussi toutes ses terribles contraintes.
On retrouve ce type de formulation sociologisante à de nombreux endroits. Par exemple : « le travail
affectif est directement biopolitique dans la mesure où il produit des relations sociales et des
forme de vie ». En réalité, de mon point de vue, cette assertion aurait pu être forte, si les
auteurs avaient effectivement pris en compte la production de la vie, au sens biologique du terme,
mais non seulement cette piste est peu explorée (contrairement à celle de la vie sociale), mais elle
est même récusée pour se démarquer des approches vitalistes. Ainsi : « aujourd’hui, cependant, toute
référence à la vie ne peut que faire référence à une vie artificielle, une vie sociale » (p.229).
Cette réduction de la vie à la vie sociale est dommageable, et d’ailleurs, les auteurs hésitent
eux-mêmes à la tenir jusqu’au bout. Il est de fait que la vie des corps, la vie biologique, est
devenue enjeu politique : dans la guerre (dont le rôle, désormais structurel, est très bien mis en
valeur par Hardt et Negri : j’adhère complètement à leur analyse sur ce point), dans l’extrême
pauvreté, dans les dégradations de l’éco-système, dans les maladies nées de cette dégradation et
dans la diffusion des virus qui ont une dimension planétaire, dans les manipulations génétiques,
etc.
Bref : l’analyse, à mon avis de plus en plus essentielle, de la production-destruction de la vie
biologique n’aura été qu’à peine esquissée, et presque aussitôt rejetée sous prétexte de vitalisme.
Mais revenons sur la notion centrale de vie sociale et, parfois, disent les auteurs, de société
(mais l’adjectif “social” est ici un marqueur du concept de “société”).
Cette notion de vie sociale semble, aujourd’hui, aller de soi. Elle a été intégrée dans le langage
ordinaire. Elle renvoie néanmoins à des choix forts et contestables opérées au sein de la sociologie
classique (dite, faussement, “science de la société”). Les notions banalisées de vie sociale et
société pré-supposent un double processus d’intégration sociale : d’une part, en amont de toute
existence individuelle, le social pré-existe : nous naissons et nous nous socialisons dans une
société déterminée; d’autre part, le social est l’horizon permanent de notre existence : chaque
individu vise à être intégré dans la société et à concourir à son développement. Mais ce qui se
présente ainsi comme une évidence – évidence construite dans des cadres nationaux, mais qui serait
portée à l’échelle mondiale, car à quoi peuvent penser Hardt et Négri, sinon à une vie sociale
mondiale ? – peut être totalement contesté, et l’est par certains courants de la sociologie auxquels
je participe. Ce qui sous-tend ces productions conceptuelles, à l’origine, n’est pas autre chose
qu’un souci d’intégration par l’acceptation de règles communes, né du constat des mouvements de
désintégration (d’anomie) dont des sociologues comme Durkheim sont partis pour élaborer leur
théorie.
Or “société” et “vie sociale” peuvent apparaître comme de pures fictions. La société n’a
jamais existé. Il n’a jamais existé de société moderne unifiée, sinon par les institutions,
appareils, normes et règles censés l’incarner et assurer sa mise en ordre. Une sociologie des
rapports sociaux présente un tableau tout différent : ce qui se prétend être une “vie sociale” est
en réalité un complexe de rapports sociaux, structurés autour de lignes de fractures, de tensions,
d’enjeux, de perspectives divergentes qui ne permettent, en rien, de composer l’illusion d’une
société globale intégrée. Du même coup, toute la phraséologie sur les “relations sociales”, le “lien
social”, etc., participe du même montage d’évidences parfaitement critiquables.
Il est vrai que Marx est très ambivalent sur cette question. D’un côté, il est le vrai fondateur
d’une sociologie des rapports sociaux, en particulier du fait de sa célèbre affirmation, dans les
thèses sur Feuerbach, selon laquelle « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à
l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». Mais d’un autre côté,
dans son souci fondé de rompre avec les conceptions qui partent de l’individu isolé, il a
complètement hypostasié l’usage du qualificatif de « social », sans distinguer clairement entre deux
approches du social : celle qui se forme à partir de la supposition d’une société sensée former une
totalité en soi, et celle qui s’appuie sur la mise en lumière d’un complexe de rapports sociaux. On
pourrait montrer les nombreuses confusions auxquelles cela a conduit Marx.
En clair : il n’existe pas de « vie sociale », autre qu’un composé de vies individuelles et
collectives qui entrent en tension et s’opposent au sein de rapports sociaux, et qui ne forment
jamais un ensemble totalisant, et moins encore unifié (autrement, et de manière toujours inachevée,
que par l’action de l’Etat). L’expression de Hardt et Negri : « production de la vie sociale » n’a
donc, du point de vue d’une sociologie des rapports sociaux, aucun sens. Elle ne recouvre aucune
réalité. Que la multitude puisse remplacer l’Etat et les institutions intermédiaires, là où elles
défaillent, est une perspective qui, non seulement apparaît totalement illusoire (comment la
multitude pourrait-elle surmonter les contradictions qui l’affectent nécessairement, compte tenu de
la pluralité des rapports sociaux à partir desquels elle se développe ?), mais renoue implicitement
avec une vision intégratrice du « tout social », un tout social s’émancipant de la domination de l’
Empire. Que la multitude s’intègre par l’horizontal, la coopération et la démocratie, plutôt que par
le vertical et la souveraineté, ne change rien au schéma d’ensemble.
Les conséquences pratiques, en matière politique, de cette divergence sont très nombreuses. On n’
appréhende pas du tout les luttes de la même manière, selon qu’on pense y voir le germe d’une vie
sociale horizontalement commune, ou selon qu’on pense à des synthèses partielles et disjonctives de
fronts de luttes à la fois enchevêtrées et différenciées, selon la prévalence du rapport (par
exemple, le rapport hommes-femmes est impossible à écraser sous le rapport capital-travail, même si
leurs enjeux s’enchevêtrent, se composent partiellement entre eux). Le rejet explicite, par Hardt et
Negri, de la notion de “synthèse” – je pense personnellement que le concept deleuzien de synthèse
disjonctive, en contre-effectuation des événements, est très juste, nous aide à penser le problème,
car il montre le double mouvement de convergence ouverte et de séparation, lorsqu’il y a à prendre
position sur des événements. Aucune lutte, aucun engagement n’évite que des divergences et
séparations se produisent dans le camp même de ceux qui prétendent lutter ensemble, tout en
proposant de nouvelles recompositions unificatrices, des ouvertures à des compositions inédites, non
prévues au départ de la lutte – pour mieux privilégier le “commun”, indique bien le désaccord. Ils
pensent, dans le droit fil de la sociologie classique, que la multitude a le pouvoir « de créer des
relations sociales communes » (p. 382), qui se glisseraient entre la souveraineté et l’anarchie, ce
qui n’est pas loin d’être le programme d’un grand nombre de sociologues actuels, qui, voyant l’
édifice durkhémien s’écrouler, cherchent, dans les interactions et la communication, un processus
intégrateur alternatif. La négation pratique, par ces deux auteurs, des processus de différenciation
et de singularisation, va loin. Elle les pousse à remettre en cause un des grands acquis de la
modernité (que Hannah Arendt a formalisé) : la différenciation des sphères de vie (sphère privée,
sphère public, sphère économique).
Il semblerait qu’avec la post-modernité, nous irions vers un rapprochement et fusion de ces sphères.
Un des points essentiels de Multitude réside dans l’affirmation finale selon laquelle « on peut
voir que la distinction entre l’économique et le politique tend à disparaître et que la production
des biens économiques tend à se confondre avec la production de relations sociales et, en
définitive, de la société elle-même. La future structure institutionnelle de cette nouvelle société
est enchâssées dans les relations affectives, coopératives et communicatives de la production
sociale » (p. 396).
Bien que ce passage résume, à sa façon, de nombreux développements de l’ouvrage, je me demande,
malgré tout, si les auteurs ont complètement évalué les conséquences de ce qu’ils écrivent ? Car,
non seulement cette perspective fait irrésistiblement penser à un retour vers les formations
sociales pré-modernes, mais elle me donne froid dans le dos (mais je suis peut être trop anarchiste
!). Penser, ne serait-ce qu’une seconde, que la politique pourrait être fusionnée avec la
production, même « immatérielle », et que les relations affectives puissent servir de structure d’
enchâssement à la vie productive et politique, a quelque chose d’insoutenable pour la simple prise
en compte de la liberté de l’individualité dans l’orientation de ses affects. Une chose est que des
rapports affectifs soient mis en jeu dans l’exercice du travail – ce qui est incontestable -, autre
chose qu’on puisse enrôler ces rapports comme structure d’enchâssement de la vie productive et
politique coopératrice, car cela suppose – et comment pourrait-il en être autrement ? -, qu’on ait à
statuer sur les « bons affects » et les « mauvais affects ». Cet écrasement des sphères de vie et
cet enveloppement dans le commun de la multitude, dans et malgré la réaffirmation de l’importance,
voire de l’approfondissement des différences, nous montre un univers quelque peu étouffant pour l’
individualité (individuelle ou collective). Entre démocratie absolue (comment pousser la démocratie
à l’absolu, alors que nécessairement se produiront en permanence des conflits et divisions, même
dans le meilleur des mondes possibles, et pas simplement du commun partagé ?) et coopération en
réseau, on a l’impression d’être pris en tenaille. Cette situation ne laisse qu’une issue : la
fuite, l’exode.
Mais comment fuir la multitude ? Comment s’évader du commun ?
Une dernière précision : la référence à Spinoza.
Non seulement la multitude de Spinoza, dans le Traité Politique, reste clairement, par elle-même,
une multitude soumise au jeu des passions, affirmant certes sa puissance, d’où dérive tout pouvoir d’Etat, multitude apte à entrer en résistance comme Laurent Bove l’a remarquablement montré, mais
ballottée par les passions (et donc par des passions contraires, poussant tantôt à la convergence
généreuse, tantôt aux divergences haineuses), non seulement, pour lui, le chemin est ardu qui puisse
mener cette multitude vers une communauté d’hommes libres, mais la démocratie n’est pour lui (comme
pour Lénine d’ailleurs, qui prévoyait le dépérissement de la démocratie) qu’une forme d’Etat, même
si elle est la meilleure pour autoriser la multitude à avancer vers la liberté. Jamais Spinoza n’a
parlé de « démocratie absolue ». Le passage que Hardt et Negri utilisent est exactement, dans le
chapitre XI, du Traité Politique, le suivant : « Je passe enfin au troisième type d’Etat,
entièrement absolu, que nous appelons démocratie ». C’est le type d’Etat qui est « entièrement
absolu » : omnino absolutum imperium. Spinoza emploie exactement la même expression pour exprimer la
souveraineté dans un Etat aristocratique. Rien à voir avec une démocratie absolue. D’ailleurs, quand
on lit le court chapitre XI, que Spinoza n’a pas eu le temps de terminer, on voit à quel point sa
conception de la démocratie est étroite et limitée : pour lui dans un tel État, « sans aucune
exception, tous ceux qui n’obéissent qu’aux lois de leur patrie, et qui, de plus, relèvent de leur
propre droit et vivent honnêtement, ont le droit de suffrage dans le conseil souverain et le droit d’occuper des fonctions dans l’Etat ». Cela exclut les étrangers, les femmes, les serviteurs, les
enfants et les pupilles, ainsi que tous ceux qui ne témoignent pas d’une vie honnête. On est loin de
la démocratie absolue !
Hardt et Negri ont parfaitement le droit d’induire de la théorie spinoziste,
un concept de démocratie absolue, mais ils ne peuvent le prêter à Spinoza lui-même. Je n’ignore pas,
bien sûr, l’investissement conceptuel de Negri dans cette direction, dans d’autres ouvrages,
nettement meilleurs, à mon avis, sur ce sujet que Multitude. Par contre, les voies que les deux
auteurs ouvrent vers une radicalisation de la démocratie sont tout à fait importantes et d’
actualité. Il faudrait discuter de la différence entre démocratie absolue et radicalisation de la
démocratie, mais je crains qu’on ne me prenne pour un coupeur de cheveux en quatre !
Je n’ai voulu pointer ici qu’une divergence, certes profonde, mais qui n’annule en rien ma large
adhésion à l’esprit et aux intentions de cet ouvrage, ainsi qu’à nombre de ses développements (sur
la guerre, sur la démocratie, etc.). C’est l’ossature théorique centrale, montée autour de la notion
de “commun”, qui me pose fortement question.