Théorie radicale

Multitudes in German et un japonais au FSE

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Ces 7 – 9 novembre, a été tenu à Frankfurt sur Main un congrès intitulé
“Indeterminate !, Communism”, organisé surtout par des étudiants de la
ville, et ramassant une soixantaine de conférenciers(ères) dont un certain
nombre sont non-allemand(e)s (Zizeck, Mouffe, Rancière, Badiou, etc.) et 7
ou 8 cents auditeurs allemands, anglais, etc.

Le congrès a son site officiel à :

http://www.kommunismuskongress.de/

(attention : pas mal de lecteurs programmés étaient absents en réalité : nos
amis Yann et Maurizio par exemple)

[…

Voici une petite observation, que j’ai eu comme auditeur et lecteur trop
éloigné de l’allemand pour suivre des conférences faites en autre langue que
l’anglais.

Le congrès avait sûrement un grand acteur absent : multitude(s). A l’estrade
des grandes salles, tout le monde parle en dehors de son thème particulier
plus ou moins d’elles, en se distanciant donc plus ou moins d’elles en même
temps, ce qui serait explicable partiellement par le fait qu’en Allemand
plus de vingt milles gens ont acheté la traduction allemande d’Empire. A tel
point qu’il semble que les multitudes sont censées être un obstacle majeur
pour (re)construire la réalité et la possibilité du communisme, i.e. pour
l’intérêt théorico-politique du congrès. Dans notre atelier (de Thomas
Atzert, traducteur de Toni, et moi) qui forme par conséquent une belle
“exception culturelle” dans le congrès, intitulée Multitude et Prolétaire,
et qui ne réunit qu’une vingtaine de participants assez sceptiques de
multitudes (mais, quelle coïncidence et différence malgré tout avec cette
conférence de Toni à la Villette du FSE !! : “multitude et classe ouvrière”
avec un millier de gens enthousiastes, débordant la salle et criant “Open
the door !”), les réactions se réduisent en gros, à mon impression, à deux
extrêmes nées pourtant d’un lieu commun : d’un côté la question “où y a-t-il
une nouveauté radiale de multitude ?, est elle suffisamment innovatrice ?” ;
de l’autre côté le diagnostic tranchant “la multitude n’est qu’une variété
de la nouveauté postmoderne et réactionnaire, escamotant la lutte de
classes”. Elle est mauvaise parce qu’elle n’est pas nouvelle, et parce
qu’elle est nouvelle. Idem sur la lutte de classe : elle n’est plus efficace
comme concept, et elle l’est toujours. Le scepticisme, la haine, ou même la
peur, comme si les multitudes étaient ce spectre dit communisme chez Marx !
Finalement il m’a fallu y répondre : je ne vois pas comment vous répondre,
car il me semble que la salle est dominée par une contradiction : une
vieille politique est morte, et une nouvelle politique est conne, en plus
vous ne me dites pas votre position positive. Je n’étais pas du tout fâché,
en constatant que la situation est plus ou moins pareille partout. Dans la
mesure où on proclame son “identité” quelconque minoritaire (y compris son
champ de recherche où il est un “spécialiste”: oui, une discipline
universitaire passe souvent pour la marque de minorité dans la politique des
intellectuels!), cela est reçu amicalement ou admiré sur la scène
politico-théorique, mais,
une fois la tentation “englobante” détectée, même si cela se fait au nom de
la “transgression”, elle devient la proie de la critico-critique. Zizek le
sait très bien, me paraît-il, quand il définit son “universalisme” du type
léniniste comme une position absolument “mineure” dans l’agora discursif
ou comme celle du dehors de dehors, avec une belle performance de la mise en
caricature de tous sauf lui.

En débattant (?) avec des auditeurs, je me suis dit : si vous voulez savoir
ce qu’ils disent Hardt et Negri, lisez leur bouquin ! je ne suis pas un
porte-parole. Franchement j’ai eu une impression qu’on n’est pas forcément
au courant des choses : recherchant dans des stands du congrès quels
travails
multitudinesques de mes amis sont traduit, je n’ai trouvé en fait qu’un
recueil d’articles de 100 pages édité par Thomas et préfacé par Yann,
et une traduction d’un livre de Maurizio. Une animatrice de l’atelier
disait, après le séminaire, qu’elle trouve presque sans exception Empire
chez ses copains et copines de gauche, avec leurs excuses ou murmures : “Je
ne lis pas ça.” Ainsi ai je su, grâce à mes ami(e)s allemand(e)s, ce qu’est
le “happy few”.

En fait, parmi des tendances défavorables qui rendent les multitudes happy
few, il y en avait dans le cadre du congrès deux typiques. D’abord celle
représentée par Zizek, qui dit : la politique de multitude est totalement
récupérée dans le “liberal democracy” avec tous les discours applaudissant
identité essentialiste, minorité, différence postmoderne etc. Ensuite, celle
de Chantal Mouffe apparemment faisant contraste avec Zizek : cette
politique, s’employant à encadrer ou centraliser l'”articulation des
mouvements”, forme une variante renouvelée et dangereuse du marxisme-léninisme.

Par rapport à celles là, la communication de Rancière m’a paru assez
symptomatique. Il a parlé en un sens très positivement de la multitude.
Utilisant le mot même, il a discuté sur une actualité du communisme qu’on
doit et peut découvrir dans son impossibilité même : celui qui constate
cette impossibilité, trouve déjà le communisme en son état de défaut ; le
communisme est donc partout dans le monde ! Et l’ontologique (ce mot aussi
était énoncé dans son exposé) pour le communisme se décèle au sommet du
nouveau capitalisme triomphant et de l’inégalité du monde. Ce discours, pas
loin du tout de celui de la multitude, a été avancé pourtant en se fondant
sur “collective intellect” au lieu de “general intellect”, et sur
“contestation” au lieu de “subversion” ou “résistance”. Nuances. Qu’est-ce
que les mots racontent quand ils apparaissent sans la moindre mention du nom
propre de Toni Negri ? Evidemment “le concept n’a pas de copyright.”

Sur Badiou, je ne savais pas qu’il parle allemand. Tant pis, pour moi !

Et me voilà déplacé à Paris du FSE. Deux épisodes politico-culturels en
dehors de tas de rencontres joyeuses ou de l’actualisation des amitiés
jusqu’à ce moment là virtuelles, c’est-à-dire seulement en mails.

Quand je marchais à La Villette avec des japonais dont un délégué de l’ATTAC
Japon, que j’avais rencontrés par hasard à la conférence de Negri, l’équipe
de France 2 s’est adressée à nous.
“Vous venez du Japon ?”
“Oui”, j’ai répondu.
“Qu’est-ce que vous représentez ?”
“Rien de particulier, je suis là comme un individu.”
“Mais pourquoi vous parlez français ? Vous n’êtes pas un délégué
d’organisation ?”
“En ce sens, je fais partie plutôt d’une revue française, désolé.”
Visiblement déçue, la journaliste a continué, en désignant du doigt mes
compagnons : “Alors, qui sont ils ?”
“Il y a sûrement un délégué de l’ATTAC Japon”
Volte-face : “Ah ! c’est ça qui nous intéresse. Pouvez vous nous le présenter
? Nous voulons faire une interview à un japonais sur le mouvement de
l’altermondialisation au Japon. Et pouvez vous traduire ?”
Ainsi j’ai su que, situé à côté du caméra, je ne suis pas japonais pour la
télévision française.

Un autre épisode. Dans la manif de samedi où j’ai diffusé avec Gérard
Doublet de l’association Multitudes le journal de l’Archipel des revues, une
vieille française, en le recevant, m’a questionné visiblement dans une
perplexité : “Le titre, Archipel, ne dit pas l’archipel Nippon ?” Après,
j’ai crié pour diffuser le journal : “L’archipel des revues, le journal d’un
réseau des revues EUROPEENES” malgré moi, et en me disant : ma présence
aussi incarne l’altermondialisation.

Amitiés multitudinesques,
Yoshi