Il ne me semble pas entièrement juste de dire que les sujets de multitudes et d’empire (qui sont des
questions qui peuvent être dissociées comme elles peuvent être liées) ne sont que peu abordés, mais il est vrai qu’ils ne le sont pas de manière suivie et systématique.
Il me semble qu’il peut y avoir un accord assez large pour penser la multitude comme une composition de singularités. Si on se limite aux humains : un composition des singularités humaines, qui, très loin d’être affranchies de toute détermination (sociale, biologique, historique, etc;), sont plutôt à la fois le produit singulier pré-personnel de la confrontation à des rencontres événementielles au sein de ces déterminations et de la contre-effectuation que ces singularités, chacune à sa façon, selon son style et sa complexion, réalisent. En tenir compte de manière concrète, pratique, possède une signification très précise, dans la manière par exemple de penser le travail moderne et la qualification professionnelle, ou dans la manière de concevoir l’action politique, comme dans de multiples autres domaines de la vie. Ce concept de multitude (au singulier) a aussi, chez Spinoza comme chez Hobbes, la signification d’une servitude, d’une domination par les passions : il y a composition de puissance de singularités, mais aussi contagion, imitation des passions, et nécessité d’un pouvoir politique, qui chez Spinoza, à la différence de Hobbes, n’existe que par la puissance de la multitude, mais se distingue aussi d’elle : c’est lui qui doit assurer paix et sécurité pour que la raison se développe, que le régime de l’action l’emporte progressivement sur celui des seules passions. On oublie trop souvent cette association, totalement explicite chez le Spinoza du traité politique, entre multitude et servitude.
Il y a alors débat pour savoir s’il faut penser multitudes au pluriel ou multitude au singulier.
Personnellement j’opte pour parler de multitude (sans s). J’ai du mal à voir comment chaque
singularité humaine serait une multitude en elle-même, ou plus exactement, je vois comment on peut en parler en termes de complexion et complexité interne de chacun d’entre nous, mais je ne pense pas que ce soit dans ce sens qu’on parle de multitudes (au pluriel) dans la revue du même nom. On peut estimer, par exemple, qu’il existe nécessairement plusieurs compositions de puissance, en distinction et oppositiobn entre elles. Pourquoi pas ? Mais les défenseurs du concept de multitudes (au pluriel) sont bien mieux placés que moi pour en parler. La multitude (sans s) a le mérite de poser le problème, non seulement de la décision, mais de la composition des singularités.
Il y a aussi débat pour aller au-delà de Spinoza, en particulier dans sa conception, malgré tout
très classique, du pouvoir politique et de son organisation. Il me semble que c’est là que se situe
la conception d’un pouvoir constituant de la multitude, mais aussi d’une forme d’activité politique
qui serait co-substantielle à la multitude, qui ne distinguerait pas d’elle. On peut retrouver ici
une forme de tradition anarchiste, qui n’a cessé d’attirer Marx d’ailleurs (l’abolition de l’Etat).
Quelle relation avec les processus d’institutionnalisation (du type constitution européenne?) qui
me semblent actuellement assez extérieurs à ces effets constituants.
Il y a débat sur la relation entre multitude et peuple. Personnellement, je défends le mot
Peuple-Monde parce qu’il ajoute, au concept de multitude, l’affrontement à des problèmes communs et le sens intersubjectif du partage de la même confrontation à ces problèmes mondialisés, dans un
rapprochement nécessaire et limité à la fois entre civilisations. Mais cela se discute complètement.
Reste enfin la question de l’Empire (faut-il mettre une majuscule?). Elle n’a pas de relation
nécessaire avec l'(ancien) concept de multitude ni de singularité (la singularité est complètement
développée chez Leibniz, entre autres et bien entendu, de manière remarquable, chez Deleuze). Je
suis personnellement très demandeur d’explications sur ce concept. Il est vrai qu’il existe une
confusion empirique possible avec l’empire américain. Negri, me semble-t-il, considère que la
politique de Bush est une exception, un recul historique par rapport à la montée de l’empire. IL
n’existe donc nulle confusion chez lui dans l’empire, associé à un profond mouvement de
mondialisation a-centré, et l’utilisation ordinaire du mot “empire” quand on parle d’empire
américain. Cela a des conséquences politiques importantes. Certains (comme Yann?) estiment que
l’enjeu majeur réside dans la faille entre Etats-Unis et Europe, ce qui renforce, me semble-t-il,
l’appréhension ordinaire du mot “empire” (comme processus de recherche d’une hégémonie par les
Etats-Unis et d’une contre-force alternative qui y soit opposée). D’autres pensent que la question
centrale n’est pas là, que la “mondialisation/globalisation” désigne des lignes d’affrontement plus
profondes et plus essentielles que la résistance à l’empire américain. Personnellement, je me situe
dans cette deuxième conception. Je dis “personnellement”, non pas du tout pour donner des leçons,
mais parce qu’étant chacun d’entre nous une singularité, nous sommes aussi appelé à prendre
position, à risquer cette prise de position, quitte à la reconsidérer.