Tribune de débats sur le TCE

Non au TCE ? Non merci !

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Lettre de la gauche du oui à la gauche tentée de voter non au TCELa gauche dans ses partis, dans ses associations, dans ses syndicats se retrouve coupée en deux. Comme le fut jadis la droite, et dans des proportions similaires. Deux partis de gauche sur trois ont, par référendum interne, procédure assez rare en France, décidé de répondre oui au TCE. Mais une forte minorité (devenue au gré des sondages un temps au moins, majoritaire) s’apprête à voter non au TCE. Dans l’extrême gauche (ou ce qu’il en reste) et dans le Parti Communiste l’idée qu’un oui de gauche, vraiment de gauche, pas de centre gauche, puisse exister est un objet d’agacement voire d’irritation très forte.

Pour ces tenants d’un non intransigeant, un oui au TCE est forcément un oui à Giscard, à Chirac, à l’Europe du Président de la Commision Barroso. Le oui est donc de droite et libéral. Comme le non serait forcément de gauche, progressiste, voire révolutionnaire. Récemment Lionel Jospin a même mis le feu aux poudres en déclarant récemment que les diverses composantes du oui étaient compatibles alors que l’addition des non était « incohérente ». Les tenants du non à gauche en ont déduit que cet argument les lavait de la principale accusation qu’on leur faisait de converger avec De Villiers ou Le Pen, et qu’il ajoutait une preuve de plus à la connivence cohabitationniste d’un social-libéralisme de gouvernement avec une droite néolibérale teintée de colbertisme.

Le débat est virulent (oh combien !) mais au moins est-il en train de créer une discussion passionnée excessive dont notre pays à le secret pour le meilleur et pour le pire et, événement éminemment européen, il aboutit à une meilleure connaissance de la constitution européenne que celle de notre propre V° république. Car si la Constitution européenne est longue, technique , parfois jargonnesque, la Constitution de la V° République est “courte et obscure” comme le souhaitait Napoléon de toutes les Constitutions autoritaires. Les procès d’intentions, les exégèses partielles d’un texte constitutionnel (qui ne se discute pas comme une circulaire administrative), les philippiques virulentes, les arguments de café du commerce (la suppression du lundi de Pentecôte c’est la faute à l’Europe, n’étant que le dernier avatar de multiples échappatoires) nous en avons et en aurons encore plus que de nécessaire. À la mauvaise foi et aux sophismes simplistes du non a répondu la propagande d’intimidation ou l’injonction à rentrer dans le rang du oui.

La liste des facteurs qui expliquent la force de la tentation du non est très longue : crise de crédibilité de la politique ; méfiance à l’égard de dirigeants jugés peu « crédibles » (dernière amabilité de Giscard à l’égard de Chirac) ; lassitude à l’égard d’une Europe qui, depuis Maastricht, n’a pas produit en dehors de l’Euro, davantage de croissance, d’égalité et de protection face à la mondialisation au sein de chaque pays membre ; euro scepticisme ; panne de projet stratégique.

On ne saurait réduire la tentation du non à l’idéologie passéiste, réactionnaire et perverse de quelques clercs perdants, toujours amateurs de « trahison », qui surfent sur la vague des sujets de mécontentements (presque aussi nombreux que le nombre de « sujets » français). Mais on sent bien qu’aucune de ces explications ne va au bout des choses. Il y a deux autres choses bien pires : l’une mérite peu d’indulgence mais existe malheureusement toujours au sein de l’ex-Grande Nation sous la forme du souverainisme, y compris à gauche, c’est le nationalisme ; l’autre est plus intéressante parce qu’elle explique en grande partie cette permanence d’un imaginaire obstinément “national” et très peu européen. Cette autre chose qu’on attendrait peu du pays de Descartes, est la mélancolie.

Pierre Vianson-Ponté, le Directeur du Monde quelques semaines avant 1968, avait écrit dans un éditorial devenu célèbre rétrospectivement : « la France s’ennuie ». On connaît la suite. Georgette Elgey dans son histoire de la IV° République, racontant la grève de 1955 aussi massive que soudaine, indiquait déjà que les grévistes interrogés sur ce qu’ils voulaient se bornaient à répéter simplement : « ça ne peut plus continuer comme çà ! »

Dans l’irrésistible et contagieuse montée des intentions de non, il y a cette lassitude, cette immense mélancolie de ne pas savoir où l’on va, de ne pas croire ceux qui vous font l’article, ce que Le Monde appelait une montée de l’Euroscepticisme en Europe. On a trop dit par le passé : l’Europe c’est complexe, c’est trop économique ou juridique pour le débat politique. (Et il est vrai, à lire toute une prose enflammée pour le non sur l’Internet, que la discussion démocratique présente des risques de simplifications carrément populistes). Les citoyens européens ont eu trop souvent l’impression qu’on faisait l’Europe en catimini dans les chancelleries ou dans les couloirs de Bruxelles. Alors la défiance est logique. Comme dit Cicéron, cité par Machiavel, « Les peuples quoique ignorants, sont capables d’apprécier la vérité et il s’y rendent aisément quand elle leur est présentée par un homme qu’ils estiment digne de foi ». A consulter trop peu les peuples, on s’expose les rares fois où l’on y consent, à des surprises que connaissent bien tous les régimes peu démocratiques qui s’essayent au suffrage universel direct en se passant des “représentants”!

Et puis, il y a les souffrances, les humiliations quotidiennes. En particulier, la déroute de l’Etat providence (non pas à sauver les «acquis-de-la-classe-ouvrière » comme on le dit souvent), mais à enrayer l’effarante progression de l’inégalité, de la pauvreté des laissés pour compte de la « France qui gagne », dans notre pays certes, mais aussi dans la rhénane Allemagne. Face à la mondialisation, la stratégie défensive et finalement réactionnaire, pratiquée par toute une partie de ce qui reste de mouvement ouvrier, produit désormais pleinement ses effets destructeurs et désorganisateurs. La mélancolie se nourrit de cette impuissance de plus en plus visible. On ne saurait justifier les insuffisances criantes de l’Europe sociale et les ravages du néolibéralisme des majorités politiques des Etat-membres par l’impressionnant rattrapage des pays entrés dans l’Union par vagues successives (y compris le Royaume–Uni à qui cela n’a pas trop mal réussi, merci !!). Même s’il faut reconnaître que l’Union Européenne a été et demeure une machine très efficace pour homogénéiser les niveau de vie (y compris par les programmes redistributifs de fonds structurels). Mais y bien réfléchir, c’est encore un motif supplémentaire pour la mélancolie française qui sait bien que ses difficultés ne peuvent pas se penser dans l’absolu, mais doivent être comparées à celles des autres Etats-membres, et que cet îlot de prospérité et de richesse qu’est l’Europe doit se penser dans le cadre de la planète. Les salaires moyens polonais, tchèques, baltes sont bas, comme l’étaient les salaires portugais, grecs et espagnols, mais ce qui étonnant, c’est le rattrapage rapide de ces pays. Comme la France et l’Italie le firent dans l’Europe des Six.

La mélancolie française vient de loin. Elle est totalement imperméable à des arguments « rationnels » ; elle y réagit même violemment. Quand on la regarde avec sympathie, on s’aperçoit qu’elle cherche désespérément la fraternité, le lien et pas simplement la loi, le marché et le contrat. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions, et l’on ne tarde guère à s’apercevoir que cette fraternité imaginaire se décline au présent par une message incroyablement fermé au reste de l’Europe, particulièrement à la plus pauvre, à celle qui nous a rejoint. Il est bien loin le temps où le mouvement ouvrier français expliquait que tout le séparait des syndicats des camionneurs américains, xénophobes, racistes et mafieux. Car la mélancolie possède son versant maniaco-dépressif avec ses phases hypomaniaques et ses apathies profondes. Elle connaît l’envie irrépressible, furieuse de véritables passages à l’acte.

Le 21 avril 2002, la France des entrepreneurs, des beaux discours sur la nécessaire adaptation à la mondialisation, des « cascades de mépris » du Baron Antoine-Ernest Sellières, mais aussi celle de la sage alternance socialiste et réaliste rocardienne, jospinienne ou delorsienne, a découvert une France qui, comme le Bartelby de Melville avait préféré ne pas être gouverné ( I would rather not…) l’espace d’un jour et d’un tour de scrutin. Cette France mélancolique s’était aperçue, effarée, qu’elle risquait de se donner au nouveau populisme de le Pen. Il avait donc fallu inventer un psychodrame pour échapper à la peste du Front National : boire jusqu’à la lie la reconduction d’un Président de la République usé pourtant par des scandales et le réélire à des scores dignes des régimes les moins démocratiques de son ancien pré carré colonial.

Trois ans après, la mélancolie est de retour. Et le reste de l’Europe ne sait par quel bout prendre cet accès. Les « yaka » souverainistes et ou républicains ont fait feu de paille avant même d’avoir esquissé le plus petit début d’une solution gouvernable. Et ceci est connu, et augmente le syndrome mélancolique. La rupture avec l’Europe fait encore plus sourire en 2005 que la rupture avec le capitalisme et avec le serpent monétaire européen en 1983. On sait qu’elle est impossible. L’attente d’un « sauveur » déguisé en fantôme de de Gaulle ne travaille que les vieilles élites chevènementistes ; même lorsqu’elles traînent à la direction d’Attac. La pression des luttes sociales, quand il y en a dans l’Hexagone, n’incite pas les institutions à se réformer, mais pousse à l’isolement et à un expoir chaque fois déçu d’une préservation du statu quo.

La Convocation d’une Convention chargée de rédiger un projet de Constitution pour l’Union Européenne a représenté un moment d’espoir incontestable. Certes, les 105 Conventionnels n’ont pas été portés par un grand mouvement social ou révolutionnaire, ni même par un puissant mouvement fédéraliste européen. Ils ne sont parvenus à vaincre les réticences confédéralistes, sur le principe même de la Constitution, sur la majorité qualifiée, sur l’inclusion de la Charte des droits fondamentaux, entre autres innovations, qu’en raison de très fortes pressions externes. Citons l’effondrement du socialisme réel, l’élargissement de l’Europe vers l’Est, la nouvelle donne d’après le 11 septembre jusqu’à la guerre d’Irak, la contestation de l’hégémonie américaine, les luttes écologiques planétaires, les nouvelles formes d’affrontement Nord/sud autour des droits de propriété, des médicaments génériques, des logiciels libres. Doter l’Europe du marché et de la monnaie uniques, d’une personnalité politique et juridique est apparu comme alors comme une nécessité absolue. Même les tenants les plus acharnés d’une Europe des Nations ont dû l’admettre. Leur modèle d’un Conseil Européen à 25 nations et bientôt 30 devenait ingouvernable. Par son nombre même, l’Europe des Nations confédérées ne peut conduire qu’à la paralysie. Toute la poussée vers une Europe davantage politique, europarlementaire et fédérale a bénéficié de ces circonstances extérieures.

Mais, à l’intérieur de l’Union, c’est une tout autre histoire. Traitant de l’instauration de réforme des constitutions par les régimes républicains (dont il oppose les bons principes à ceux des régimes monarchique et oligarchique) Machiavel (Premières décades de Tite-Live , Livre I, chap. 2, Pléiade, pp. 383-384) a écrit quelque chose qui s’applique bien à notre vieille Europe occidentale:

“Il est bien vrai que ces réformes ne s’opèrent jamais sans danger, parce que jamais la multitude ne s’accorde sur l’établissement d’une loi nouvelle tendant à changer la constitution de l’Etat sans être fortement frappée de la nécessité de ce changement. Or cette nécessité ne peut se faire sentir sans être accompagnée d’un danger”.

Les partisans du passage à une Constitution plutôt que d’en rester aux Traités intergouvernementaux précédents (de Rome à Nice), sont sensibles avant tout aux dangers extérieurs (le régime impérial reposant sur la “guerre permanente”et la concurrence impitoyable, l’impasse d’un développement destructeur à l’échelle planétaire). Les partisans du non, donnent doublement raison à Machiavel : ils ne voient pas de danger plus grand à la poursuite du régime de Nice et nient qu’une catastrophe puisse suivre le rejet (la dilution de l’Union dans un ensemble de pur libre échange néolibéral de type Alliance Européenne de Libre Echange que l’Angleterre avait porté en avant contre le Marché Commun pour s’y rallier sans vergogne et abandonner la Suisse, les pays scandinaves en 1972) ; d’autre part, le plaidoyer des partisans pd’ un rejet, même intempestif, du projet de Constitution, repose sur l’idée qu’il faut un choc pour sortir d’un grippage progressif des mécanismes redistributifs de la richesse et d’un étiolement de l’Etat nation. Sans ce supplément de danger, qui consiste à risquer le sort de l’Union, bien dans la ligne de la chaise vide gaullienne de 1965, ils ne s’estiment pas en mesure de convaincre les multitudes des 24 autres pays.
Le problème de cette stratégie est que, réexaminée à l’échelle globale de l’Union et des multitudes européennes, la pression de la mondialisation et le risque que fait courir à la planète la douteuse gestion de l’administration américaine ont déjà produit tous leurs effets, à savoir l’actuel projet de constitution. On ne voit pas quel ressort interne (quelle alternative révolutionnaire ? ou quel New Deal immédiat au sein du capitalisme européen) pourrait prendre le relai de cette pression externe qui a contraint l’Europe a avancer dans la voie de l’intégration. Car si cette pression externe a joué, s’imaginer qu’elle continuera à produire les mêmes effets, si elle venait à se poursuivre continuer, est une erreur. On constate au contraire que la poussée à l’élargissement vers l’Est (Ukraine) et vers le Sud Est (la Turquie) redivise profondément le camp des pro-européens et fournit une « divine surprise » au camp réactionnaire et souverainiste de l’Europe chrétienne.
Nous ne croyons pas aux miracles en politique. L’Histoire ne repasse pas deux fois les mêmes plats et rien ne se répète sinon en farce ou tragédie. La pression conjoncturelle d’un faisceau de forces complexes peut aussi bien à un autre moment exercer des ravages centrifuges.

Le non au TCE alimente les passions tristes et mélancoliques de la « Grande Nation ». Il donne l’impression d’un sursaut d ’énergie qui manquait le plus. Mais le petit passage à l’acte d’un non français à la Constitution, ne produira aucun des effets de « sursauts » attendus.
Il pourrait bien être suivi d’un abattement encore plus grand surtout si la France devait se trouver réduite à voter une deuxième ou troisième fois comme l’Irlande, ou le Danemark. L’avortement du projet de Communauté Européenne de Défense en 1954, a produit le nucléaire français et le Traité de Rome comme s’en vantait imprudement Jean-Pierre Chevènement. Or que reprochent, à juste titre, les actuels adversaires du néolibéralisme aux différents traités de la Communauté Economique Européenne ? D’avoir mis de côté la construction politique de l’Europe pour se borner à l’économie de marché. Prenons garde que le rejet du TCE ne nous conduise à la perpétuation du régime confédéraliste de Nice (droit de veto total de chaque pays sur presque toutes les questions) et au triomphe de la conception d’une zone de libre échange obéissant encore plus strictement à la mondialisation financière comme les néolibéraux britanniques le réclament à corps et à cris.

Nous ne sommes pas sûrs des solutions. Le oui de gauche représente des sensibilités différentes, mais nous sommes sûrs en revanche de ce qu’il ne faut pas faire. Nous voulons aller vers davantage d’Europe fédérale, plus de démocratie, plus de justice et d’égalité au sein de nos pays comme au sein de l’Union et de la planète, plus de passions actives et de fraternité, plus de développement soutenable. Pour cela, ne rêvons pas, il faudra davantage de mouvements sociaux, plus de pression sur les oligarchies et les corporations. Mais, il faut un cadre politique sur lequel exercer cette pression. Sinon, nous perpétuerons cet effet paradoxal et catastrophique que l’intensité des luttes sociales, sans cadre européen, renforce dangereusement les nationalismes et divers populismes. Or, nous ne croyons pas que le souverainisme, ni le nationalisme ou les nostalgies de la grandeur nationale soient de la moindre utilité désormais. Ils sont au contraire nocifs et engagent la gauche véritable dans des voies sans issue où elle perd sa raison d’être. Une gauche qui ne devient pas fédérale en Europe devient plus conservatrice que la droite non dans ses intentions, mais dans son résultat.

C’est pourquoi la gauche du oui, le oui de gauche ne peuvent qu’inviter tous ceux qui seraient tentés de céder à la mélancolie du non, à répondre « non merci », à agir au bon moment pour sortir la droite du pouvoir en France et dans les 24 autres pays de l’Union Européenne ; à agir enfin, au bon niveau, pour renforcer l’Europarlement et gagner la bataille des amendements à la Constitution européenne qui viendra plus vite qu’on ne pense.

La mélancolie écrit de beaux poèmes, mérite notre respect, suscite des sympathies. Elle n’est pas une politique.