Autour de la pétition sur les examens de l’égalité 2003Hervé :

” Après nos récentes discussions sur les examens, et suite aux commissions d’entente, jurys divers auxquels j’ai pu participer, il me paraît important de revenir sur une situation qui est de plus en plus insupportable et devrait être au cœur de nos actions futures, que je souhaite très prochaines…
Il y a quelques années, j’avais assisté à une intervention particulièrement intéressante de chercheurs de l’ANACT qui avaient étudié l’émergence de situations d’exclusion au travail. Leur propos n’était pas de traiter de l’exclusion DU travail (chomâge, paupérisation etc…) mais de montrer que beaucoup d’entreprises (publiques ou privées) mettaient de plus en plus de personnes en situation de non-travail. Cela ne signifie pas que des gens sont “placardisés” et ne font rien, cela existe, certes, mais ce n’est pas le phénomène le plus important. Beaucoup de travailleurs “agissent”, “font”, voire s’agitent, mais se heurtent à de multiples impasses analogues à ce que Bateson avait conceptualisé sous le nom de “double bind”. Ceci est le résultat de politiques de “gestion des compétences” qui, volontairement ou non, vident les situations de travail de toute signification et s’apparentent dans une version “cauchemar climatisé”, aux déplacements/replacements de tas de pierres que les nazis organisaient dans les camps de concentration…
L’enseignement est, peut-être plus massivement, justiciable de la même analyse.
Beaucoup de cadres dans le monde du travail gèrent le non-travail ; Beaucoup plus d’enseignants gèrent le non-apprendre de leurs élèves, générant ainsi des situations d’exclusion DANS l’école…
Les façons d’enseigner, les données institutionnelles, leur appartenance sociale mettent un nombre croissants d’élèves en situation de NE PAS apprendre.
Or comme le remarquait Hélène TROCME FABRE dans son ouvrage J’apprends donc je suis, il est impossible de ne pas apprendre, donc ces élèves apprennent à ne pas apprendre, développent des stratégies de repérage approximatif pour déterminer ce qu’ils doivent répondre à ce qu’ils pensent qu’on attend d’eux. Nous avons mené avec quelques collègues profs de maths, une petite étude pour observer de plus près ces pratiques en pré- et post-bac, édifiant ! !
Beaucoup parmi les élèves concernés, parviennent néanmoins selon les logiques croisées de la démagogie ou de la compassion à décrocher bon mal an un bac et se retrouvent par la suite dans des formations supérieures dont ils ” s’évaporent ” avant le DEUG, selon la phrase ignoble d’un ancien Recteur de l’Académie de Bordeaux, qui calculait chaque année ” ses ” taux d’évaporation universitaire.
Voulons-nous continuer à être les cadres gestionnaires du non-travail de ceux qui ne font pas encore partie de la population active ou souhaitons-nous des institutions éducatives où le plus grand nombre puisse effectivement apprendre ?
Ce n’est pas la moindre ironie de ce contexte de non-travail, non-apprendre, plus ou moins volontairement organisé, que de nous avoir conduits à focaliser sur nos retraites donc… notre après-(non) travail. ”

Anne :

” Et si les profs se mettaient à plusieurs pour apprendre avec les élèves sur la vie , sur les maths, sur le français au lieu de s’acharner à leur apprendre individuellement leur discipline selon un principe hiérarchique mimétique inventé au XVII siècle qui ne marche plus que dans des cas très limités?….
Le boulot cela a toujours été de la microinvention au quotidien, et la vie dans les camps de concentration, où le père de mes enfants a passé un [an environ, à Dachau, également. La vie, c’est à dire les choses minuscules, qui se passaient à côté de la grosse botte nazie qui les écrasait. Et il se passait des choses, parfois cela tournait mal, quelquefois cela tournait bien. ”

Jacky :

” Tout à fait, l’an passé nous avons travaillé à 4 (français, hist-géo, espagnol, documentaliste) avec une troisième européenne. En fonction de l’avancée des différents travaux, il nous est arrivés de nous retrouver à 4 avec la classe deux heures par semaine, les conditions de départ comportaient seulement 1 heure commune. Sans entrer dans les détails, en fin d’années les élèves ont estimé qu’ils avaient acquis des compétences dans des domaines divers : travaux de groupe, régulation des conflits, meilleur connaissance des uns et des autres, création d’exposition pour d’autres élèves du collège, définition et réalisaton d’un projet, etc…Ce que j’ai pu observer de plus caractéristique, c’est la façon dont les élèves se sont emparés de ces nouvelles conditions d’apprentissage, ils définissaient eux-mêmes(avec notre accord bien sûr) leurs objectifs avec les moyens de les réaliser ce qui a parfois déstabilisé certains membres de l’équipe décontenancés devant les relations d’égalité que ce type de travail pouvait créer: l’élève ou le groupe butte sur un problème, il se retourne vers le prof qui doit être productif et inventif immédiatement, aucune préparation derrière laquelle se réfugier pour tenter de donner le change. ”

Alain :

” Je pense que nous nous réglons en effet sur le non-apprendre des élèves, mais qui n’est jamais un ne-pas-vouloir-savoir, et qui n’est certainement un ne-pas-travailler.
Apprendre, savoir et travailler n’ont rien à voir ensemble, ce ne sont pas les mêmes valeurs qui sont là en jeu.
Non-apprendre n’est pas non-travailler : ça travaille tout le temps un élève, c’est là, ça passe son temps de vie, ça devient.
Non-apprendre c’est installer, occuper, vivre son devenir-minorité.
Gérer le non-travail des élèves c’est en fait ne pas les considérer comme des résistants de l’apprentissage : c’est les voir se poser dans le majoritaire, se laisser aller dans le consensus, se laisser prendre par l’ordre des choses.
Gérer le non-travail c’est craindre le travail qui est là vivant et qui passe toujours les murs de l’école quand elle est un lieu de vie : l’éducateur n’est jamais un “cadre”, c’est par là qu’il perd, ne voit pas, ne veut pas de la vie qui passe selon lui, devant lui, avec lui, dans le non-apprendre des élèves bien présents.
Si les élèves était des apprenants il n’y aurait pas d’école il y aurait des centres d’apprentissages intégrés à l’entreprise nationale d’éducation. Les élèves sont des travailleurs : à quand le droit du travail du lycéen ?
Évidemment alors que ça s’évapore un élève quand il n’est plus “repéré” dans l’enseignement supérieur, ça vit ailleurs un élève (ça pousse, ça s’élève soi-même), ça ne continue pas à devenir là où les maîtres es-apprentissages majoritaires ne les reconnaissent plus comme des travailleurs en vie. ”

Anne :

” Je pense qu’il n’y a pas de non-apprendre sauf chez les êtres profondément déprimés, et encore.. mais ce qui est appris n’a rien à voir avec ce qui est officiellement à apprendre = travailler = dans cette conception de l’école obéir à des consignes et savoir prouver qu’on le fait en donnant la bonne réponse à une interrogation ou un examen.
J’ai écris en 76 tout un numéro de la revue Recherches pour montrer comment l’école avait été constituée au XVII comme une machine à transformer le désir de savoir en obligation de travailler, en obligation de travailler du soi-disant travailleur libre qui travaille à n’importe quoi, à ce qu’on lui ordonne.
L’apprentissage non pas au sens de la formation professionnelle mais comme constitution de prises sur le monde ( cf. Deleuze, Proust et les signes), je crois que cela a fondamentalement à voir avec l’humain, l’animal, la plante, le vivant, avec tout ce qui s’adapte à ce qui lui arrive et en profite. ”

Alain :

” Simondon éducateur :
“La seconde forme d’adaptation est l’apprentissage, qui augmente au contraire la disponibilité de l’être par rapport aux différents milieux dans lesquels il se trouve, en développant la richesse du système de symboles et de dynamismes qui intègrent l’expérience passée selon un déterminisme divergent. dans ce second cas, la quantité d’information caractérisant la structure et la réserve se schèmes contenus dans l’être augmente; les sauts brusques successifs que l’on peut nommer conversions marquent les moments où la quantité d’informations non intégrées étant devenue trop grande, l’être s’unifie en changeant de structure interne pour adopter une nouvelle structure qui intègre l’information accumulée. Ce caractère de discontinuité, cette existence de seuils ne se manifeste pas dans l’automate, parce que l’automate ne change pas de structure; il n’incorpore pas à sa structure l’information qu’il acquiert; il n’y a jamais incompatibilité entre la structure qu’il possède et l’information qu’il acquiert; parce que sa structure détermine d’avance quel type d’information il peut acquérir; il n’y a jamais pour l’automate un véritable problème d’intégration, mais seulement une question de mise en réserve d’une information par définition intégrable puisqu’elle est homogène par rapport à la structure de la machine qui l’a acquise. L’individu au contraire possède une faculté ouverte d’acquérir de l’information, même si cette information n’est pas homogène par rapport à sa structure actuelle; il subsiste donc dans l’individu une certaine marge entre la structure actuelle et les informations acquises qui, étant hétérogènes par rapport à la structure, nécessitent des refontes successives de l’être, et le pouvoir de se remettre en question soi-même. Cette capacité d’être soi-même un des termes du problème que l’on a à résoudre n’existe pas pour la machine.(…) la notion d’adaptation demeure insuffisante pour rendre compte de la réalité de l’individu; il s’agit en fait d’une auto-création par sauts brusques qui réforment la structure de l’individu. L’individu ne rencontre pas seulement dans son milieu des éléments d’extériorité auxquels il doit s’adapter comme une machine automatique; il rencontre aussi une information valorisée qui met en question l’orientation de ses propres mécanismes téléologiques; il l’intègre par transmutation de lui-même, ce qui le définit comme être dynamiquement illimité.”
Simondon, L’individuation psychique et collective, Aubier 1989,p 273, 274
Pas de dualisme ni de dialectique dans l’apprentissage, de la résonance interne et de l’incompatibilité déphasante avec soi-même et son problème, donc en effet du non-apprendre qui est apprendre et s’individuer. Les grands mots de l’apprentissage sont participation (c’est cela travailler) et insertion (c’est cela apprendre). Il faut pour voir et concevoir cela, valoriser l’hétérogénéité dans le milieu d’éducation : cette fameuse hétérogénéité qui est la bête noire des enseignants, leur croix … l’enjeu et le jeu sont de laisser être des “refontes successives de l’individu”, centre décentré-recentré de son individuation. Le grand jeu est de faire vivre (individuation et invention) dans les classes la grande auto-transmutation dont parle Simondon, sinon quoi … ? ”

Michel :

” Sans avoir le bagage (à voir ce bagage), il me paraît superficiel de considérer de cette manière l’ensemble des problèmes qui se posent à l’école et que pose l’école.
Il me paraît évident que les élèves sont un gisement de curiosités et d’appétits de savoirs auxquels il n’est pas répondu. Plutôt que de faire des procès, je préfère poser la question à ceux, de cette liste ou d’autres, qui pourraient en faire, comme à ceux qui pourraient en être, a minima, les co-objets. ”