LE MONDE | 08.11.05 | Les émeutes de Clichy et des banlieues avoisinantes suscitent un très vif intérêt en Angleterre. On cherche à comprendre les “défaillances du système français d’intégration” . Il s’agit du scénario inversé de l’été dernier où, après les attentats du 7 juillet à Londres, on analysait en France les points de fracture du multiculturalisme britannique. Tout se passe comme si, de chaque côté de la Manche, on essayait à tour de rôle de se rassurer sur ses propres doutes en se penchant avec force certitudes sur les déficiences de l’autre.
La comparaison sur le mode : “Quelle société a mieux réussi le processus d’intégration ?” nous paraît inopérante. Le modèle français n’est pas meilleur ni moins bon que le modèle anglais. Dans les faits, chaque société, compte tenu de son histoire, de sa culture et de sa psychologie collective, a développé des mécanismes d’intégration et l’on y trouve des acquis et des défaillances. Chaque société a son génie et elle doit s’appuyer sur sa créativité politique et collective pour résoudre les crises qui la traversent.
Ce qui devrait nous intéresser au premier chef tient à l’analyse de certaines similitudes qui, dans les termes des débats ou les politiques gouvernementales, provoquent dans ces deux sociétés (comme ailleurs en Europe) des tensions sociales, culturelles ou religieuses.
En amont, on trouve partout discutée la question de l’islam et de “l’intégration des musulmans”. Que ce soit autour des questions de la laïcité ou de l’identité, on semble obsédé par l’idée que l’islam fait problème, qu’il représente une menace pour la paix sociale. On observe un jeu politique très malsain qui cherche à tirer un profit électoral de ces peurs en banalisant des thèmes qui étaient hier l’apanage des partis d’extrême droite : discours sécuritaire, préférence nationale, politique discriminatoire qui se confond avec la question de l’immigration.
Le retour obsessionnel des thèmes de l’intégration et de l’identité est la preuve d’un double phénomène : d’une part, de l’incapacité d’entendre les voix musulmanes qui depuis des années affirment que l’islam ne fait pas problème et que des millions de musulmans assument parfaitement le fait d’être européens, musulmans et démocrates. D’autre part, et plus gravement, on y perçoit, à gauche comme à droite, l’absence de volonté politique de traiter des vraies questions sociales. Entretenir la peur pour récolter des voix est plus facile que de proposer des politiques courageuses en matière éducative et sociale.
Que ce soit sur des bases ethniques ou économiques, les deux modèles, français et britannique, ont construit de véritables ghettos. Dans le système anglo-saxon, la nature du lien ethnico-social régule davantage les relations interpersonnelles à l’intérieur des “communautés importées” et provoque donc moins de violence sociale, mais il n’en demeure pas moins que les communautés sont isolées et ne se mélangent pas. Les banlieues françaises comme les quartiers résidentiels sont de véritables ghettos sociaux et économiques. Le discours politique français voue aux gémonies la référence au “communautarisme religieux” sans voir que le véritable “communautarisme” qui mine et fracture sa société est de nature socio-économique. Or il se trouve que les Noirs, les Arabes et les musulmans sont proportionnellement les plus pauvres et les plus marginalisés. Ce que l’Angleterre a déterminé par l’ethnie, la France l’organise par le porte-monnaie.
On ne dira jamais assez combien les deux modèles s’alimentent de conceptions xénophobes et les nourrissent. Dans ces sociétés morcelées, les discours entretenus sur les Asiatiques, les Turcs, les Arabes, les Noirs et les musulmans tiennent de la xénophobie, et les politiques discriminatoires en matière d’emploi et de logement sont du racisme institutionnalisé. Les causes sont certes multiples, de la peur à l’ignorance, mais les faits sont là et exigent une politique éducative et civique volontariste.
Le coeur des débats n’est pas religieux mais social. Contre la ghettoïsation et le racisme, nous avons besoin d’une nouvelle créativité politique qui ose et qui risque. Ce n’est malheureusement pas ce que l’on voit poindre à gauche comme à droite. A celles et à ceux qui s’affirment français ou britanniques, on renvoie l’image qu’ils sont d’abord des Arabes, des Asiatiques ou des musulmans. Comment des individus, marginalisés socialement et/ou psychologiquement, pourraient-ils ne pas être attirés par les discours littéralistes ou radicaux qui leur expliquent qu’ils sont rejetés pour ce qu’ils sont et qu’il n’y a d’autre voie que celle de la confrontation des identités et des civilisations.
Les discours récurrents sur l’islam et l’intégration donnent raison à ceux qui, du côté musulman, islamisent tous les problèmes et, de l’autre, alimentent l’idée d’un irrémédiable conflit avec l’islam. Enfermés jusqu’à l’étouffement dans les débats aussi passionnés que stériles autour de “qui est Français”, “qui est British”, on n’entend plus les revendications sociales légitimes de citoyens désormais français et britanniques. Leur violence, usant de moyens illégitimes, est une réaction malheureusement compréhensible face à cette surdité : à force d’imposer un faux débat sur l’intégration pour éviter le vrai débat sur l’égalité des chances et le partage des pouvoirs, on récolte ce que certains semblent machiavéliquement désirer : stigmatiser des appartenances, entretenir la peur, monopoliser et pérenniser leur pouvoir symbolique autant qu’économique et politique. L’histoire leur apprendra, bon gré mal gré, à partager.