Dans son texte envoyé sur la liste le 15 ou 16 avril 2003, J Brown écrivait :
” Les déshérités et les groupes marginaux de Bagdad et des autres grandes villes iraquiennes volent tout ce qu’ils trouvent dans les palais du dictateur et dans les résidences des dignitaires du régime. Dans un second temps, ils volent aussi dans les magasins et les boutiques, pour passer ensuite aux édifices publiques, ministéres, universités, musées; jusqu’à dévaliser les hopitaux où s’entassent des centaines de blessés qui témoignent du passage du Godzilla américian par les rues de Bagdad. Les forces d’occupation ne font absolument rien: elles attendent des ordres qui n’arriveront jamais ou, peut être exécutent l’ordre d’orchestrer une destruction totale de toute l’infrastructure de la vie civile iraquienne. ”
La description proposée des pillages distingue deux temps : d’abord les pilleurs s’en prennent aux biens des anciens dignitaires du régime, ensuite, second temps, J. Brown énumère les différents lieux qui sont attaqués en allant crescendo, palier par palier : d’abord la propriété privée des commerçants, ensuite, les biens des édifices publics (nouvelle progression crescendo : bâtiments administratifs, temples du savoir, conservatoires du patrimoine) pour culminer dans le pillage des hôpitaux.
L’artifice rhétorique est habile : on passe graduellement des vols les plus compréhensibles aux comportements les plus scandaleux, puisque même les lieux de soins sont pris pour cible.
Il s’agit de bien faire comprendre que le chaos est monstrueux.
Que lisons-nous ensuite ? Une affirmation qui sonne comme un reproche ou du moins la constatation d’un fait tout aussi monstrueux que le chaos : ” les forces d’occupation ne font absolument rien “. La rhétorique aurait été meilleure si J Brown avait écrit la même chose sous la forme d’une question brutale suivie d’une réponse laconique : que font les forces d’occupation ? Rien.
Mais notre ouïe fatiguée depuis longtemps par les polémiques sur l’insécurité aurait alors trop facilement traduit : Que fait la police ? Rien !
Comment les acteurs de ces pillages sont-ils qualifiés : ” déshérités ” et ” groupes marginaux “.
Deux mots sont sans doute évités soigneusement : ” peuple ” et ” pauvres “.
” Déshérité ” : privé d’héritage, dépourvu de dons naturels ou de biens matériels. C’est plus général que ” pauvre “, cela enveloppe la pauvreté mais permet d’éviter le mot : peut-être que dans l’esprit de J Brown, les pauvres ont leur dignité, eux.
” Groupes marginaux ” : de groupes qui vivent à l’écart ou plus ou moins en dehors de ” la société organisée, faute de pouvoir s’y intégrer ou par refus de se soumettre à ses normes ” (petit Larousse) on doit effectivement s’attendre à une attaque du centre quand les appareils répressifs de l’Etat ne sont plus là pour les contenir et les rejeter à la périphérie.
Le peuple, lui, est au centre.
On voit donc se construire une représentation de l’insécurité : des prédateurs éternellement inassimilables se jettent sur la société quand l’appareil répressif est absent. Jadis on appelait ces prédateurs le Lumpenprolétariat pour bien le distinguer du vrai, du bon prolétariat.
Où est-il cet appareil répressif ? Détruit par l’envahisseur.
Que fait l’envahisseur ?
Rien.
Par incapacité ?
Non, par calcul.
J Brown introduit alors l’idée d’un plan machiavélique, pardon, hobbesien : l’appareil répressif étranger -afin de se faire désirer- laisse le lumpen se déchaîner et terroriser la population saine, honnête. Quand le chaos sera suffisamment grand, il pourra jouer le rôle du sauveur et repousser le lumpen sur les marges qu’il n’aurait jamais dû quitter.
Citations de J Brown :
” Telle est la situation que les envahisseurs créent en Irak: ils fabriquent la peur pour générer l’obéissance. Ils prétendent changer avec la population la sécurité pour l’obéissance. ”
” Si les gens n’ont pas besoin qu’on leur donne la paix, puisque, malgré la dictature de Saddam, ils l’avaient, on leur a crée ce besoin en instaurant le chaos par l’intermédiaire de la barbare destruction de toutes les structures de la vie publique iraquienne. Mais, ce qui est encore plus fort, si les gens ne désiraient pas un pouvoir d’occupation, ce pouvoir prétend, en favorisant le désordre et la peur, se faire nécessaire. ”
Cette interprétation des pillages en Irak est doublement aveugle :
A/ Par défaut de générosité ou de bon sens ou par cécité idéologique, elle ne voit pas qui sont les pillards.
B/ Par souci d’inculper l’ennemi américain de tous les maux, cette interprétation est incapable d’accéder à une vue complexe de la situation.
Je traiterai ces deux points successivement en commençant par le second.
1/Le chaos :
Lorsqu’un Etat -a fortiori un Etat dictatorial, c’est à dire une machine pyramidale d’exécutants à l’autonomie horizontale réduite, étroitement subordonnés aux ordres venant d’en haut- est détruit, lorsque l’ancienne classe dirigeante est morte ou en fuite, une période de chaos est tout à fait normale : toute l’histoire passée des sociétés peut être appelée à la barre.
Que l’Etat soit abattu de l’intérieur, par une révolution, ou de l’extérieur, par une armée étrangère, le chaos s’ensuit nécessairement. Songeons à notre révolution française ou à la russe, songeons à la débacle de 1940.
L’armée d’occupation ne peut pas en un clin d’oil se substituer à toutes les fonctions anciennement accomplies par l’Etat abattu : il faut rétablir la distribution de l’eau, de l’électricité, enterrer les morts, soigner les blessés, déblayer les gravats, rétablir les routes, collecter et détruire les armes et les munitions abandonnées par le vaincu, relancer la production d’énergie et distribuer le carburant disponible, relancer la production et la distribution de nourriture, loger, vêtir ceux qui ont tout perdu et.garantir un minimum de sureté à la population.
Et il faut faire tout cela dans un contexte d’après-guerre immédiate : la haine, la méfiance, l’animosité, le ressentiment sont grands dans la population à l’égard de l’envahisseur. Ce dernier est donc égoïstement conduit à privilégier d’abord sa propre sécurité en évitant les contacts, les interventions qui l’exposeraient trop ou qui pourraient déraper, l’entraîner dans des engagements plus massifs qui déboucheraient sur un embryon de guérilla urbaine. L’occupant doit chatier les velléités d’opposition sans rallumer la haine, en faire le moins et tenir une situation instable, flottante, fuyante.
Il va avoir naturellement tendance à chercher dans la population dominée des appuis pour agir, des collaborateurs dotés d’un capital de légitimité.
En Irak, selon les régions et selon les tâches il va nouer des alliances avec les autorités religieuses ou utiliser cyniquement les compétences techniques des anciens employés de l’appareil de répression.
Quelques illustrations :
(Libération/12/04/03) : ” Pour les militaires américains, la priorité absolue s’appelle “Force Protection”, c’est-à-dire la capacité à assurer leur propre sécurité contre les menaces armées (snipers, attentats, etc.) et les vandales qui ne devraient pas rester longtemps indifférents aux richesses de l’armée américaine. Celle-ci pourra-t-elle prendre en charge la sécurité dans les rues de la capitale ? Certainement pas au-delà de quelques points sensibles (hôpitaux, sites de distribution humanitaire, etc.) Plus que le modèle balkanique où les militaires se sont, au début, occupé de l’ordre public avec par exemple l’envoi de gendarmes français , c’est le modèle mis en oeuvre à Kaboul qui pourrait prévaloir. Dans la capitale afghane, l’Isaf (International Security Assistance Force) n’est pas chargée de la sécurité, mais de soutenir le pouvoir local et ses forces armées. Reste à les trouver en Irak. ”
(Le Monde, 15/04/03, Bruno Phiip) :” Mais si les Américains entendent démontrer leur présence, ils restent impuissants à imposer la loi et l’ordre. En conséquence, de nombreuses milices d’autodéfense se sont constituées, chacune s’efforçant de contrôler qui, un quartier, qui un pâté de maison, le tout sur des bases clairement communautaires. ”
(Le Monde, 12/04/03, Patrick Jarreau) ” Le porte-parole de la Maison Blanche, Ari Fleischer, a cité l’exemple d’une ville de l’ouest de l’Irak, une seule, dans laquelle “le maire et le conseil municipal ont commencé à travailler en relation très étroite avec les forces de la coalition”. Il a fait valoir que le rétablissement de l’ordre allait demander du temps. En attendant, la mission des forces américaines et britanniques reste une “mission militaire”, a souligné M. Fleischer. On n’est pas encore passé de la guerre au maintien de la paix. L’attentat-suicide qui a blessé trois soldats américains à Bagdad et l’assassinat d’un chef religieux chiite, récemment rentré d’exil, à Nadjaf, “rappellent à quel point la situation est dangereuse en Irak”, dans un contexte qui est celui d’une guerre. ”
(Le Monde, 13/04/03) ” la Croix-Rouge a indiqué que des soldats américains avaient entrepris samedi de protéger l’une des principales stations d’épuration d’eau de Bagdad ainsi qu’un grand hôpital. “Divers signes indiquent que les forces américaines essaient de prendre des contacts et des initiatives qui vont dans le sens de ce que nous demandons, à savoir la sécurisation des infrastructures essentielles”, a estimé à Genève Antonella Notari, porte-parole du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). ”
(Le Monde, 13/04/03,Sophie Shihab) ” Sayyid Imad [Imam à Bassoradéfend cette position dictée, dit-il, par la nécessité de “préserver la vie du peuple”. Il s’y emploie lui-même, et raconte ainsi son dialogue, la veille, avec un officier britannique qui avait rassemblé vingt-quatre notables dont lui-même et deux autres imams au milieu de médecins, juristes, commerçants et chefs de tribus. “Le Britannique a reconnu, dit-il, que son pays a fait une faute en n’ayant pas prévu le chaos provoqué par leur entrée. Il nous a donc demandé quoi faire. Nous lui avons proposé d’arrêter les baasistes les plus dangereux, de payer des fonctionnaires chargés de l’eau et de l’électricité pour les ramener au travail et de désarmer la population en commençant par les baasistes, sinon aucun chiite ne rendra ses armes. ”
C’est pourquoi je ne crois pas à votre scénario hobbesien.
Certes, ce dernier a pu traverser l’esprit de quelque stratège en chambre, de quelque conseiller au Département d’Etat, en mal de stratagème tortueux, et qui voulait briller et faire le malin.
Mais laisser faire le chaos est bien trop dangereux.
D’abord le mécontentement intérieur pourrait grandir au point de nourrir un climat insurrectionnel : les armes sont partout, le fanatisme religieux ne demande qu’à être attisé sans oublier l’espoir d’une indépendance ethnico-religieuse.
A l’extérieur, les pays opposés à la coalition n’attendent qu’une situation dégradée pour entrer en Irak par la porte onusienne et arracher une part du gâteau.
Non, décidément, orchestrer le chaos, c’est délicat.
Vous dîtes aussi : les américains ont même incité au pillage, pas seulement laissé faire, incité.
Je vois bien à quoi vous faites allusion :
Pas seulement à cette espèce de compréhension dont font preuve les soldats américains :
” Les villas cossues des ex-dirigeants en fuite, comme celles de Tarek Aziz, l’ancien vice-premier ministre, d’Oudaï Saddam Hussein, le fils aîné du dictateur, de sa sour Hala et de tous les hauts responsables du régime sont consciencieusement désossées, sous le regard indifférent des soldats américains qui ont passé la nuit précédente à l’intérieur des bâtisses. “Que voulez-vous…”, dit un officier “ces gens se vengent des injustices passées”. C’est sans doute vrai, mais il y a aussi pas mal de pur et sauvage banditisme. “(Le Monde/12/04/03)
Peut-être à ces complicités, résultats involontaires mais réjouissants (transposez en France: des miliciens au service de la propriété privée abattus par l’armée !) de la confusion :
” Le problème est que les Bagdadis qui tentent de faire eux-mêmes la police sont pris pour cibles par l’armée américaine, donnant l’impression que celle-ci se range clairement du côté des pillards. Ces deux derniers jours, les marines sont intervenus, à la demande de la foule, pour éliminer des hommes armés qui ne les menaçaient pas mais essayaient au contraire de protéger un bâtiment, une rue commerçante, de maintenir un semblant d’ordre.
Ils ont ainsi recherché et exécuté, vendredi, un sniper qui interdisait l’accès au ministère du pétrole. Puis un officier américain a fait signe aux pillards, sous les vivats, que la voie était libre. ” ” (Le Monde/13/04/03)
Ou à ce bonheur qu’un soldat perçoit, ressent et approuve, perché sur son char, pour un bref moment sorti de sa carapace protectrice :
“Je suis un soldat, pas un flic ! explique un sergent, posté dans la tourelle de son char Abrams. Et puis regardez, les gens paraissent heureux, même si c’est un peu le désordre pour l’instant.” (Le Monde/13/04/03)
C’est que les soldats Smith, M. Brown, sont issus de couches de la population américaine et non américaine (beaucoup d’immigrés qui espèrent obtenir plus facilement la nationalité US) où ils ont pu apprendre ce que sont la pauvreté, la précarité, l’envie de revanche sociale.
On ne doit donc pas trop s’étonner de cette surprenante compréhension (provisoire, j’en ai bien conscience) dont ils font preuve où n’entre, à coup sûr, aucun machiavélisme, pardon, hobbesisme.
2/Les pillards :
Qui sont-ils ? Pas facile de répondre à cette question quand toutes les informations qui nous parviennent sont déformées par le moralisme des journalistes, embarqués ou pas. A cet égard moins compréhensifs que certain militaire cité plus haut et à la compréhension duquel le journaliste répliquait, avec une espèce d’agacement : ” C’est sans doute vrai, mais il y a aussi pas mal de pur et sauvage banditisme. ”
L’entendement d’un journaliste moyen tolère un banditisme dicté par la pauvreté mais un banditisme ” pur et sauvage “, alors non, pas de çà. N’oublions pas dans les extraits qu’on va lire plus bas que cet entendement est à l’ouvre dans le tri des faits et dans la manière d’en rendre compte.
Un titre du Monde (18/04/03) reprenait ce qualificatif : ” La situation reste précaire à Bagdad, toujours en proie à l'”état sauvage” “. Ailleurs, on peut lire : ” le scénario désormais habituel de la foule se livrant à une orgie de pillage ” (Le Monde du 14/04/03), ” ramener l’ordre dans les grandes villes irakiennes en proie à l’anarchie et aux pillages ” (Le Monde du 12/04/03), ” Le climat d'”Ouest sauvage” qui s’est installé, selon l’expression d’un soldat américain à Bagdad ” (Le Monde du 11/04/03).
Sauvagerie, orgie, anarchie : les catégories interprétatives des observateurs puisent dans l’habituel vocabulaire stigmatisant des représentants de la société policée. Devant l’explosion sociale, ils se contentent de mobiliser les concepts mesquins de la petite fabrique de la délinquance.
Essayons néanmoins d’aller plus loin.
Examinons quelques caractérisations plus précises :
D’après Sophie Shihab (Le Monde du 13/04/03), à Bassora, ” la “criminalité baasiste” (.) a succédé aux pillages populaires des premiers jours “. Elle reprend cette imputation à un manifestant chiite qui déclarait : “Dites-leur,[aux britanniques qu’ils doivent assurer la sécurité, garder les bâtiments publics, désarmer les bandes de pillards qui continuent à terroriser la ville, la nuit, et qui ne sont que des baasistes déguisés en criminels”.
D’après Rémy Ourdan (Le Monde du 13/04/03) :” Les habitants de la capitale, effrayés, vivent encore reclus, inquiets que les pillards, qui viennent pour la plupart des faubourgs populaires chiites, ne viennent finalement frapper à leur porte. ”
D’après Patrice Claude (Le Monde du 12/04/03) :” Ali ne s’en prend pas aux militaires. Comme beaucoup d’autres Bagdadis, il attend de voir la suite des événements. Pour l’heure, il ne veut plus que l’on publie son nom. Il a peur. Peur des représailles éventuelles d’une armée dont il ne connaît pas les mours. Peur des revanchards, des pillards et des hordes de voleurs qui ont fondu sur la ville depuis trois jours. Comme beaucoup de citadins moyens choqués et scandalisés par le spectacle de désolation qui leur est offert, Ali, chiite lui-même, est “certain” que “les bandits” qui dépouillent sa ville viennent de Saddam-City, l’immense et misérable faubourg chiite de l’est de la capitale. ”
D’après Bruno Philip (Le Monde/15/04/03) “Des anciens membres du parti Baas et des milices islamistes continuent de semer le désordre au centre et dans la vieille ville”, affirme Rebwar Babakar, kurde de Mossoul mais membre de l’autre grand mouvement politique et militaire du Kurdistan, l’Union patriotique kurde (UPK), qui maintient une faible présence en ville depuis la désertion de l’armée irakienne. “Ce qui se passe, ce n’est pas une guerre entre les Arabes et les Kurdes, c’est une confrontation entre des voleurs et ceux qui essaient de protéger leurs biens”, ajoute-t-il. ”
D’après Sylvie BRIET (Libération/18/04/03) ” Au lendemain de la mise à sac du musée d’Archéologie de Bagdad, personne ne connaît encore l’étendue réelle des dégâts. Mais les experts réunis hier à l’Unesco à Paris sont certains qu’il y a eu deux sortes de pilleurs: d’un côté, des habitants en colère, pauvres pour la plupart, qui se sont emparés aussi bien de climatiseurs que de statuettes, et de l’autre, des bandes organisées qui savaient ce qu’elles venaient chercher et avaient même accès à certaines salles et coffres-forts ; des actes sans doute planifiés pour faire sortir illégalement des pièces importantes d’Irak. ”
D’après Bruno Philip (Le Monde/15/04/03) “Les voleurs vont même prendre le lait des malades dans les hôpitaux !”, explique-t-il, furieux contre “tous ces Kurdes qui viennent piller les Arabes.”Il concède cependant que les peshmergas en uniforme, censés mettre fin aux désordres, ne font pas partie de ses cibles. Mais les voleurs, dans cette partie de la ville majoritairement arabe, sont bien, selon lui, “des gens armés de fusils portant des vêtements kurdes”.
La confusion est grande : pour les chiites, les criminels sont des baasistes ; pour les arabes, des kurdes, pour les bagdadis, des chiites ; pour les kurdes, des anciens baasistes ou des miliciens arabes. Les communautés s’accusent les unes les autres. Rien de convaincant de ce côté.
Une distinction revient toutefois : diachronique, d’abord un pillage d’origine populaire, ensuite une activité de criminels ; synchronique, entre des habitants pauvres en colère et des bandes organisées (dans le cas des musées peut-être sur ordre de collectionneurs occidentaux). A Bagdad, les coupables désignés semblent venir de Saddam city, ” l’immense et misérable faubourg chiite de l’est de la capitale “.
On soupçonne deux types de pilleurs : les pauvres et les autres, ceux qui appartenaient déjà, du temps de Saddam, à la sphère de l’illégalisme.
Mais il faut encore aller plus loin, abandonner les querelles d’étiquettes et laisser parler les descriptions. En remarquant combien elles sont rares dans un genre -le reportage- où elles devraient pourtant être l’essentiel. Le journaliste préfère interroger les représentants de ceci ou de cela, rapporter les prises de position officielles, proférer des jugements, exprimer des craintes, les siennes ou celles de témoins choisis au hasard ou en fonction de l’impression qu’on veut faire passer,etc.
Quelques descriptions donc :
A Bassora : ” les pillages se multiplient dans les zones sous contrôle britannique. “Une banque attaquée ici, des commerces saccagés là, Saddam notre bourreau est tombé”, lance un vieil homme. “Depuis dix ans, Saddam Hussein ne nous a donné que du sable et des larmes”, s’écrie un homme. Un autre vocifère, une clé à molette à la main : “Je suis en colère, je veux ma part du butin.” Le premier répond : “C’est l’héritage de Saddam : en 1991, il nous avait dit de piller le Koweït. On a bien retenu la leçon. Nous sommes tous des Ali Baba.”(Libération/08/04/2003)
A Bagdad : ” Pourtant, le quartier d’Azamyyia, surtout habité par la classe moyenne sunnite, connaît peu de problèmes de sécurité. C’est très différent dans le quartier Al-Qasr, où les pillages sont nombreux. On y voit des fillettes pousser des tabourets, des garçonnets jouer avec un lit à roulettes de table d’opération, de grosses femmes en noir se débrouiller très bien avec des fauteuils qu’elles portent sur leur tête tout en restant strictement voilées. Tant de sièges ont été pris dans les administrations qu’on en trouve par dizaines abandonnés sur les trottoirs. Passe un grand autobus rouge, aux vitres brisées, on croit que les transports en commun ont repris. “Mais non ! Il a été volé. Tous les bus qui circulent l’ont été pour mieux piller la ville”, rectifie Imad, un interprète, consterné. Jamais on n’aperçoit le moindre policier.(Libération/12/04/2003)
A Bagdad : “Les pillards dévalisent maintenant les magasins d’armes. Combien de temps cette période horrible va-t-elle durer ? Combien de temps vais-je attendre avant qu’ils viennent chez moi tuer mes enfants. Et si demain l’eau s’arrête ? Que font les Américains ? Pourquoi ne viennent-ils pas rétablir l’ordre ?”, demande Hamid Jacem Mohammed, un commerçant, sitôt la prière terminée. ” (Libération/12/04/2003)
A Bagdad, : ” La rumeur commence à courir que les ghawaïne, les émeutiers-pillards de Saddam City (lire page 5), débarquent en ville. En fin de matinée, l’atmosphère commence à basculer. Un mélange de sauve-qui-peut et d’anarchie s’empare de Bagdad. Les petits mendiants ont été remplacés par des jeunes hommes, qui traînent par groupes de 10 ou de 20 et cherchent fiévreusement.
Un pick-up passe chargé d’adolescents qui lèvent le pouce en criant : “good, good !” A un carrefour, ils crachent dans la direction d’un portrait de Saddam Hussein. Devant le ministère de l’Industrie, un homme s’enfuit avec une énorme télévision. Un autre, armé d’un fusil, tente de le rattraper. Des jeunes cassent la vitre d’une voiture de police et s’installent au volant. Un taxi passe, le coffre tellement chargé de tapis et de mobilier que le châssis racle le bitume. ” (Libération/10/04/2003)
” “Cela fait vingt ans que j’en voulais un comme ça.” Ruisselants de sueur, heureux et tranquilles, Bachar et ses deux compères tentent désespérément de hisser sur une charrette à bras l’énorme réfrigérateur blanc cassé qu’ils viennent de voler dans les locaux dévastés de la Banque Al-Rachid, dans le quartier Al-Mansour. Comme la plupart des voies du centre-ville, la célèbre rue aux arcades fissurées est jonchée de feuilles volantes poussées par le vent. Les archives des ministères et de tous les édifices publics attaqués et dévastés par les pillards ont été jetées par les fenêtres. Il n’y a plus d’argent dans les banques. Les maraudeurs emmènent les classeurs métalliques, les ordinateurs, les photocopieuses, les machines à compter les billets. On arrache les climatiseurs, les ventilateurs, les lustres, les rampes de lumière. On emmène les bureaux, les chaises et les fauteuils, Les plaques de marbre des comptoirs, les calendriers électroniques et même les extincteurs. Quand !
il ne reste rien, on met le feu avec des bidons d’essence ou d’alcool à brûler. Jeudi soir, plusieurs grands immeubles administratifs du centre, dont au moins cinq ministères étaient la proie des flammes. Il n’y a plus de police, plus de milice, plus de pompiers. Livrée à elle-même, la ville est mise à sac tandis que les habitants, terrifiés par ce qui se passe, se barricadent chez eux. “(Le Monde, 12/04/03)
” Sillonnées en tous sens – plus personne ne respecte les sens interdits et les accidents de la route se multiplient – par toutes sortes de véhicules volés, les voies du centre-ville sont plus dangereuses que jamais.
Rue Al-Rachid, c’est un Fenwick jaune monté par trois adolescents débraillés et rigolards qui fonce à contresens dans un concert de klaxons rageurs. Place Al-Tahrir, c’est un autobus municipal chargés de gamins surexcités qui tourne dans de grands crissements de pneus. Débarrassées de leurs plaques officielles, des voitures blanches de police pleines de jeunes zigzaguent en tous sens. On vole tout : des pelleteuses, des bétonnières, des camions-bennes à ordures, des véhicules de pompiers et même des ambulances. Les pillards sont des milliers. Ils sont rigolards, parfois organisés, toujours voraces et assez rarement “politiques”. Ils n’hésitent pas à s’en prendre aux journalistes. Plusieurs ont été dévalisés et brutalisés l’arme au poing. ” (Le Monde, 12/04/03)
” Notre marche de la désolation se poursuit. Sur une avenue prospère, près du Tigre, se trouve le Centre culturel français. Une dizaine de véhicules, déjà remplis de butin, sont garés devant, en double file. Un énorme quinquagénaire moustachu, suant sang et eau dans sa longue gallabiyé grise, tient la porte arrière de son minibus ouverte, tandis que trois jeunes gens chargent tout ce qui l’intéresse. Ordinateurs, photocopieurs, étagères de bois, bureaux et fauteuils. Les baies vitrées de la cafétéria ont été brisées à coups de marteaux. En bas et dans les étages, plusieurs dizaines de pillards font tranquillement leur “travail”, démontant les lavabos, arrachant les rampes électriques, les tentures et les rideaux. Certains renversent, dans de grands fracas de livres et de cassettes, toutes les étagères de la bibliothèque et de la vidéothèque au sous-sol. Ils emportent les étagères. D’autres s’occuperont des films et des livres.
Malraux, Hugo, Balzac n’intéressent personne. Les dictionnaires jonchent le sol. Les Mémoires de Charles de Gaulle aussi. Devant le portail d’entrée du site, indifférente au va-et-vient de la horde, une femme en noir feuillette avec ses deux enfants les centaines de bandes dessinées prélevées à l’étage inférieur. Elle nous regarde en souriant, nous observe plus attentivement, suspecte quelque chose et dit : “Nous sommes si pauvres, vous comprenez…” ” (Le Monde, 12/04/03)
Remarquez comme les pilleurs sont peu pragmatiques, combien ils obéissent peu à la catégorie de l’utilité : les objets volés jonchent les trottoirs par milliers, des fillettes poussent des tabourets, des garçonnets jouent avec une table d’opération d’hôpital.
L’espace, si quadrillé, si compartimenté auparavant est totalement investi. Tous les lieux naguère interdits et protégés sont envahis, puis vidés, puis incendiés. On circule désormais en tous sens dans la ville, plus de sens interdit, plus de couloir de circulation. Les anciens repères sont abolis. Des jeunes se réapproprient les voitures de la police, les autobus et les taxis transportent les biens pillés, on s’amuse à conduire à contresens dans un fenwick, on fait crisser les pneus d’un vieil autobus en roulant autour d’une place.
Difficile de lire ces modestes descriptions sans percevoir la dimension du jeu, la joie, la fièvre, l’excitation, l’ivresse dans ces comportements. Le soldat yankee avait raison : il y a du bonheur chez ces pilleurs. Il prennent leur revanche, c’est sûr, mais en même temps leurs activités dépassent la pure et simple réactivité pour entrer dans le territoire de la gratuité, de l’ivresse d’agir sans entrave enfin.
Des hommes, des femmes, des enfants, écrasés par plus de deux décennies de dictature, relèvent la tête, redécouvrent la liberté d’agir. C’est une insurrection, un soulèvement de la vie.
Comme les catégories conspirationnistes d’une certaine gauche sont pauvres et sèches et étriquées et fausses devant un tel cataclysme social ! Oui J Brown, le chaos peut être spontané ! Il arrive quelquefois, pas longtemps, que des foules immenses cessent de désirer un maître, cessent d’avoir peur et laissent exploser une surabondante énergie vitale.
En 1965, l’Internationale Situationniste avait publié un texte intitulé : ” le déclin et la chute de l’économie spectaculaire marchande “. Ce texte analysait les émeutes d’août 1965 à Watts, quartier de Los Angeles. Le contexte historico-social était bien différent, j’en conviens. A Watts, quartier pauvre, les noirs s’étaient soulevés. Un banal incident opposant des policiers à la population s’était développé en émeutes spontanées. Les noirs avaient pillé des armureries et avec les armes s’étaient opposés à des milliers de policiers et de soldats -une division d’infanterie appuyée par des tanks. Ils avaient procédé au pillage des magasins puis les avaient incendiés.
A l’époque, ” tous les penseurs et les ” responsables ” de la gauche mondiale, de son néant, ont déploré l’irresponsabilité et le désordre, le pillage, et surtout le fait que son premier moment ait été le pillage des magasins contenant l’alcool et les armes “(IS n°10, p3). Et l’IS de poser cette question : ” qui donc a pris la défense des insurgés de Los Angeles dans les termes qu’ils méritent ? ” L’article produit ensuite cette défense en prétendant éclairer l’action des insurgés. Les notions de fête et de potlatch de destruction sont mobilisées : en rejetant le monde de la marchandise et ses médiations, sa hiérarchie et son différé permanent, en s’installant, par le pillage, dans l’immédiateté et la valeur d’usage, les insurgés construisent une situation où ” les vrais désirs s’expriment déjà dans la fête, dans l’affirmation ludique, dans le potlatch de destruction ” (IS n°10, p5).
A Watts, l’insurrection a été le moyen de libérer un espace où une situation festive pouvait naître et se développer. En Irak, la brutale intervention américano-britannique à brusquement cassé l’ancien appareil répressif et brisé d’un seul coup toutes les contraites légales.
La population a-t-elle vraiment pu donner libre cours à ses ” vrais désirs ” ? Certains indices donnent à penser que la population à saisi l’occasion de cette panne inopinée de tout appareil répressif pour vivre intensément l’opportunité d’une liberté totale affranchie du tabou de la propriété et de quelques autres. Mais l’empreinte laissée par un régime autoritaire et le poids de la religion ont sans doute maintenu l’expression dans des limites hélas trop étroites. Les informations manquent sur ce point et manqueront peut-être toujours.
La théorie situationniste a eu le mérite de tenter de penser à hauteur de fête les comportements de masse jugés irresponsables et destructeurs par toutes les gauches bien pensantes. Le mérite de ne pas trahir théoriquement la soif de ceux qui volent du lait dans les hôpitaux, la fièvre des incendiaires, la folie accumulatrice des pilleurs, la légèreté de ceux qui s’amusent avec un fenwick ou un vieil autobus, l’abandon et la candeur curieuse de cette femme qui lit des bandes dessinées, assise dans les gravats, avec ses deux enfants.
La théorie de J Brown ne lui permet pas de penser positivement ce type d’expression populaire. Elle est incapable de penser un chaos spontané. Prisonnière du léninisme ou bien d’une vision conspirationniste du pouvoir ou encore d’un hyperfonctionalisme sociologique elle voue son action à la manipulation d’un peuple sans jamais pouvoir rien lui reconnaître en propre. Elle semble en outre incapable de ne pas céder à une condamnation morale des actes qui s’affranchissent de la légalité habituelle, bourgeoise, commandée par l’impératif de protection de la propriété privée.
Evidemment, la convocation des ” vrais désirs ” par les situationnistes peut paraître naïve aujourd’hui. Mais sans ce détour par un ” dehors “, un véritable changement social est-il possible ?