Malgré les informations assez régulières que donnent la presse, les revues, les radios et les télévisions sur la situation économique et politique dans l’Est de l’Europe, Russie comprise, un étrange silence plane sur cette partie du monde, une étrange dénégation, dont l’Allemagne s’est faite le champion. On peut le résumer à ceci : l’Est n’existe plus. (Ainsi en Allemagne se voit-on aussitôt corrigé lorsqu’on dit l’« ex-Allemagne de l’Est » : non, ce sont désormais les « nouveaux États », « Die neue Länder »). Rien désormais ne sépare plus les deux moitiés réunies de l’Europe, sinon des séquelles inévitables, un retard qui se compensera « tôt ou tard ». L’« Est » n’est plus une catégorie politique, il est à peine une catégorie historique : juste une vaste région hétéroclite dont le comportement inquiète ou embarrasse.
Mais l’Est comme expérience humaine, comme expérience de vie, de politique, de culture ? Qu’en est-il de ceux qui par millions pendant quarante, voire soixante-dix ans, y sont nés, y ont été formés, l’ont subi, accepté, ou rejeté, parfois successivement, n’ont pas eu d’autre horizon ni d’autre espace de vie, de pensée ?
Cette dénégation n’est pas sans conséquence ; elle pèse lourd sur les analyses qu’on fait de la situation prévalant dans cette ancienne Europe, mais elle pèse aussi sur l’avenir de l’Europe tout entière. Posant que cette partie de l’Europe s’est définitivement séparée de son passé, qu’il n’en subsiste que des scories ou des restes négatifs, une telle dénégation permet commodément de porter sur ce passé une condamnation entière et sans réserves, de désigner par amalgame une forme de « régime totalitaire » dépassé où se perd (pour certains, assez utilement) la différence avec le nazisme. Ainsi se consacre sans discussion le triomphe d’un système sur l’autre, ainsi évacue-t-il toute considération des éléments positifs, s’il y en a eu, de l’ancien régime, ainsi oblitère-t-on toute possibilité de concevoir pour l’Europe nouvelle un avenir qui tienne compte de sa double expérience passée (« démocratique » et « communiste »).
C’en est fini, pense-t-on, de l’époque où la confrontation des deux systèmes ne se faisait pas entièrement au bénéfice du nôtre.
Sur le fond de cette dénégation, un discours donc s’est mis en place où l’on peut repérer cinq traits dominants.
1. « A l’axe est-ouest, s’est désormais substitué un axe nord-sud »
Là encore cette proposition fonctionne comme un écran à « géométrie variable ».
Cette proposition a la commodité de renouveler une culpabilité ancienne (et souvent hypocrite) à l’égard du Tiers-Monde, et d’occulter :
a) que les affrontements Nord-Sud, à l’œuvre par exemple entre l’Occident et l’Islam, recouvrent partiellement l’ancien axe est-ouest (par la présence, dans tel pays, d’un parti unique antérieurement soutenu par Moscou).
b) que l’Europe dans sa forme retrouvée inscrit maintenant en son sein des affrontements économiques, culturels, sociaux où l’ancienne opposition de l’Est et de l’Ouest se maintient avec une forte coloration Nord-Sud (éclatement de l’ex-Yougoslavie sous la pression entre autres d’un refus du « Nord » (Slovénie, Croatie) à supporter le poids du Sud (Monténégro, Macédoine) ; « tiers-mondisation » de la Russie, de certaines régions des Balkans, etc.)
2. Seconde proposition : « La démocratie est advenue sans contestation possible dans tout cet espace géopolitique », à l’exception de la Roumanie et de la Serbie, et « partout les formes démocratiques vont de pair avec le retour à l’économie de marché ».
Cette proposition demanderait à être interrogée :
– à travers l’exemple de la Chine notamment où, comme le fait observer Jean-Luc Domenach, le retour au capitalisme s’accommode parfaitement de formes politiques autoritaires. Tandis que, à l’inverse, la démocratie occidentale s’accommode bien des formes d’une économie semi-planifiée ou, du moins, d’une économie où l’État joue un rôle dirigeant :
– en Europe aussi, où – en Russie – l’établissement d’une économie de marché est loin d’être accompli. Plutôt « économie de marché noir » (Jacques Robin), la politique économique russe accumule les maladresses et les revirements (cf. l’article de Marie Lavigne dans le Monde diplomatique de décembre 1994). De cette articulation économie-politique, la Russie est plutôt la caricature : une démocratie mafieuse s’installe en même temps qu’une économie mafieuse, victoire, ni pour le marché, ni pour la liberté ;
– en République tchèque ou en Allemagne où une interprétation « restauratrice » du retour à la démocratie a suggéré une malencontreuse et souvent injuste politique de restitution risquant de compromettre les investissements étrangers.
Etc…
Cette équation, d’où vient-elle ? Du FMI, de la Banque mondiale ? Elle donne à l’établissement d’un ordre économique mondial la façade de la liberté démocratique. Mais quelle liberté pour les 40 millions de nouveaux chômeurs russes que le FMI « réclame » afin de mettre en place une économie restaurée, qui n’évite ni de résout les phénomènes liés au « virage brutal », en Pologne, ex-RDA, Slovaquie, les manifestations de colère ou de désenchantement (la « Wendekrankheit » – « Troubles du changement » en RDA) ou, un peu partout, les crises nationalistes et chauvines ? Car la résurgence des nationalismes ne s’explique sans doute pas entièrement comme le veut Bronislaw Geremek par la fin des empires supranationaux : de même que le retour au pouvoir, en Hongrie, Pologne, ou au Bundestag, des (anciens) communistes, elle est parfois le signe d’un refus du « nouvel ordre ».
La guerre yougoslave, – nationalisme et politique de conquête -, marque bien aussi jusqu’où peut aller la résistance au bouleversement imposé par ce nouvel ordre des choses.
3. En somme, donc « tout va bien » (mis à part quelques épouvantables guerres en Europe balkanique et dans l’ex-empire soviétique) dans l’ex-Europe qui (à Prague ou à Berlin) avait choisi de rompre avec l’ancien système mais se voit brutalement ramenée dans un monde qu’elle n’avait pas choisi.
« Tout va bien » – c’est là la troisième proposition.
La génération suivante profitera du sacrifice de la génération actuelle. C’est aussi ce que disait Staline. Pris dans une logique du progrès, ces désenchantés ne font que subir et manifester leur retard. Il reste toujours çà et là des « résistances » à un monde parfait (le nôtre) et des obstacles à son avènement. Il y aura toujours des exclus, des esprits chagrins, des perdants. Vieil adage communiste (qui prouve qu’en un sens, le communisme réel a triomphé, même ici) : « on ne fait pas d’omelette sans casser des… hommes ».
« Tout va bien à l’Est » donc, ou, du moins, « tout va de mieux en mieux ».
Comme elle n’est pas vérifiée, et encore moins fondée, cette proposition résiste à l’épreuve des faits : guerres, effondrements de la Russie, aggravation de la criminalité, développement incontrôlable des mafias, désordre administratif, paupérisation dramatique, incertitudes, sacrifice de catégories entières de la population, vieillards et jeunes, choc frontal en Pologne entre l’Église et la société civile sur la question des mœurs, ultra-libéralisme en Tchéquie dont pâtit en premier lieu la culture, sans compter ce qu’on appelle par euphémisme le « coût social » des réformes…
Il s’agit d’une transition, dit-on, avec « son cortège » de difficultés et de crimes ; transition vers le pire ? Bien des signes le donneraient à penser.
Qu’offre-t-on à ceux qui disaient, à Leipzig ou Dresde, ou Berlin en 1989 : « Nous ne voulons plus l’état stalinien de la RDA, nous ne voulons pas davantage de “la République des Daimler-Messerschmitt-Bolkow-Blohm-Basf-Höchst” » comme l’écrivait en 1989, juste avant « le tournant » le grand écrivain Stefan Heym, juif antifasciste émigré en 1938, aujourd’hui député du PDS et doyen du Bundestag ?
Rien. On attend qu’ils meurent.
4. Le seul point de réserve et d’inquiétude, la quatrième proposition le formule ainsi : « Un seul péril, le péril rouge-brun » – entendons la rencontre et l’alliance, fatales à la démocratie, entre les ex-communistes et les néo-fascistes.
Proposition encore une fois non interrogée, peut-être parce qu’elle rencontre une adhésion immédiate, elle-même fondée sur un vieil amalgame: dans son essence même le communisme ne se distingue guère du fascisme.
Au lieu de cela, il conviendrait plutôt d’examiner cas par cas la situation des partis néo-communistes de retour au pouvoir, de distinguer entre les hommes, les enjeux, les trajectoires personnelles. Et de faire aussi, comme le tente Walter Laqueur pour la Russie, une synthèse sur la montée et les formes de l’ultra-droite dans les ex-pays communistes. Qu’y a-t-il de commun entre un néo-nazi de Rostock, un nostalgique à Bucarest de la Garde de Fer, un antisémite hongrois, un monarchiste bulgare, un néo-tsariste russe, mais aussi qu’y a-t-il de commun entre chacun d’eux d’un côté et, de l’autre, un officier serbe communiste qui règle ses batteries sur une ville bosniaque, une kolkhozienne qui refuse la propriété privée, source de tracas et de misère, tout en plaçant un portrait de Staline entre les icônes retrouvées, un vieil antifasciste allemand, membre exclu du SED, un dissident du POUP polonais et un nomenklaturiste mafieux, soutien momentané de Gorbatchev, qui promène maintenant des milliardaires sur le site des anciens bagnes ? Autant de cas, autant de figures qu’il ne faut pas confondre.
5. Un point encore, le dernier, et qui n’est pas le moins préoccupant.
Après des années de stalinisme déclinant, de brejnevisme et de perestroïka, où le sort de la culture était mis au premier rang de leurs préoccupations et de leur action par tous ceux qui combattraient le « socialisme réel » (mais là encore bien des distinctions s’imposeraient), cette question a aujourd’hui totalement disparu du champ des préoccupations ou des interrogations dominantes.
Ce silence signifie-t-il qu’avec « le Mur » ont disparu les derniers obstacles à l’établissement et au rayonnement, dans ces pays, d’une culture libre, plurielle et forte ?
C’est tout le contraire qui est en train de se produire.
Depuis l’effondrement du communisme réel, la situation des écrivains, des philosophes, des cinéastes, de l’édition, de la culture est de plus en plus menacée. A Prague, fermeture annoncée des éditions Odéon, et du théâtre « Za Branou » que la normalisation des années 70 avait condamné au silence ; en Allemagne de l’Est disparition progressive des éditions d’avant la « Wende » ; en Bulgarie, disparition de grandes librairies dont le fonds de commerce passe entre les mains de Mercédès ou de Siemens ; en Hongrie, en Russie, fin d’un cinéma qui s’était maintenu dans les décennies précédentes. Partout l’État se désengage, une TVA au taux maximum est appliquée aux livres, et le critère de rentabilité à toutes les formes de manifestations artistiques.
Ceux qui ont connu l’extraordinaire résistance de la culture et des livres dans les quinze ou vingt années qui précédèrent la chute du Mur, en gros, celle du « regel » brejnevien et de ses suites, le vivent comme un immense et douloureux paradoxe. A Prague (éditions « Petlice », « Sous les verrous ») comme à Moscou (Samizdat, Almanach), la lecture et l’édition clandestines, les conférences d’appartement, les détours habiles pour déjouer la censure donnaient à la circulation des livres la tâche de maintenir la vigueur d’une pensée libre, un espace où n’était pas rompue la continuité d’un héritage national et européen.
Là-bas la vie de la pensée s’était réfugiée tout entière dans les livres, dans les théâtres ; la culture était là-bas la forme même que prenait la résistance contre des régimes où la bêtise et le conformisme l’avaient emporté sur toute forme d’idéologie.
Au paradoxe a succédé un amer constat: en nous rejoignant, en rejoignant nos formes d’économie mais aussi de vie et de loisir, l’Est est en train de connaître en pire ce que nous avons subi ici. En pire : car nos démocraties, en France notamment, ont mis en place des structures de protection et d’aide à la production et la diffusion du livre, du film, qui sont incompatibles avec une soumission sans réserve à l’économie de marché.
Qu’on se taise sur le sort de la culture est alors doublement inquiétant.
Parce que cela démontre sous quel postulat économiste nous nous plaçons désormais. Le primat de l’économie relègue toujours le culturel au second plan : « plus tard » quand « l’essentiel » sera obtenu, on pourra se soucier de la culture. Mais on sait bien que si la culture vient « plus tard », elle ne vient « jamais ». La revendication pour une culture libre aurait dû se formuler en même temps que la revendication pour la démocratie et pour une forme d’économie capable de sortir ces pays de la gabegie, de la pénurie, de l’indigence, de la misère. Eût-elle dû obliger à réfléchir en profondeur sur des formes économiques qui, soit pénalisent les formes vraies de la culture, soit développent des formes de sous-culture et de divertissement monnayé.
Ce silence inquiète aussi parce qu’il en dit long sur la prétendue « défense » de la culture à l’Est, où excellaient libéraux et démocrates occidentaux. Leur discours se révèle pour ce qu’il était, un simple opportunisme. Stigmatiser l’étouffement de la culture à l’Est, n’était-ce que cela accumuler des preuves contre le système communiste ?
Mais aujourd’hui ? Faire le procès de ce que sont devenus à l’Est les livres, les théâtres, le cinéma, ce serait faire aussi le procès de notre propre système, et du sort qu’il réserve à la culture. Car là-bas, c’est bien notre monde qui règne, notre système, encore aggravé, il est vrai, par la déréglementation, le désengagement de l’État, le règne d’un capitalisme sauvage.
Déjà du temps des deux blocs, il n’était pas bien vu de tenter le parallèle, en notre défaveur, entre un système où, malgré la censure, la culture demeurait une force active, une référence, une puissance de résistance et de contestation, et le nôtre où l’accumulation des biens culturels, prétendument offerts à tous, se règle selon les lois du consumérisme, développant au lieu de culture une « industrie du loisir » où se perd le sens même de la culture et de l’art. Dans notre répartition occidentale entre le travail pour la nécessité, la science pour le vrai et le loisir pour l’illusion, s’efface le sens même du mot loisir – non pas simple repos où se refait la force de travail, mais suspens des activités (de travail ou de divertissement) « qui nous rend libre pour le monde », ainsi que le formulait superbement Hannah Arendt dans La crise de la culture.
Une fois encore, la leçon de l’Est aura été oubliée et le paradoxal réconfort que nous apportait, face à l’industrie du divertissement et à la démission des clercs, le monde de l’Est. Une fois encore, au lieu de se tourner vers l’Est pour en garder l’essentiel acquis durant quarante années d’asservissement culturel, l’Europe tend à se régler, et à régler la culture, sur le modèle compétitif et consumériste dominant.
L’Europe, en devenant démocratique de l’Atlantique à l’Oural, en aura-t-elle fait payer le prix à la culture ? La nouvelle Europe réunifiée aura-t-elle inventé une forme de la démocratie où la culture serait asservie non par la censure ou le Parti Unique, mais à la tyrannie de la rentabilité ? Ce serait la première fois, depuis l’aube grecque, que la démocratie irait sans la formation par l’art et par les lettres.
Dans son discours de réception à l’Institut des sciences morales et politiques en 1992, Vaclav Havel, alors président de la Tchécolovaquie, comparait non sans raison la situation des pays de l’Est avant la chute du Mur à une représentation de En attendant Godot. Bien souvent, la situation actuelle de la culture en Europe « de l’Est » nous donne plutôt l’impression d’assister à une représentation de Oh ! les beaux jours ! A chaque acte, les mêmes, avec les mêmes illusions forcées et le même désespoir; à chaque acte, cependant, enfoncés un peu davantage dans le sol.
C’est le même Vaclav Havel, aujourd’hui président de la seule République tchèque qui laisse son ministre de la culture Pavel Tigrid appliquer aux théâtres, à l’édition, les consignes de désengagement et de rentabilité imposées par l’ultra-libéral Klaus.
Cela n’aurait sans doute pas de sens que d’opposer aux prophètes du mieux une prophétie du pire aussi peu nuancée où risqueraient de s’engouffrer quelques nostalgies douteuses. Les indices sont parfois difficiles à saisir ou à interpréter, et des signes de reprise voire de succès économique sont évidents en Pologne, ou en République tchèque. Mais le sort de la démocratie et de la culture n’en est pas réglé pour autant.
Bien au contraire. On serait même en droit de parler d’un effondrement culturel, si l’on entend par culture non seulement les théâtres, les films et les livres, mais aussi le sens même de la vie telle que l’épreuve l’avait forgée – chez quelques-uns – dans cette partie est de l’Europe. Mais voilà. Qui le dénonce ? Les dissidents ? Dispersés, oubliés, retournés à d’anciennes tâches, pervertis par l’usage du pouvoir ou, au contraire, plongés dans une retraite désespérée, on ne les entend plus. Quant à ceux qui dénonçaient si justement, ici, l’étouffement à l’Est d’un « Occident kidnappé », que disent-ils lorsqu’ils voient à Saint-Petersbourg les plaques de rue rénovées porter en caractères d’égale grandeur, l’un en dessous de l’autre, « Coca Cola » en rouge, « Perspective Newski » en bleu ? Ne voient-ils donc pas qu’une nouvelle captation est à l’œuvre ? Que partout les signes se multiplient d’un nouvel ordre culturel « occidental » reposant sur le règne de l’argent, la lutte féroce pour la libre circulation des marchandises et le développement du profit, un ordre dominant, asservissant, où la construction de soi et l’épanouissement de chacun sont sacrifiés au mirage d’une consommation sans frein ?
Le monde de l’Est en fait chaque jour l’épreuve, plus rudement encore que nous. Mais nous aussi. Voilà qui gêne bien ceux pour qui rien ne doit ternir l’image du monde occidental tel qu’ils se la forgent, ni les guerres, ni le fossé qui sépare les dominants des exclus, ni la bêtise du loisir marchand. Le monde de l’Est avait à leurs yeux une grande qualité : il faisait ressortir comme un repoussoir nos traits positifs – démocratie, liberté d’expression. Mais il avait aussi un grand défaut : il suscitait une interrogation durable sur la question des valeurs dans les deux formes apparemment opposées des sociétés développées (démocratiques et communistes), et sur ce qu’il faut bien appeler, malgré le mépris des utilitaristes, des économistes et des marchands, malgré les sarcasmes des postmodernes et des dandys, le sens de l’existence.
C’est justement là-bas – à l’« Est » et non chez nous – qu’était née et qu’on a étouffé la réflexion la plus haute et la plus profonde sur ce qu’il est advenu des hommes qui, dans le triste et harassant déroulement de leur vie quotidienne, ont échangé en quelques décennies l’esclavage de la nécessité contre celui du bien-être à tout prix.
Ce sont justement les conditions faites à la pensée dans les régimes de la pensée unique et de l’asservissement politique et culturel qui avaient permis que chez les plus grands, comme à Prague Jan Patocka, la réflexion sur la liberté excède la critique des régimes totalitaires, et inclue explicitement celle du monde moderne et de la civilisation marchande et technique. En luttant dans les pays du « communisme réel » pour l’établissement d’une liberté politique, intellectuelle, culturelle, on y découvrait aussi que la vraie liberté n’est pas celle des « gagnants », celle de la compétition, autre nom de la lutte pour la vie. Que la liberté est conquête, audace, risque, essor (Arendt), qu’elle est celle des « ébranlés » (Patocka), qu’elle suppose le dépassement du quotidien au profit du « souci de soi » et du politique, autre nom de la vie libre en commun.
Mais nul aujourd’hui n’est prêt à entendre cette vérité venue de l’« Est » : d’une manière plus insidieuse et moins meurtrière, la course au profit, à la production et à la consommation nous éloigne peut-être plus profondément de la culture et de la liberté que les formes affichées, repérables de la censure.