Ontologie et politique

Ontologie, langage et politique

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Jacky :

Il y a des textes dont on peut mesurer la force à la façon dont ils nous
font penser l’événement passé et à venir. Le texte de Valérie Marange est un
de ceux-là: fabuleuse coupe à travers l’histoire( radio Loraine Coeur
d’Acier, mouvements sociaux des années 80, référence à
l’anarcho-syndicalisme des années 30, le “tenir bon des palestiniens depuis
30 ans, Antelme et “L’espèce humaine”, Nietzsche, le 21 avril, Peyrefitte,
Sarkozy, Allègre, Ferry, etc…) C’est là que l’on s’aperçoit que notre
mémoire mise en miettes a besoin d’être ressaisie dans ce qu’elle contient
de plus vivant: traces ineffaçables des luttes, résistances inébranlables
des peuples, appel constant à la vigilance. Et puisqu’il faut bien citer les
grands textes, je choisirai le passage suivant:
” Toujours, la résistance passe par la ténacité à affirmer un style de vie,
ce qui fait beaucoup de travail, mais peut-être le seul digne de ce nom et
de sa peine. Et le seul vraiment digne de susciter l’écriture pour laquelle
le temps manque à qui n’a pas le choix de déserter le quotidien. C’est ce
“travail affectif” en effet, qui seul soutient le droit et le fait de vivre,
dans les lieux les plus désolés”.
Pour le texte de Judith Revel, c’est la problématique du sujet
révolutionnaire qui m’est apparue comme une sorte “d’impensé” de la pensée
politique et cela depuis la faillite des formes censées le représenter.
Quand au texte d’Anne Querrien (femme, multitudes, propriétés) je l’ai
ressenti comme un appel à ne pas oublier l’immanence de la lutte au
quotidien, replacer dans la profondeur historique(antiquité,
XVIe-XVIIe,industrialisation, post-fordisme) , sans oublier le travail à
venir:
” Notre désir serait donc de multiplier les espaces, les conditions,
invitant à sortir des arrangements de sexes, des jeux du genre, des
impératifs de la réciprocité, pour respirer, sortir de la conjugalité et de
ses pièges en abîme”.

Judith :

Il y a une question difficile que j’aimerais bien qu’on relance,
parce qu’elle court non seulement dans les messages sur ce que c’est que
l'”ontologie”, mais dans la discussion sur l’utopie, et dans tous les mails
qui abordent l’opposition entre philosophes et non-philosophes, et cette
question, c’est celle du langage. Je veux dire par là
Quel langage y a-t-il
à inventer qui soit à la hauteur de la multitude, c’est-à-dire qui n’efface
en aucune manière les singularités mais qui soit en même temps commun ?
Ontologie par ex., moi je l’utilise simplement comme “création d’etre”,
c’est-à-dire aussi bien faire des gosses que produire de la subjectivité,
s’inventer des langages ou du sens, susciter des réseaux, expérimenter des
stratégies: tout ce qui peut être un surplus d’être (et là, je sens le
piège: par “être”, j’entend ce qui, de manière absolument immanente, est là:
ce qui fait partie de la vie). (…) C’est en réalité comme ça que
j’ai compris la puissance chez Spinoza. Ontologie, c’est le nom que je donne
au fait de rendre la puissance plus puissante; si mes souvenirs sont bons,
Deleuze parle de composition de forces ou de rapports – et dire ontologie,
ça permet de préciser que cette composition ne se réduit pas à l’addition de
ses composantes mais forme quelque chose d’autre encore, de totalement
nouveau. Or si le modèle le plus approchant est la reproduction biologique
(qui est paradoxalement production au sens fort), c’est comme si aujourd’hui
le monde de la production de valeur (longtemps demeurée re-production) avait
intégré cette dimension de création. Et c’est sur ce terrain là que se pose
le problème de la multitude.
Question: est-ce que je pouvais le dire autrement que comme une prof de
philo, est-ce que je pouvais ne pas employer “ontologie”? Réponse: oui,
parce que je crois que n’importe quel Luc Ferry me mettrait 2/20 en
entendant ce que je raconte; oui, parce qu’on peut toujours “dire
autrement”. Mais non, parce qu’une nouvelle subjectivité politique (ou des
nouvelles subjectivités politiques), un nouveau paradigme du contrôle (la
biopolitique: là aussi il y aurait un discours à faire sur le choix de ce
nom, et pas seulement sur son usage foucaldo-fétichiste), une nouvelle
organisation du travail, un nouvel ordre mondial etc., nous demandent peut
être aussi un nouveau langage. A inventer à la mesure (ou démesure) de nos
pratiques et de nos problématisations.
Donc: quel est le langage que veut aujourd’hui s’inventer la multitude —
et accessoirement, liste oblige, quel est le langage de “Multitudes” ?

Jean-Yves :

Peut-être que ce qui serait utile à beaucoup, ce serait de dire pourquoi il
est important de rassembler dans une même rubrique (“ontologie” si vous
voulez) et d’appeler identiquement “création d’être” des choses qui semblent
si différentes : faire des enfants et susciter des réseaux, inventer des
langages et expérimenter des stratégies.
On pourrait bien sûr dire : “mais parce que “au fond” il s’agit de la même
chose!”. Mais c’est moins la nomination de cette “même chose” qui me paraît
être un enjeu que l’importance qu’il y aurait à la mettre en avant.
Qu’est-ce qui est manqué si on ne va pas au delà des différences qu’il y a
entre faire des enfants et susciter des réseaux par exemple ? Pourquoi ne
serait-il pas plutôt important, et même vital, de saisir les différences
qu’il y a entre les deux et de préserver ces différences en affûtant nos
mots, en reprenant et en repensant tout ce qu’on serait tenté d’en dire
ordinairement ?
Imaginez que quelqu’un vous dise : le mot ontologie, l’expression (au
demeurant très belle) de création d’être ne vont-ils pas nous écraser et
écraser les choses auxquelles nous tenons, comme la différence des enfants
et des réseaux ? Etc.

Judith

Je vais essayer de réfléchir pour m’expliquer mieux – et de manière pas trop
longue, demain ou après-demain (j’ai juste besoin d’un peu de temps).
Ce qui me vient spontanément tout de suite à l’esprit, c’est que je n’ai
jamais dit que faire des enfants et faire-réseau, ou produire de la
subjectivité, ou produire du sens, c’est la même chose; et en même temps –
c’est AUSSI la même chose si l’on pense que dans tous ces cas là on augmente
la vie. Aucun d’entre nous ne confondrait ses gosses avec un écran
d’ordinateur, mais le déplacement introduit par l’idée de biopolitique dans
nos analyses (je pense bien entendu à un certain nombre de lectures de
Foucault récentes), c’est qu’il faut désormais penser à la fois le pouvoir
sur la vie et la puissance de la vie – et les deux sont décrits par Foucault
comme indissociables: pouvoir ET résistance. Sauf qu’à un certain moment la
résistance ne peut plus se limiter à être simplement la dérivation réactive
(c’est-à-dire dialectique) du pouvoir, la réponse au pouvoir, son envers,
son “autre”; la résistance peut être constituante, elle peut produire – des
sujets, des pratiques, des langages, bref, de la vie -, elle peut instaurer
une “différence” qui n’ait rien à voir avec l’altérité, qui ne soit l’envers
de rien, qui soit un pur positif. De là mon désaccord avec les thèses
d’Agamben sur la figure du musulman (mais je ne sais pas si ça intéresse
quelqu’un !!!)
Or toute l’analyse des transformations récentes du travail (et en particulier
l’émergence paradigmatique du travail immatériel, je renvoie bien entendu à
de très nombreux textes publiés par Multitudes; et, dans le n° 12 – parce que
le cas des femmes me semble intéressant sur ce point – par ex. à l’article
d’Anne Querrien) est un passage de la catégorie de reproduction (que
l’économie a appelé – et ce n’est peut-être pas par hasard – “production”,
dans une mystification formidable ) à celle de la production au sens réel –
c’est-à-dire de création. Encore une fois, ça ne veut pas dire que toute la
production soit aujourd’hui création – le travail à la chaîne, ça existe
encore, et pas seulement le travail à la chaîne hélas -, mais c’est vrai que
la catégorie de biopolitique émerge chez Foucault comme moment constituant
(et pas seulement comme un ensemble de biopouvoirs contraignants et
asservissants liés à la nécessité de transformer les hommes en force de
travail au moment de la naissance du libéralisme), comme moment positif et
créateur, à la fin des années 70, quand déjà le paradigme du travail se
modifie.
Je ne suis pas économiste ni sociologue, pardon pour les imprécisions dans
l’exposition, d’autres peuvent l’expliquer bien mieux que moi sur le forum.
Cela dit je crois que l’idée d’ontologie comme ontologie matérielle,
immanente – pas la métaphysique comme transcendance, la métaphysique comme
création matérielle – est intimement liée à la fois au retournement des
biopouvoirs en une biopolitique (une politique dont le terrain serait la vie,
la réappropriation de la vie, de la production comme création et pas comme
reproduction), et à l’idée que la seule démesure ou dissymétrie que l’on peut
instaurer entre le pouvoir et la résistance, c’est cette création. Ou alors,
la résistance s’appelle simplement un contre-pouvoir et on n’en sort pas.
Bref, il faut en finir avec la dialectique. Le pouvoir réagit en inventant
des formes. La biopolitique innove la vie.

Jean-Yves :

Peut-être qu’on pourrait dire que ce sur quoi vous voulez attirer
l’attention c’est cet aspect de ce que nous faisons, disons, pensons,
sentons (et de tout ce qui entre dans la composition de notre vie) qui ne
reproduirait pas ce qui serait demandé, mais qui, comme un mot qu’on
n’attendrait pas dans un discours d’un certain genre, déconcerterait la
demande – sans viser ce but – et ferait un sens inespéré.
On pourrait construire un modèle très concret de cela – qui aurait un
rapport avec les préoccupations de certains membres de la liste, et qui
rejoindrait aussi certains thèmes du numéro 12.
Si, dans une classe de banlieue vous parvenez à entendre ce qu’on vous dit
comme une parole d’expert sur des circonstances inouïes, vous êtes, quant à
la manière d’entendre, dans la situation décrite. Et si cela marche, je veux
dire si par hasard une sorte de dialogue s’ouvre, et qu’en plus d’entendre,
vous vous trouvez répondre, vous ne pouvez que vous sentir “chez vous” dans
la vie qu’on a voulu vous rendre impossible.
Si !… Il faudrait se faire une oreille et une bouche capables de tout cela
à un moment donné. Ce qui veut dire : produire (et non reproduire) au moins
une journée, ou une heure d’une journée.

Jacky :

C’est exactement cela, “vous ne pouvez que vous sentir “chez vous” dans la
vie qu’on a voulu vous rendre impossible”.Parvenir à cette puissance qui
permet d’opérer un renversement de situation. Il faut pour cela s’appuyer
sur un langage qui est “un immense “il y a”(Deleuze), dégagé des
affrontement personnels et orienté vers une très grande fraternité.

J’ai retrouvé quelques notes personnelles , je ne sais plus de quel ouvrage
ou article elles sont tirées mais j’avais intitulé ma fiche “Dire
l’actualité”.
” Faire l’ontologie du présent suppose de joindre deux domaines, l’histoire
et la métaphysique.
C’est le rapport entre histoire, actualité et critique qui occupe Foucault:
– la capacité de saisir l’éternel dans le présent
– de saisir et de garder dans le temps ce qui est destiné à survivre à la
mode
– la capacité de transformer l’éternité du présent et rien d’autre
Imaginer le présent autrement qu’il n’est et le transformer non pas en le
détruisant mais en le captant en ce qu’il est.
Enfin, cette attitude consiste en la capacité d’élaborer sa propre
subjectivité.
La capacité de séparer le superflu, le temporel et l’éternel.
L’essentiel est ontologico-historique, il est lié à la transmission d’un
savoir historique.
Dans ce qui nous est donné comme universel, nécessaire, obligatoire, quelle
est la part de ce qui est contingent et dû à des contraintes arbitraires?
Libérer le sujet des obligations faussement nécessaires et essentielles qui
pèsent sur sa constitution. Donc, l’esthétique de l’existence n’est autre
que la mise à l’épreuve des possibilités alternatives dégagées par le
travail de critique du présent. Une épreuve historico-pratique des limites
que nous pouvons franchir, et donc comme travail de nous-mêmes sur
nous-mêmes en tant qu’être libre.
Qu’est-ce que c’est que notre actualité?
Quel est le champ actuel des expériences possibles?
Une ontologie de nous-mêmes”.

Vincent :

Je ne sais pas si ça a vraiment un rapport, mais l’après-midi du 1er mai
2002 à Nantes, après la manifestation “officielle”,
quand l’école de samba est apparue au coin de la rue et que s’est reformé un
cortège du tonnerre de dieu à échauffer le pavé pendant quatre heures
durant, qui n’avait plus rien à voir avec celui du matin, rassemblant les
traînards, les lèves-tard, les présences errantes des soleils dominicaux,
ceux qu’ont ne voit jamais manifester, ceux-là n’étaient plus les autres,
les abstentionnistes à mettre au pilori, on échangeait des sourires, et la
clameur remontait le cortège rythmée par le frappement des mains, le corps
de la foule avait muté sur la place de la ville qu’on aurait pu voir
s’étendre à l’infini (c’est ce que j’ai cru), eh bien, tout cela fit
résonance plus tard pour moi avec une autre histoire de franges et de
seuils, un été d’il y a longtemps, quand j’ai compris (et je n’ai pas
compris) que la place du village où l’on donnait un concert se vidait, ou
plutôt laissait croire un vide se créer quand les gens “normaux” se
retiraient sur les bords de la place pour la laisser s’emplir des gestes
étranges et énigmatiques de jeunes handicapés mentaux en décalage complet
mais enthousiasmés par ce qui se jouait là comme musique, le phrasé engagé
et militant des Last Poets. De l’un à l’autre la leçon à tirer, ce n’est pas
tant l’adage proverbial “Qu’importe le flacon, pourvu qu’il y ait
l’ivresse”, c’est qu’il est question de formes, formes enveloppantes dans
l’enthousiasme des foules bigarrées ou monstrueuses, formes enveloppées dans
l’incertitude du sens de l’histoire en train de se faire. Ce n’est pourtant
pas la même chose que l’incidence de l’effroi que provoque l’annonce de la
présence au deuxième tour électoral d’un parti d’extrême droite, et celle
d’un corps qui s’expose dans sa “monstruosité”. Et pourtant à chaque fois
j’ai pris conscience d’une chose similaire : c’est que la parole
revendicative des Last Po ne pouvait pas se passer des mouvements
désarticulés des jeunes danseurs, comme la sidération électorale ne pouvait
pas se passer des mises en scène en amusement. Cette chose
similaire, ce sont peut-être nos modes mineurs de vivre qui habitent nos
modes majeurs, comme dirait Peter Pal Pelbart. Et peut-être que tout cela
peut être connecté avec ce que Deleuze et Guattari disent des “mots d’ordre”
et des “mots de passe” dans Mille Plateaux (Postulats de la linguistique)…

Pascal :

Merci pour ce texte qui souligne le fait que le langage passe aussi par
le corps et l’occupation de l’espace.
(…)
Ne pourrait-on pas comparer avec profit le comportement du spectateur de
cinéma, de la personne assistant à un concert ou à une manifestation.
Nous serions alors loin des théories qui prennent le spectateur comme
passif et aliéné. Il serait intéressant d’échanger les expériences de
chacun sur ces sujets. Ces expériences ont-elles changé? Pourquoi?
Quelles sont les expériences musicales, cinématographiques des
co-listiers? Ce serait peut-être une bonne occasion de mieux savoir qui
nous sommes par-delà le discours dont certains regrettent la
disciplinarisation ou la complexité.
Mettre en pratique le discours indirect libre, c’est aussi regarder
l’effet du spectacle sur les autres pour en jouir soi-même d’autant plus
et vouloir exprimer cette expérience.
Pour faire le lien avec Merleau-Ponty, c’est comme quand on touche sa
peau avec son doigt. A la fois la sensation dans le doigt et dans la
peau. Expérience simultanée d’une réciprocité et d’un écart: le chiasme,
l’entrelacs. [Cette expérience fera son chemin chez Foucault (visible et
énonçable) et chez Simondon (la disparité) pour se combiner chez Deleuze
dans sa logique de la sensation et ses études de l’image-temps. Ne
pourrions-nous à notre tour considérer les multitudes comme un grand
corps parcouru de sensations et dont les parties tentent de témoigner de
leur expériences entrelacées. En tout cas, ce serait peut-être un bon
film-concert-manif.

Vincent :

OK, ça me semble une bonne initiative de tourner le regard vers ce qu’on
pourrait appeler tout simplement (tout littéralement) l’environnement.
Ce n’est pas pour brouiller les pistes, mais les deux vecteurs de notre
contemporanéité que nomme Ricardo Tejada (dans son étude sur Deleuze,
Chimères n°33) comme ce avec quoi une politique pluraliste digne de ce nom
doit compter, à savoir la crise écologique (détournement de la technê, des
machines sociales, vers l’impératif de la croissance et de l’humanisation à
n’importe quel prix, vers la thanatocratie et la rupture de l’alliance avec
la nature, bref vers la mécanisation et l’arythmie généralisées) et la
formation d’une cyberplanète (détournement de la libre expression et de la
recherche du sens vers le bruit d’une communication anomique, vers le
brouhaha de nos sociétés médiatiques, bref vers une souveraineté de la
vitesse ou dromocratie qui fait des sujets, de ses processus dynamiques, des
termes vides et inexpressifs), voilà aussi je crois un souci qui s’exprime
dans ce qui nous intéresse.

François :

A propos du commencement de discussion en cours sur “ontologie”, ouverture
d’une
véritabe boîte de Pandore, je ne résiste pas au plaisir de vous transmettre
cet
extrait de “Marx and Sons” de Derrida (p. 91 de l’édition française). Ce
n’est pas
que j’aime particulièrement ce livre, mais ce passage n’est pas mal senti.

Il s’agit d’une réponse par Derrida à un article de Negri (“The Specter’s
Smile”)
consacré au livre de Derrida “Spectres de Marx

« Comme nous n’avons pas ici la place ou le temps d’une gigantomachie, dans le
style du
Sophiste, sur l’être de l’étant en général, je propose à Negri, pouru sourire
et pour
conclure, un armistice de compromis : et si nous acceptions de considérer
tous les
deux le mot “ontologie”, désormais, comme un mot de passe, un mot arbitraire
et de
convention, un schibboleth qui ferait seulement semblant de signifier ce que
“ontologie” a toujours signifié ? Alors nous parlerions entre nous, come des
marranes, un langage crypté. Nous ferions comme si nous continuions àparler,
dans la
communauté des philosophes, le lanagage de la métaphysique ou de l’ontologie,
en
sachant, eentre nous, qu’il n’en est rien. Car j’ai été très séduit par les
allusions
aux marranes dans “The Specter’s Smile”. Je sais que Negri pensait surtout,
comme
toujours, à Spinoza. Mais cela ne fait rien. Il ne sait probablement pas que
j’ai
souvent joué, le plus sérieusement du monde, à me présenter, secrètement,
comme une
sorte de marrane….Et si pour finiri nos lancions l’idée que non seulement
Spinoza
mais Marx, lui-même, l’ontologiste libéré, était un marrane ? Une sorte
d’immigrant
clandestin, un hispano-portugais déguisé en juif allemand qui aurait fait
semblant de
se convertir en protestant et même d’être un peu antisémite ? Ca,ce serait un
coup.
On ajouterait que les fils de Karl lui-même n’en savaient rien. Les files non
plus.
Le coup suprême, la surenchère abyssale, la plus-value absolue : des marranes
si bien
cachés, si encryptés qu’ils ne s’en doutaient plus eux-mêmes ! ou qu’ils
l’avaient
oublié, refoulé, dénié, renié. On sait que cela arrive aussi aux “vrais
marranes”, à
ceux qui, étant réellement, présentement, actuellement, effectivement,
ontologiquement [en italiques dans le texte des marranes ne le savent même
plus. »

Yann

A propos du Schibboleth (épi) invoqué par Jacques Derrida dans sa réponse à
Toni :
C’est bien d’invoquer les Marranes, mais le rappel par Jacques Derrida de
du Schibboleth (comme mot de passe entre amis) est terriblement dénotée si
l’on se reporte à la source.
Ce n’est pas de gigantomachies platoniciennes dont il est question mais de
massacres bibliques.
Dans Bible Juges , XII, 6, Jephté le Galaadite en guerre avec les
Ephraïmites les bat et contrôlant les gués sur le Jourdain se sert d’un mot
de passe, le mot de schiboleth (l’épi). Quand les fuyards veulent franchir
le fleuve on leur demande s’ils sont de la Tribu d’Ephraïm. S’ils nient
l’être, on leur demande de prononcer le mot schibbolet . Or ils sont
incapables de prononcer correctement le schi de schibboleth et prononcent
sibolet (on dirait qu’ils zozottent). ils sont alors impitoyablement
égorgés et la Bible qui ne fait jamais dans la dentelle quant au nombre et à
la guerre, parle sobrement de 42 000 hommes égorgés ainsi.
Ce mot devint pour Paul Celan le symbole, la minuscule pierre de touche des
progroms et de l’identification de purification ethnique.
D’où le livre que Derrida consacre à ce mot.
A Tôkyô , après le tremblement de terre terrible de 1923, suivit d’un
gigantesque incendie qui brôla un bon tiers de la capitale, de véritables
pogroms anti-Coréens éclatèrent.
Pour reconnaître les immigrés Coréens des japonais pure souche, la populace
leur faisait prononcer les syllabes suivantes Ka, Ki, Ku, Ké, ko.
Les Japonais arrivaient à les prononcer mais les Coréens disaient tous Ga ,
Gi, Gu, Gué, Go moyennant quoi ils étaient massacrés ou brûlés vifs.
Autrement dit autant la référence de Celan me va, autant celle de Derrida me
gène car si le cryptage des Marranes répond à un désir de fuire les
persécutions, celui du schibboleth correspond bibliquement à des vélléités
de massacreurs.
Certes la lecture marrane dirait que le cryptage dans la métaphysique
(l’ontologie classique) permet aux athées de l’ontologie d’échapper à la
Sainte Inquisition platonicienne ou thomiste.
Mais qu’elle s’exprime à partir du mot de passe du schibboleth, traduit le
contraire : un vrai désir de meurtre sur les mauvais prononceurs du
schibboleth ( entendons ceux qui métaphysicisent et ontologisent en zozotant
l’être).
Autrement dit Derrida en filant la métaphore dans sa réponse à Toni ne
semble pas apercevoir le chiasme auquel il procède.

Yoshi :

Un peu de réflexion sur l’ontologie, à la suite d’un détournement habile que
Yann a opéré à l’égard de la question.
C’est vraiment un détournement parce qu’il ne répond pas à la question :
qu’est-ce que l’ontologie négrienne ?, et l’habilité consiste justement à
avoir choisi de l’opérer. Car, il me semble qu’en invoquant les Marranes
comme un language crypté, Derrida met en oeuvre, lui, une ontologie : celle
qui nous demande une réponse à la question “Qu’est-ce que ?”, telle qu’on la
voit par exemple être discutée sur cette liste : “Qu’est-ce que Toni Negri
entend par l’ontologie ?”. La forme de la question est en soi ontologique
pour autant qu’elle se renvoie finalement à “ce qui est” (sous cette
apparence cryptée), c’est-à-dire à la seule réponse vraie à la question
ontologique “Qu’est-ce qui existe ?”, comme nous enseigne une riche
tradition de la métaphysique et de la théologie.
Quand on essaye de répondre à une provocation derridienne, en disant :
“l’ontologie est la création d’être” ; “ce qui exite est la multitude, la
vie”, etc., on est donc impliqué dans une ontologie ou l’ontologie en
général, ce qui est nécessité par la forme de question. A ce niveau là, quoi
on dise, toute réponse à Derrida n’apporte rien sur une ontologie négrienne
sauf une propédeutique. Ici je ne résiste pas à une envie de citer Deleuze :
“Dès qu’il s’agit de déterminer le problème (…), la question ‘qu’est-ce
que?’ fait place à d’autres question, autrement efficaces et puissantes,
autrement impératives : combien, comment, dans quel cas ? La question
‘qu’est-ce que?’ n’anime que les dialogues dits aporétiques, c’est-à-dire
ceux que la forme même de la questioin jette dans la contradiction et fait
déboucher dans le nihilisme” (Différence et répétition, p.243). Au bout de
“qu’est-ce que?”, c’est, selon Deleuze, Hegel qui nous attend : “Hegel, de
ce point de vue, est l’aboutissement d’une longue tradition qui prit au
sérieux la question qu’est-ce que ?, et qui s’en servit pour déterminer
l’Idée comme essence, mais qui, par là, substitua le négatif à la nature du
problématique” (idem).
Si l’immanence est le négatif de la transcendance, si la vie est celui de la
mort, cela ne nous fait pas encore sortir de le miroir de la Grande Logique,
donc. La conséquence de l’accumulation de qu’est-ce que ? Est fâcheuse ! :
tautologie infernale. Il se pourrait alors que l’immanence soit un autre nom
de la dialectique tout entière se confondant avec sa propédeutique. Comment
commencer notre question “comment” ? Les Marranes comme signe non du
language crytpé mais du désir et de la méthode de “fuite”, ça peut être une
réponse.

Alain :

Pour revenir sur le débat concernant la définition du politique, on doit en
effet s’interroger sur ce que Negri nomme l’ontologie politique, et cela
permet en même temps de réfléchir sur ce qu’est la multitude ou les
multitudes.
C’est comme se demander de quoi on parle, en quoi nous tenons une parole et
en fait qu’est-ce que nous faisons là, nous parlant de la multitude, parlant
aux multitudes, parlant en tant que multitude(s).
C’est donc quelque chose d’important que de savoir ce que ce mot d’ontologie
signifie, ce vieux mot, abîmé par l’histoire de la philosophie, qui fait
peur à bon escient (voir la réaction très juste d’Anne sur la liste : “J’ai
aussi le tort à chaque fois de voir sortir le mot ontologie d’avoir envie de
pleurer comme un gamin à qui on ferme le rideau du cirque sous le nez en lui
interdisant d’y entrer: je n’ai jamais compris ce que cela voulait dire”) et
que Negri réinvente en en relançant l’usage et en en inversant la valeur.
On peut aussi partir de la remarque de Jean-Yves : “Le mot “ontologie” est
en effet assez rébarbatif. Il y a une phrase de Toni Negri, je crois que
c’est à propos de Spinoza : “la politique des philosophes se trouve dans
leur ontologie”.” La crainte devant ce mot se retrouve là : je propose
l’hypothèse que ce qui gêne ici aux entournures est justement ce que Negri
détourne et transvalue, c’est-à-dire les coordonnées spatio-temorelles que
ce gros mot semble donner à concevoir. L’ontologie fait penser à l’origine
de toutes choses, à la métaphysique, à la recherche des vérités premières,
au monde des idées platoniciennes, à la substance vraie et première, aux
principes et autres bondieuseries… pourtant l’ontologie concerne tout
simplement ce qui est et elle est éminemment politique pour cette simple
raison. Nous avons donc à étudier l’être. Faisant cela, nous tournons notre
pensée (sachant que le corps suit et qu’il n’est jamais loin de toute
pensée) vers les choses et les vivants : Negri nomme “multitude” ce qui est;
donner ce nom à l’être c’est fonder et organiser la politique
onto-logiquement, ce qui veut dire sous le signe de l’être (la multitude est
ainsi constituée de singularités comme l’être est fait des étants vivants,
l’un et l’autre valent comme un “pluriel singulier”, tout le jeu politique
est là depuis Rousseau, mais chez Negri ce jeu se joue contre la
souveraineté, affirmant la pure immanence des règles); la multitude (Negri
conserve le singulier “multitudo”), c’est ce qui se donne là, ce qui se voit
et se conçoit, ce qui est donc à penser pour le vivre en conscience et en
acte. Cet être là, ce qui alors constitue l’objet d’une onto-logie, est
politique car il est le fait d’une production humaine et d’une coopération
interhumaine. La dimension clairement manifestée de cet être là est le
travail humain, scène primitive et centrale de l’ontologie politique chez
Negri. La multitude travaille par tous ses bouts et sous toutes ses formes.
C’est un chantier d’être(s). On peut maintenant relire le beau texte de
Negri paru dans Multitudes n°9 (“Pour une définition ontologique de la
multitude”) :
“Multitude est le nom d’une immanence. La multitude est un ensemble de
singularités. Si nous partons de ces constats, nous pouvons avoir
immédiatement la tramed’une définitionontologique de la réalité qui reste,
une fois le concept de peuple libéré de la transcendance.”
Negri propose donc une ontolgie politique parce que “immanente”, collant à
l’activité des êtres sociaux : ce qui reste toujours lorsqu’on enlève la
souveraineté, la loi qui transcende, c’est la vie politique, c’est le corps
qui colle l’humain agissant à l’autre humain agissant. L’être est ce qui
reste sur le chantier humain au coeur du parc humain, en chair et en os. Cet
être là est politique parce qu’il vit, c’est ce qui compte en biopolitique,
le vouloir vivre.
“La théorie de la multitude exige que les sujets parlent pour leur propre
compte : il ne s’agira pas d’individus propriétaires, mais de singularités
non représentables.”
“Multitude est le concept d’une puissance. Rien qu’en analysant la
coopération, nous pouvons en effet découvrir que l’ensemble des singularités
produit de l’outre mesure. Cette puissance ne veut pas simplement s’épandre,
elle veut surtout conquérir un corps.”
“Rappelons pour finir que le premier matériau de la multitude est la chair,
c’est-à-dire la substance vivante commune dans laquelle corps et intellect
coïncident et sont indiscernables. « La chair n’est pas matière, n’est pas
esprit, n’est pas substance », écrit Merleau Ponty. « Il faudrait, pour la
désigner, le vieux terme d'”élément”, au sens où on l’employait pour parler
de l’eau, de l’air, de la terre et du feu, c’est-à-dire au sens d’une chose
générale., sorte de principe incarné qui importe un style d’être partout où
il s’en trouve une parcelle. La chair est en ce sens un “élément” de
l’être ». Telle la chair, la multitude est donc pure potentialité, elle est
la force non formée de la vie, un élément de l’être. Telle la chair, la
multitude est elle aussi orientée vers la plénitude de la vie. Le monstre
révolutionnaire qui a pour nom multitude, et qui apparaît à la fin de la
modernité, veut continuellement transformer notre chair en nouvelles formes
de vie.”
On ne peut mieux dire la valeur-vie du politique compris onto-logiquement :
pour moi le geste philosophique de Negri rejoint, poursuit, complète le
geste nietzschéen d’un désir de “grande politique”… ceci évidemment
portant à débat et discussion…

Anne :

Excusez-moi mais cet être de l’ontologie me semble vivre dans l’ici et
maintenant de la psychosociologie américaine, qu’elle soit de la dynamique
de groupe en temps de paix ou de la guerre généralisée au monde comme
maintenant.
Je ne vois pas dans cette ontologie l’enlacement des corps et leurs
productions éventuelles, animale et chez l’homme culturelle, de générations
successives, je ne vois nulle place pour des mères, des enfants, des vieux,
des êtres d’âges différents, etc..
et au fond cela me fait penser au fascisme, tel que j’ai pu le percevoir par
le cinéma.
Et j’aime pas, je préfère les banlieues des grandes villes et leur misère,
la diversité des corps, des âges, la multitude pour de vrai et pas en
concept. Et j’aimerais trouver un concept de multitude ( déjà mettre
multitudes au pluriel c’est mieux) qui parle des multitudes que j’aime.

Alain :

ça tire à vue sur la philo par ici
l’ontologie ne mérite pas tant de tapages ni tant d’angoisses
pour ce qui est du cinéma fasciste je ne connais pas (j’attends des
références)
l’ontologie dont j’ai parlé se trouve selon moi chez les frères dardenne,
chez tati chez godard (le j’sais pas quoi faire qu’est-ce que j’peux faire
de anna karina dans pierrot le fou) et (allez pour faire peur !) chez
eisenstein évidemment
pour ce qui est des vaches philosophes qui regardent passer les trains de la
mort je pense que c’est là où on tue la philosophie qu’on arrache le coeur
des hommes nus
je pense que c’est là où ça pense où ça dépense où ça défend où ça défait
des idées que l’on tue les tueurs et tous les hommes du ressentiment
l’ontologie est plutôt alors tout simplement un nom que la philosophie (et
je suis d’accord pour que l’on redéfinisse tous les gros mots que vous
voulez) pourrait chercher à se donner, pour oublier un temps la sagesse et
son amour, mais pour retrouver la vie et la matière
nous nous réaccaparons par là l’ontologie : on peut même appeler ça pour
faire la nique à la métaphysique une ontobiogénéalogie (on peut décliner
l’appellation selon d’autres préfixes… c’est ce que réussit assez bien
Sloterdijk dans ces essais…)
l’ontologie qui me semble essentielle à créer (je suis tout à fait ce qu’en
dit Judith) est celle qui se lit dans la phrase tout bête de Nietzsche :
“L’être – nous n’en avons pas d’autre représentation que vivre – comment
quelque chose de mort peut-il donc être ?”
à partir de là bien sûr et par ailleurs il faut agir
c’est ce que nous faisons tous

Anne :

Il n’en demeure pas moins qu’en lisant vos valeureuses réponses je n’arrive
toutjours pas à venir capable d’employer moi-même le mot “ontologie”. Or
c’est la condition même de l’usage d’une langue de pouvoir en être locuteur.

J’ai le malheur d’avoir fait du grec quand j’étais petite et c’est peut-être
cela qui me perturbe.
Pour moi ontologie ( du fait de ce souvenir de grec incorporé) c’est la
logique de l’être, l’être étant déjà là, et non la création d’être
justement, ou du moins le modelage de cette création par sa trajectoire
préexistante.
et dans ma très grande méconnaissance des textes phiosophiques je perçois
l’ontologie comme ce que propose Heidegger avec son Etre qui inonde la
clairière de sa lumière, qui a à voir avec le surhomme, dont le philosophe
va tendre à se rapprocher, tandis que les autres bestiaux humains resteront
dans le parc cher à Sloterdijk.
Pour moi faire de l’ontologie introduit une rupture radicale entre ceux qui
en font et les autres humains, et c’est pour cela que je la rejette quasi
viscéralement.
Mais c’est vrai que je manie les mots n’importe comment, et je vous prie de
m’en excuser; Quand je pense à Multitudes, je pense à la messe de mon
enfance: mon dieu je ne suis pas digne de vous recevoir, mais dites
seulement une parole et mon âme sera guérie. C’est aussi ce à quoi je pense
en écoutant les répondeurs téléphoniques, ou en lisant les mails ou la
revue….!!!!!

Denis :

Hélas la philosophie (surtout française et partiellement italienne) a été
contaminée par le jargon heideggerien. L’ontologie, c’est comme les
mathématiques ou la belote, ça ne divise pas l’humanité en deux! Il faut
cependant en avoir un conception plus déflationniste.
Vous avez certainement raison de l’appeler “logique de l’être”. Il s’agit en
effet de réfléchir à la manière dont nous parlons du “réel” (et du même coup
à ce que nous appelons “réel”, c’est-à-dire ce dont il est fait.

Jean-Yves :

Le mot “ontologie” est en effet assez rébarbatif.
Il y a une phrase de Toni Negri, je crois que c’est à propos de Spinoza :
“la politique des philosophes se trouve dans leur ontologie”.
Comment faire ressortir la force de cette approche ? comment la remettre
entre les mains de tous comme l’exige sa portée certainement révolutionnaire
?
C’est une manière de lire les textes qui peut donner d’étranges effets.
Mais on peut essayer d’enlever “philosophe” et “ontologie” – peut être qu’on
pourrait dire quelque chose comme cela : les phrases qui prétendent dire ce
que les choses “au fond” sont, ce qu’il y a de fondamental dans les choses,
ce que c’est qu’être un homme ou un ver de terre, une montagne ou un
chemin, ce que c’est qu’être toi-même… ces phrases là disent en même temps
quelque chose qui concerne ta joie et ta tristesse les plus impersonnelles,
quelque chose qui concerne la
vie que tu peux ou non partager avec d’autres.
A le voir en face, il y a quelque chose d’effarant par exemple dans le fait
de dire que “cela” en vérité c’est “dieu modifié en mouche ou en homme”, que
ce moustique est au fond une puissance infiniment infinie en train de
produire cette série singulière d’effets etc.

Mickael :

L’ontologie est la théorie des entités ultimes qui composent le monde :
elle est la description et l’explication des présuppositions qui se
tiennent sous ce que vous affirmez.
Il y a différentes façons de construire une ontologie : au sommet,
l’être, l’entité, l’objet, le quelque chose quelconque, bref tout ce qui
correspond à « il y a quelque chose ». Ensuite, on peut partir des
couples particulier-universel, concret-abstrait, contingent-nécessaire,
etc. ; on peut accepter qu’il y a des entités concrètes et des entités
abstraites ou vouloir réduire l’une à l’autre, etc,.
Lorsque vous écrivez que vous êtes femme et mère, vous vous attribuez à
vous-même des propriétés sexuelles. Une des questions ontologiques par
excellence serait alors celle-là : qu’est-ce qu’une identité sexuelle ?
À partir de quoi puis-je penser cette identité ? Dois-je la penser en
terme biologique ? Ou en terme de genre sexuel ? Quelles relations y
a-t-il entre le sexe biologique et le genre sexuel ? Ces catégories
coïncident-elles complètement, se chevauchent-elles partiellement ou
sont-elles exclusives l’une de l’autre ? Se constitutent-elles sur un
mode binaire (masculin-féminin, mâle-femelle) ou n’y aurait-il pas
d’autres termes qui viendraient jouer les troubles-fêtes ? Et nos deux
catégories sont-elles suffisantes à expliquer cette identité sexuelle ?
À partir de là, on peut remonter en arrière et élargir la question :
qu’est-ce qu’une identité ? Quelle différence y a-t-il entre Anne
Querrien, femme, mère et professeur en banlieue, et Anne Querrien, femme
et étudiante ? Êtes-vous identique à votre carrière ? Êtes-vous
identique à votre histoire ?
De la même façon, mais à un autre niveau, on peut considérer un peuple
ou une multitude comme des cas particuliers des modes de combinaison de
parties à l’intérieur d’un tout : dans le premier cas, les parties (les
individus) se combinent pour former un tout collectif (le peuple), dans
le deuxième cas, elles se combinent pour former un tout distributif (la
multitude).

Jean-Paul :

Je voudrais dire quelques mots (des mots d’amateur) sur cette question du
rapport de l’ontologie à la politique qui fait l’objet de plusieurs articles
dans le n°9 de la revue Multitudes.
(…)
l’ontologie générale: C’est cette partie de la philosophie qui spécule sur “l’être en tant qu’être ” selon Aristote .
Et puis il y a des ontologies régionales. Chaque discipline va découper dans
l’être en général des mondes peuplés d’entités qui seront l’objet
d’investigations particulières : la physique s’occupera d’atomes ou de champs
électromagnétiques, la biologie de cellules, la psychologie de pulsions ou de
motivations, la sociologie d’individus, de classes ou de strates.
Le découpage n’est évidemment pas innocent. Il répond à la question :
qu’est-ce qui existe dans le champ dont on s’occupe ? Il commande en partie
d’une part, l’intelligibilité du champ, d’autre part, les moyens d’action de
l’intervenant dans le champ .
Dans l’article intitulé ” la politique des multitudes ” (Multitudes n°9,
pp13-24), l’ontologie est considérée ” comme question préjudicielle de la
politique “(p17).
Préjudicielle : le problème ontologique doit trouver une solution avant le
problème politique, ou plutôt, le traitement du problème politique différera
du tout au tout selon ce qu’on assume comme ontologie.
Le débat est résumé par un sous titre : ” multitudes versus classes “.
Les auteurs de l’article parlent d’ontologie tout court mais l’opération
complexe de récusation (récusation du concept de classe) qu’ils mettent en
œuvre mêle deux opérations distinctes, l’une qui opère dans le champ de
l’ontologie sociale, l’autre dans le champ de l’ontologie générale.
Le débat se situe d’abord dans le champ dont s’occupent la sociologie et
l’histoire : la notion de classe est récusée parce que son pouvoir descriptif
semble limité à une époque circonscrite et en partie révolue de l’histoire du
capitalisme, celle du capitalisme industriel. Avant ce second capitalisme, un
premier capitalisme, mercantile et esclavagiste, reposait sur un autre mode
de stratification sociale (pour ce qui était alors le camp des dominés): les
pauvres, les noirs, les femmes, les semi-libres. Le troisième capitalisme
actuellement en formation – immatériel ? post-fordiste ?- semble desserrer
l’étau de l’ancienne stratification et ouvrir le champ social à d’autres
forces : les multitudes.
Cette récusation des classes s’inscrit donc dans le cadre d’un débat
pluridisciplinaire qui mobilise l’économie, la sociologie et l’histoire.
Le débat se déplace ensuite sur les terres de la philosophie et, plus
précisément, sur celles de la marxologie. Il s’agit de récuser en même temps
le concept de classe et la tradition hégélienne dans le marxisme (tradition
jugée ” dominante ” par Jacques Bidet dans un article publié en juin 2002
dans la revue Parages).
L’argumentation est la suivante : le concept de classe repose sur celui de
travail, lequel ” exprime une ontologie “, laquelle repose sur ” la praxis
entendue comme activité créatrice “, laquelle praxis est une ” catégorie par
excellence de l’idéalisme ” (hégélien en l’occurrence).
On voit ici que l’opération de récusation du concept de classe ne s’adosse
plus aux travaux des sciences humaines mais à un parti pris philosophique
pour lequel, en fin de compte, le concept de classe (tel que défini plus
haut) est inassimilable, ne peut pas recevoir de place à l’intérieur d’une
philosophie non idéaliste.
Car c’est une philosophie matérialiste qui est cherchée, un marxisme non
hégélien, qui hérite à la fois d’Althusser et de Deleuze, une ontologie qui
échappe aux sortilèges de la dialectique, capable de penser les différences
sans les rabattre sur des contradictions, une création qui ne soit pas simple
reprise, un dehors émancipé de toute intériorité, etc.
Mais pourquoi cette ontologie-là ?
Brutalement dit : parce que la vérité politique de l’ontologie dialectique,
c’est le communisme totalitaire. Tributaire sur le plan ontologique de la
catégorie de totalité hégélienne, le marxisme hégélien ne peut pas trouver
d’autre traduction politique qu’une unification douloureuse du multiple,
qu’une réduction policière et concentrationnaire des différences.
Pour pouvoir espérer faire une autre politique, il faut donc changer
d’ontologie et abandonner les catégories socio-historiques (classe, praxis,
travail) qui en dépendent.
Une courte réflexion sur cette vision des relations ontologie/politique :
La différence entre les deux niveaux de l’ontologie n’est pas explicite :
ontologie générale, ontologie sociale.
C’est tout le problème, dans le marxisme, de la différence entre le
matérialisme dialectique (niveau de l’ontologie générale, conception de la
nature et -entre nous- monstruosité logique) et le matérialisme historique
(niveau de l’ontologie régionale, conception de l’histoire).
Pour ce qui est du matérialisme dialectique (cette insondable bêtise répétée
par des générations de staliniens), je cite avec plaisir Lucio Colletti et
cela règle la question: ” Hegel a été le premier ” dialecticien de la matière
” ; le premier et même -ajouterons-nous- le seul. Car après lui, il y a eu
simple transcription machinale “(Le marxisme et Hegel, p21).
Quant au matérialisme historique, délié de toute dialectique de la matière,
n’oublions pas les splendides leçons que Lukàcs en a donné, en son temps
d’hétérodoxie.
La dangerosité politique d’une ontologie dialectique est-elle certaine ?
Entre l’ontologie dialectique de la vulgate marxiste et l’oppression
politique meurtrière, il y a des relais, notamment un parti bolchevik
organisé selon un schéma pyramidal et militaire et un formidable volontarisme
politique. Je ne suis pas certain qu’on puisse tirer des conséquences
volontaristes d’une conception dialectique du cours des choses. Rapidement
dit, le retard ontologique de la théorie sur la pratique interdit une
instrumentalisation de la théorie au service d’une transformation de la
société qui s’effectue de toute façon dans une espèce de mûrissement
parfaitement opaque à ses contemporains. En revanche, c’est plutôt le
caractère scientiste du marxisme qui mériterait d’être interrogé.
Bref, de l’ontologie à la politique, la conséquence n’est pas certaine, de
multiples hybridations et incompréhensions sont possibles. Et ce n’est pas
parce qu’on tient une ” bonne ” ontologie qu’on aura forcément une bonne
politique.
Plus profondément, une ontologie peut-elle faire l’objet d’un choix ?
Je comprends bien votre effort de dire quelles ” choses distinguent
l’ontologie de la multiplicité (des multitudes) de l’ontologie de la praxis
“(p21). Je souscrit d’ailleurs aux deux premiers points que je comprends.
Mais l’ontologie, bien loin de pouvoir faire l’objet d’un choix, ne doit-elle
pas être reçue ? N’y a-t-il pas là un inévitable moment de passivité dans
lequel notre position dans l’être s’évanouit presque pour laisser place à une
traversée, une entrée discrète dans le grand fleuve de l’être ? Mais tout
cela me demeure bien obscur et je le laisse là.
Comme un peintre du dimanche qui rechercherait telle nuance de bleu dans la
proximité de telle nuance d’ocre, je suis une espèce de philosophe du
dimanche qui rechercherait telle ontologie matérialiste dans la proximité de
telle politique démocratique rêvée.
Pour finir avec légèreté par des questions graves et des réponses courtes,
trop courtes :
1) Le concept de classe a-t-il perdu toute pertinence descriptive dans
les sciences humaines ?
2) Le concept de classe ne peut-il pas recevoir un sens délié de toute
ontologie dialectique idéaliste ?
3) Le cauchemar du socialisme réel est-il le résultat d’une politique
gouvernée par une ontologie idéaliste dialectique ?
1) Sans doute.
2) C’est bien possible.
3) C’est douteux, c’est plus compliqué.

Judith :

J’oubliais quelque chose qui semble ne rien avoir à faire avec [ ce que j’ai dit tout à l’heure mais qui en réalité y est lié:
Pierre Clastres, la société contre l’Etat, pp.146-151: “De l’un sans le
multiple”.
Où l’on voit que critique de l’Un et critique du Deux comme contradiction (la
différence comme identité, la différence comme position, la différence comme
altérité) sont intimement liées …
je cite rapidement la p.149:
“Car dire que A=A, que ceci c’est ceci, et qu’un homme est un homme, c’est
déclarer en meme temps que A n’est pas non-A, que le ceci n’est pas cela, et
que les hommes ne sont pas des dieux. Nommer l’unité dans les choses, nommer
les choses selon leur unité, c’est aussi bien leur assigner la limite, le
fini, l’incomplet. C’est découvrir tragiquement que ce pouvoir de désigner le
monde et d’en déterminer les etres – ceci est ceci, et pas autre chose, les
Guarani sont des hommes et pas autre chose – n’est que la dérision de la
vraie puissance, de la puissance secrète qui peut silencieusement énoncer que
ceci est ceci et en meme temps cela, que les Guarani sont des hommes et en
meme temps des dieux”.
Peut-etre qu’avant de parler de multitude révolutionnaire, il faudrait
reconnaitre la multitude qui est en chacun de nous, et où notre singularité
est précisément l’agencement de cet ensemble ouvert et non hiérarchisé de
“ceci” et de “cela” que nous sommes. Alors, peut-etre, un second (pas
chronologiquement, ni logiquement, ni ontologiquement) agencement à
l’extérieur – les multitudes de multitudes, le “commun” – peut devenir un
enjeu politique. La seule manière d’éviter que les multitudes se réduisent à
des ensembles fermés d’unités (les sujets individuels), c’est de tenir
ensemble la singularité comme multitude et la multitude comme multitude de
multitudes.

Frédéric :

Sur l’immanence : il faut distinguer entre différents régimes d’immanence et sans doute il en
va de même pour les régimes de transcendances; c’est cette absence de
distinction qui rend parfois vaines les disputations:
-l’immanance dédoublée: cf. par exemple la façon dont Clastres décrit les
sociétés primitives. Transcendance non formée (ou empêchée); cela, Lefort ne
l’a pas compris dans sa critique de Clastres (on trouve la critique dans ses
textes sur l’histoire, je n’ai plus le titre en tête)
– l’immanence sous condition d’un Un qui subsume (régime du “spectaculaire”,
hypercapitalisme post-moderne, réalités virtuelles etc.) = ce que je nomme la
transcendance décapitée, qui continue sa course, à la manière des poules
échappant quelques instants encore à leur culinaire destin … Ou à la façon
nitzschéenne: ombre des dieux venant encore obscurcir les cieux bien
longtemps encore après leur mort …
-l’immanence du multiple, qu’il faut affirmer et construire. Deleuze etc.
Transendance dont on s’est remis (Verwindung, par Uberwindung) ; plus besoin
de s’y opposer.
Même topo pour les transcendances: celle du Dasein n’est pas celle de Thomas
n’est pas celle de Lévinas (schéma: du fini à l’infini, du proche au
Tout-Autre).

Yoshi :

Frédéric Neyrat [dit : “il faut distinguer entre différents régimes d’immanence et sans doute il en va de même pour les régimes de transcendances”

Entièrement d’accord : on doit tirer des lignes de démarcation non seulement
entre l’immanence et la transcendance mais aussi au sein de l’immanence, et
de la transcendance. Même les fascistes ont leur immanence ! Le projet de
Frédéric me paraît productif. Moi, j’ai essayé d’esquisser dans la même
direction certaines différences entre les immances négrienne, badiousienne
et dérridienne (ou de dérridiens) : les immanences dans leur rapport au
politique (l’article paru dans le n° 9).

Mon accord est adressé aussi à Alain ;
“Nous sommes en train de gérer la multiplicité elle-même, de jour en jour, quotidiennement. Nous vivons cette situation là. A travers ces différentes lignes de fuite, nous forgeons l’espace du “comment ?”. Même si selon une de ces lignes, c’est la question du “qu’est-ce que ?” qui prime en effet.”

Oui, notre procédure de questionner “comment ?” est déjà mise en place,
précisément dans “qu’est-ce que ?”, dans nos plusieurs tentatives d’élucier
la particularité du concept de multitudes par rapport à ceux de peuple et de
classe. Dans la revue et la liste donc. Sur le fond, il me semble que le
couple d’Empire – multitudes constitue une réponse à ce “comment ?” : la
relation des deux n’est pas du tout comme entre Maître et Esclave, nation et
peuple, et l’Empire n’est pas une forme “aliénée” des multitudes. Comment
l’ontologie négrienne s’opère ? —- comme la relation d’Empire –
multitudes. Comment cette relation se développe, se varie et s’actualise ?
C’est vraiment une des pistes que nous poursuivons en fait dans Multitudes
dès le début. Dans mon esprit au moins, la Majeure du numéro 13 (à paraître
: “Du côté du Japon : marges et miroir d’Empire”) est consacrée à cela. Le
déroulement de “comment ?” ne sait pas la scission entre philosophie
“abstraite” et analyses “concrètes”. Ou plutôt, à mon sens, l’aventure
ontologique consiste bien en effort pour annuler l’apartheid entre ces deux,
pour rendre “immédiate” la relation entre eux.

Cela dit, “l’individu de groupe”, tel qu’on le voit dans la citation par
Alain, me paraît toujours déficient : l’immédiateté de l’individu et du
social peut être comme telle un slogan totalitaliste. Bel exemple du cas où
il faut tirer une ligne de démarcation au sein d’une immanence. Et là
Simondon, lui, nous donne sa manière de la tirer : le processus de
l’individuation, ce qui est “comment ?” de Simondon. Je crois pourtant
qu’Alain sais la chose mieux que moi, vu ses interventions passées.