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Ordre et désordre

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Michel AGLIETTA
interviewé par Carlo VERCELLONE et Farida SEBAÏ F.A. La première série de questions que nous allons vous poser s’articule autour de trois volets principaux.

– Quel est le sens historique constitué par la fin de la convertibilité or du dollar dans le processus qui a conduit de l’effondrement du système de Bretton Woods au régime monétaire actuel ?

– Pouvez-vous également préciser le rôle, dans la crise de Bretton Woods, qu’ont joué deux facteurs distincts, même s’ils peuvent coïncider sur bien des points : le premier concerne la dynamique endogène du déclin du capitalisme américain ; le second, l’intégration et l’indépendance de plus en plus importante des couches financières internationales ?

– Enfin, comment pensez-vous que l’on puisse rapporter à ces transformations du système monétaire international les raisons du passage de l’hégémonie du keynésianisme à celle des idéologies néolibérales ? Et ce, notamment en ce qui concerne le retour en force et le renouveau des doctrines monétaristes fondées traditionnellement sur une conception essentiellement nationale des mécanismes de régulation monétaire ?

Le sens du décrochage de la convertibilité or du dollar dans la crise du régime de Bretton Woods et le passage, sous la prédominance des marchés, à la configuration actuelle du SMI[[Système monétaire international..

M.A . Ce qui me semble le plus important dans les mutations qu’a connues le système monétaire international durant les années soixante-dix, c’est le passage d’un système dont la logique de régulation prépondérante était contrôlée par les gouvernements comme le prévoyaient les règles constitutives de Bretton Woods vers un système dont la logique de régulation est dominée par la dynamique des marchés. L’importance du tournant qui conduit les États-Unis à annoncer le décrochement définitif du dollar de l’or en 1971, doit être comprise essentiellement par rapport au rôle qu’il joue pour libérer la dynamique des marchés qui est la force nouvelle qui va entraîner les changements de la régulation du système monétaire international. L’abandon de facto de la convertibilité or du dollar, depuis mars 1968, et surtout la déclaration unilatérale d’inconvertibilité par le gouvernement des États-Unis en 1971, a engagé l’histoire monétaire sur des « terres vierges ». La suppression complète des attributs de l’or a permis l’essor, durant les années soixante-dix, d’une économie d’endettement international. Il en a résulté une intégration mondiale des marchés financiers qui constitue l’un des traits majeurs caractérisant le désordre monétaire contemporain. Ce développement des marchés avait déjà démarré à l’intérieur du système de Bretton Woods à travers deux processus principaux : l’expansion du capital américain impulsée par les firmes multinationales et le développement du marché d’eurodollars. Ce double processus va déjà « miner » la logique qui prévoyait expressément la limitation des mouvements de capitaux à court terme et était à la base du système de Bretton Woods.

Le sens de la remise en cause de ce principe fondé sur le contrôle des mouvements de capitaux permet d’identifier un élément fondamental pour cerner les transformations actuelles. Ce principe correspondait à une légitimité politique territorialisée qui s’inscrivait dans l’existence d’États-nations et dans l’organisation monétaire de leur coexistence dotée d’un haut degré d’institutionnalisation. Cette situation donnait au système monétaire international une caractéristique fondamentale : celle d’être un système de règles négociées. Cependant, ces règles étaient conçues pour ne pas entraver le libre-échange, principe supérieur qui était partagé par l’ensemble des gouvernements occidentaux. Or le libre-échange n’est pas seulement l’intensification de l’échange des marchandises. Dans le capitalisme, c’est l’expansion internationale du capital, c’est-à-dire une dynamique qui ne connaît pas de limites territoriales et a la virtualité de déborder tous les obstacles légaux et politiques que l’on peut lui opposer. Ce processus s’est opéré, dès milieu des années cinquante, sous l’impulsion du capitalisme américain, puis sous l’impulsion des pays européens qui rattrapaient le capitalisme américain et entraient en concurrence avec lui. En somme, si les firmes multinationales ont été d’abord américaines, elles sont devenues vraiment multinationales !

Dans ce cadre, le capitalisme financier international a été amené à allouer l’épargne cherchant à s’investir en contournant les obstacles à la libre circulation des capitaux.

Cette double source de légitimité et de pouvoir, celle qui est issue de l’expansion universelle du capital d’une part, et celle qui est issue de la « normalisation » des conduites économiques fondée sur les souverainetés politiques nationales d’autre part, est contradictoire.

Les « mouvements de balancier » de l’histoire comme expression des logiques contradictoires du « politique » et de l’expansion universelle du capital argent

Un regard rétrospectif permet de voir comment la contradiction liée à cette double source de légitimité et de pouvoir entraîne des mouvements de « balancier historique » importants entre deux types de périodes structurant le fonctionnement du système monétaire international : les périodes où l’orientation de l’activité économique est fortement territorialisée et sous la dépendance de l’État, et les périodes d’internationalisation dominées par la logique d’expansion universelle du capital qui va entraîner une adaptation correspondante des relations interétatiques. Le sens du tournant des années soixante et soixante-dix consiste en la réalisation d’un tel changement historique qui s’était déjà produit autrefois dans l’histoire monétaire.
Une analyse de l’histoire du SMI met ainsi en relief une vague de grande expansion financière qui commence vers le dernier tiers du XIXème siècle. La finance internationale s’est développée à cette époque dans le cadre du système monétaire international fondé sur l’étalon-or en tant que règle de convertibilité universelle. Dans ce système, les États-nations s’inscrivent, en quelque sorte, comme des exécutants de cette constitution monétaire qu’est l’étalon-or et dont la logique de fonctionnement est prépondérante par rapport aux objectifs de politique purement nationale. Le mouvement de l’accumulation de capital domine et subordonne à sa logique les politiques de stabilité monétaire aussi bien que les politiques étrangères des pays qui exportent des capitaux. C’est à la fois l’époque des aventures coloniales, de l’émigration vers des terres de peuplement, de la concurrence acharnée pour établir une influence prépondérante sur l’exploitation des ressources naturelles situées dans des pays politiquement souverains.

De l’identification historique de ce cas de figure on est passé à une période de re-nationalisation extrêmement forte en réaction aux crises du capitalisme à partir de la première guerre mondiale et qui a abouti, dans l’après-guerre, à la mise en place du système de Bretton Woods.

Le tournant des années soixante et soixante-dix représente l’arrivée à maturation et le retour de la prépondérance de cette logique universelle d’expansion du capital dont l’élément essentiel est justement celui d’échapper aux limites qui lui sont imposées par le politique. Et, à ce moment-là, le politique est amené à s’adapter au marché. Ce nouveau mouvement de « balancier historique » se caractérise par le passage d’un système monétaire international contrôlé par les États à un système dominé par les marchés. Le corollaire nécessaire à cette transformation est que l’on assiste depuis à la progressive affirmation de l’hégémonie de cette logique universelle de l’autovalorisation de l’argent. Elle devient prépondérante par rapport aux politiques économiques et oblige de fait les États à adapter leur mode d’action et même leur source de légitimité au mouvement du capital. Dans ce contexte, ce n’est pas un hasard si l’on trouve une concomitance entre l’expansion internationale des marchés financiers et la montée de l’influence du « monétarisme » qui, sous la prépondérance de l’expansion internationale du capital, s’affirme en tant que mode d’expression désormais considéré comme légitime du politique. Dans le cadre d’une dynamique d’accumulation autocentrée ou, de toute manière, contrainte à se développer sur des bases nationales, l’expression politique prépondérante fut ce que l’on peut nommer la régulation macro-économique keynésienne. Elle exprime une certaine primauté du politique sur l’accumulation du capital en devenant le moyen qui oriente la croissance vers des objectifs de progression des niveaux de vie des salariés et de protection sociale qui intègrent fortement les salariés dans les économies nationales, à l’époque de la croissance dite fordiste. Un changement fondamental de l’après-fordisme est la remise en cause radicale de cette primauté du politique, voire l’asservissement de la politique économique à l’expansion universelle du capital. La conversion des gouvernements au monétarisme et les transformations du système monétaire international ont été les effets concomitants du déplacement des perspectives de l’accumulation du capital de l’intérieur de chaque nation vers l’extérieur.

F.A. Quelles sont les principales conséquences de ces transformations ?

MA La principale conséquence peut paraître paradoxale mais elle est tout à fait cohérente : dans le cadre du modèle de développement de la grande croissance des années cinquante-soixante, les objectifs de la politique économique sont, de manière prépondérante, exprimés dans un cadre national. Certes, les pays commercent entre eux, ce ne sont pas des systèmes en autarcie, mais on a justement tiré des leçons de la catastrophe des années trente. Les États organisent leurs relations réciproques en les mettant sous la dépendance des directives gouvernementales, d’une manière implicitement coopérative. Car la coexistence des politiques keynésiennes entraîne des répercussions croisées par la voie du commerce extérieur, qui sont favorables à la croissance mutuelle des pays concernés. Le système monétaire international est compatible avec ces relations internationales. Il favorise les échanges commerciaux plutôt que les transferts de capitaux. Il comporte un système de changes fixes mais ajustables qui laisse aux gouvernements la latitude de décider des moyens de corriger d’éventuels déséquilibres de balances des paiements. Il prévoit, en principe, une concertation internationale au sein du Fonds monétaire et des moyens de financement entre États pour que les pays aient le temps de mener leurs politiques de régulation de la demande intérieure d’une manière conforme à l’ajustement international. En somme, la coordination au niveau des moyens exprime l’affirmation autonome des fins par les États-nation et en est la conséquence. Le système de Bretton Woods, avec ses règles de financement des déséquilibres de balance des paiements, est théoriquement conçu pour ça. Les modalités d’ajustement des déficits qui peuvent se produire d’un côté et des excédents de l’autre sont adéquates pour garantir ce mode de fonctionnement, lorsque l’expression « autonome » des politiques économiques entraîne des distorsions dans les balances des paiements, car ces décalages sont une conséquence endogène (structurelle) de la dynamique économique liée à ces expressions nationales des objectifs sociopolitiques. En même temps, le système de Bretton Woods et l’asymétrie des relations qui s’y expriment reflètent une hiérarchie des puissances économiques nationales. L’hégémonie des États-Unis a été la conséquence, bien sûr, de la situation d’avantage absolu sur les autres, dont a pu se prévaloir le capitalisme américain à la sortie de la guerre.

Le rôle prépondérant de la logique d’expansion universelle du capital par rapport aux facteurs liés au déclin de l’économie américaine dans la transformation du SMI

Cet avantage absolu s’est rapidement transformé en un avantage relatif, caractérisé par le rôle dominant du dollar en tant que devise clé dans les règlements internationaux et dans les modalités de financement du commerce mondial. Le statut du dollar dans le régime des changes a affranchi les États-Unis de la défense des parités. L’expression monétaire de la structure hiérarchisée du S.M.I s’est réalisée dans cette division du travail : les États-Unis créent la liquidité internationale, les autres pays respectent les règles de change.

Les contraintes d’ajustement des balances des paiements représentent dans le cadre de Bretton Woods le mode principal d’expression de la contrainte qu’un pays subit du fait de sa coexistence avec les autres. Ce mode de contrainte est nationalisé, c’est-à-dire que l’équilibre externe et la balance des paiements correspondent à un objectif que l’État incorpore comme étant secondaire par rapport à la primauté des objectifs socio-économiques nationaux. On affirme, en somme, la nature stratégique de ses objectifs sociaux, tout en rappelant la condition permissive externe de la balance des paiements qui exprime la contrainte extérieure liée à la coexistence des différents États-nations. Les États-Unis, en raison même de leur position hégémonique, acquièrent, dès l’origine, au sein du SMI toute une série de privilèges car, par le fait qu’ils fournissent le mode de règlement universel, ils sont déchargés de la contrainte de balance des paiements. Dans cette asymétrie et position de privilège se trouve aussi le début des difficultés[[Notons que cette exemption des États-Unis de la contrainte de la balance des paiements correspondait aussi à une nécessité dans le cadre du système hiérarchisé. En fait, dans la mesure où nous nous trouvons dans un système de, change fixe où l’une des devises joue directement le rôle de l’étalon (contrairement au cas de l’étalon-or), si tous les autres pays respectent le taux de change et la norme de convertibilité en contrôlant leur déficit, il faut forcément que le nième pays fasse l’ajustement. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que la contrainte de cohérence des taux de- change soit prise en charge collectivement par une coopération monétaire explicite.. Il se produit donc cette hiérarchie fonctionnelle déjà signalée ci-dessus : les États-Unis déterminent le montant de la liquidité internationale permettant aux échanges internationaux de se développer, mais ils le font comme un sous-produit de leurs propres besoins de création monétaire ; les autres pays défendent leur parité vis-à-vis du dollar sur les marchés des changes. Finalement, ce qui me semble constituer le plus essentiel dans le changement du SMI c’est, plus que la question du déclin des États-Unis, le changement de logique, c’est-à-dire le passage d’un système centralisé et marqué par la prépondérance des objectifs nationaux à un système dominé par l’expansion universelle du capital qui a imposé, avec la disparition des règles de Bretton Woods, une organisation décentralisée de la concurrence entre les devises. Certes, le mouvement vers cette mobilité internationale du capital a trouvé son impulsion aux États-Unis. Mais, c’est d’abord cette logique de développement du capital en tant que telle qui constitue l’élément crucial, car elle entraîne l’inversion de tendance dans le mouvement de « balancier de l’histoire » que nous avons évoqué ci-dessus.

Dans le système de Bretton Woods, on avait des finalités de politiques économiques qui s’exprimaient et imposaient, au niveau de la souveraineté nationale, leurs priorités. Elles trouvaient au niveau international les moyens d’une coordination par des règles mutuellement acceptées. Ensuite, c’est exactement l’inverse qui s’est produit. Autrement dit, les gouvernements ont nationalisé leurs moyens, puisque ce sont les marchés qui ont pris en charge la coordination internationale. Cette transformation trouve sa synthèse dans les mécanismes d’ajustement des balances des paiements. A la suite du passage d’un régime de change fixe à un régime de change flexible, les gouvernements n’ont plus à respecter des contraintes de change. C’est la concurrence, sur les- marchés, entre les devises, qui détermine les parités entre les différentes monnaies et leurs fluctuations. Tel est le sens de la doctrine monétariste. Chaque pays peut se prévaloir d’objectifs monétaires autonomes. Mais, cette « liberté » de choix s’opère dans les marges et dans la finalité imposées par le capitalisme international : celle de l’ouverture généralisée des frontières qui devient prépondérante par rapport aux objectifs socio-politiques. La justification théorique donnée à cette politique de globalisation économique et financière a comme postulat que la flexibilité des marchés est capable d’assurer de manière spontanée les ajustements requis.

Pour réaliser ces ajustements il faut des changes flottants. Le taux de change va exprimer les déséquilibres qui se produisent entre les dynamiques divergentes des différents pays, par exemple, en ce qui concerne la différence des taux d’inflation. Le taux de change exprime ce rapport et définit ex post la régulation selon une logique opposée à celle de la coopération intergouvernementale où la régulation doit être définie ex ante afin que les balances des paiements ne soient pas excessivement déficitaires. C’est pourquoi, lorsqu’un pays n’avait pas les moyens de régler ses créances intergouvernementales, le FMI faisait « l’appoint ». Dans la configuration actuelle du SMI ce sont au contraire les marchés qui a priori fournissent la liquidité nécessaire dès lors qu’ils valident, par exemple, le déficit de certains pays. Le financement devient privé et l’élasticité des moyens de paiement très forte, à condition que les marchés considèrent que l’endettement d’un pays est conforme aux critères définis par les marchés eux-mêmes.

Les raisons et le sens de l’affirmation de la doctrine monétariste

C’est donc à la suite de l’affirmation de la prépondérance de la logique de la mobilité intégrale des capitaux – subordonnant les objectifs nationaux – que l’on explique le retour en force et les fonctions de la doctrine monétariste dans ce cadre : « Il suffit que chacun mette sa maison en ordre », disait le reaganisme. Cette expression sous-entendait qu’il fallait avoir une politique monétaire orthodoxe. Dès lors, avec le tournant reaganien-thatchérien, il se produit une inversion complète par rapport à la logique du système de Bretton Woods. Les gouvernements deviennent autonomes dans l’utilisation des moyens, et ces instruments de politique économique deviennent essentiellement des moyens monétaires. Ce qui revient à dire que chaque pays peut mener sa propre politique monétaire de manière discrétionnaire mais, en dernière instance, le jugement international sur le type de politique monétaire qu’un pays a choisi de mettre en oeuvre est réalisé par les marchés de capitaux, notamment à travers celui des devises et celui des titres de la dette publique qui déterminent quels sont les pays dont sont acceptés l’endettement ainsi que son mode de financement. Par conséquent, la finalité de l’accumulation du capital l’emporte sur les finalités socio-économiques. Je crois que c’est l’essentiel du sens du grand tournant à propos duquel vous me questionniez et dont découlent tous les autres éléments. L’intériorisation de cette logique par les gouvernements les conduit, à ce moment-là, à faire du respect de l’ouverture financière voire des mesures pour faciliter son développement afin d’attirer le capital chez eux leur objectif premier. On assiste ainsi à l’instauration d’une logique de concurrence entre places financières qui accentue, par un processus autoréférentiel, le développement international du capital. C’est dans leur connexion avec ce type de logique dominant dans le SMI que se trouve, me semble-t-il, l’explication des modifications des doctrines monétaires hégémoniques. Avec le retour en force des théories monétaristes elles se nationalisent alors qu’en même temps on accepte au contraire la loi du capital, de la manière la plus large et la plus universelle, sur l’ensemble des processus économiques réels. Au niveau de la régulation, les changes flottants deviennent le mode d’ajustement et les politiques monétaires nationales les éléments par lesquels la conduite de l’équilibre macro-économique est opérée. La signification de l’équilibre macro-économique se résume alors dans la maîtrise des stocks de monnaie et des lois de son évolution qui dépendent de la banque centrale. C’est dans ce cadre que se produit et s’explique un autre changement fondamental par rapport à la logique keynésienne qui avait inspiré le statut et le rôle des banques centrales nationales dans le système de Bretton Woods. L’idée de « l’indépendance » de la banque centrale va émerger comme une conséquence logique de cette transformation. La banque centrale s’affirme de plus en plus comme un pouvoir autonome vis-à-vis du gouvernement, mais soumis au jugement des marchés.

F. A . Comment se modifient, de manière plus générale, la forme et le rôle de l’État notamment en ce qui concerne la conception du rapport entre la régulation de la monnaie et les autres aspects, non monétaires, de la politique économique ?

M.A . Il y a une dissociation dans l’unité, en même temps, dans l’expression de ces deux aspects de la politique économique, dissociation qui est un corollaire tout à fait logique de ce changement complet que représente la prépondérance du capital sur l’État. Lorsque l’État exprimait la primauté des objectifs sociaux, le principe dominant qui, durant les années soixante, orientait les politiques économiques était le « policy mix » : c’est-à-dire une combinaison de politiques monétaires, budgétaires et éventuellement structurelles destinée à et conçue pour réaliser ces finalités sociales et nationales. Aujourd’hui on assiste au contraire à un éclatement des politiques économiques entre, d’une part, la monnaie qui est affectée à la stabilisation des prix nominaux sous le contrôle des marchés des changes et, d’autre part, les autres éléments de l’intervention de l’État sur l’économie dite réelle. Quel sera le principe synthétique qui assure l’unité dans cette dissociation ? C’est la compétitivité. L’objectif de la compétitivité remplace celui du plein emploi, et ce changement bouleverse toute la conception de la régulation macro-économique qui, antérieurement, se fondait sur l’idée selon laquelle le niveau agrégé de l’activité économique était supposé dépendre de l’action étatique. Aujourd’hui, la doctrine dominante considère qu’il n’en dépend plus. La compétitivité devient le nouveau principe synthétique car c’est à partir de cet indicateur que les marchés jugent la force relative des monnaies. Et, la régulation par les marchés va placer les pays face à ces contraintes en conditionnant le financement international et le taux de change à des critères définis par cet indicateur « nouveau ». Nouveau, au sens de la prépondérance qu’il prend dans le cadre de la globalisation financière qui marque la crise monétaire contemporaine jusqu’à s’imposer comme l’essence même du discours politique.

Finalement, on a vraiment connu, à partir du tournant de la fin des années soixante, début des années soixante-dix, un changement radical de la logique de régulation dominante dans le capitalisme international qui s’est pleinement épanouie durant les années quatre-vingt. Or, une fois analysés les processus historiques et les changements structurels intervenus dans le SMI à la base de l’affirmation de cette nouvelle logique, il faut, à mon sens, chercher la réponse à deux questions essentielles :

– comprendre en quoi cette logique qui combine la compétitivité, les doctrines monétaristes et la prépondérance de la mobilité du capital n’a pas répondu aux espoirs de ceux qui l’avaient mise en oeuvre ;

– de quelle manière – par rapport à ces mouvements de balancier de l’histoire du SMI, définis ci-dessus – sont en train de se dessiner les prémisses d’un retour des États dans la recherche de formes nouvelles de l’organisation monétaire internationale pour combattre les désordres de la globalisation financière.

F.A. En vous écoutant, j’ai été frappé par les analogies et les relations qu’il est possible d’établir entre votre caractérisation de ces « mouvements de balancier » de l’histoire et ceux que Karl Polanyi a analysés dans « La Grande Transformation » en relation aux processus historiques de « dé-socialisation » puis de « re-socialisation de l’économie ». A mon sens, la prépondérance actuelle de la logique d’expansion universelle du capital peut être aussi expliquée par une stratégie recherchant, à travers la mondialisation des marchés financiers, à faire apparaître la ré-imposition d’un nouveau processus de désocialisation de l’économie comme une sorte de nécessité objective. Cette stratégie de remise en cause des institutions du welfare-state pourrait permettre de rendre compte, en partie, des raisons à la base de la poursuite, de la part des gouvernements, des politiques de désinflation compétitive et d’ouverture des économies en dépit de leur échec avéré. En fait, à côté des facteurs que vous avez évoqués, c’est la dénonciation des effets pervers de l’État-providence qui, durant les années soixante-dix et quatre-vingt, avait été au cœur du retour en force, tant sur le plan théorique que sur celui des politiques économiques, des doctrines monétaristes. En particulier, on pourrait dégager de nombreuses analogies entre la période actuelle et celle qui, avec l’achèvement du processus de désocialisation à la base de la constitution historique du rapport salarial, avait été à l’origine de la formation de l’idéologie du libéralisme économique théorisant, justement, le marché comme une sphère et un système indépendant, celui des lois universelles de l’économie, auquel l’ensemble de la société devait être soumise. Quelle est votre opinion à ce propos ?

M.A . Non, je ne vois pas les choses comme ça. Il faut avoir à l’esprit la logique qu’avait K. Marx de l’accumulation du capital. C’est-à-dire la logique (impersonnelle) de l’auto-valorisation homogène de l’argent pour lui-même. La forme « AMA » (Argent-Marchandise-Argent) dans laquelle les marchandises, y compris la force de travail, ne constituent qu’une simple médiation du processus de valorisation, des transformations fonctionnelles à l’accumulation du capital, au lieu que l’argent soit, en revanche, un instrument de médiation de la satisfaction des besoins. Ce que je veux dire, c’est que cette force dynamique (de la valeur qui se valorise elle-même), traverse l’histoire du capitalisme. C’est un principe d’auto-développement qui traverse toutes les phases historiques. Le capitalisme inscrit l’universalité de l’accumulation. C’est pourquoi la circulation financière, le marché financier mondial sont en vérité son essence, la forme abstraite la plus pure par laquelle se manifeste la logique de l’argent s’autovalorisant. Ce marché mondial des capitaux est une finalité liée à une logique autoréférentielle. Elle n’a pas à s’exprimer dans une conscience. ‘Le capitalisme est une force, celle de l’auto-valorisation de l’argent. Mais, c’est une force qui ne crée pas spontanément les moyens de sa régulation. C’est pourquoi cette logique entraîne des crises profondes au sein desquelles les intérêts sociaux sont réaménagés et où des demandes de réorganisation par les États peuvent émerger. C’est ce qui s’est produit à la suite de toutes les grandes périodes d’expansion du capital mondial, à partir de celle du XVIème siècle, marquée par le formidable développement de la circulation monétaire liée à la découverte de l’or américain[[De même celle du XVIIIème siècle après la période des crises de 1720 et l’effondrement du système de Law. Il en sort le développement des banques, le développement des marchés de titres, le développement de la monnaie scripturale, c’est-à-dire un degré d’abstraction supérieur qui va entraîner une très grande vague d’expansion dont l’Angleterre, parce que le système bancaire et les marchés y sont beaucoup plus avancés qu’ailleurs, va bénéficier. Vous avez la grande vague qui démarre vers 1848 et qui donne le signal de la deuxième industrialisation avec le traité de libre-échange franco-anglais. Cette vague développe le capitalisme des sociétés par actions..

Chaque fois, la caractéristique commune à ces grandes vagues d’expansion est qu’elles sont mondiales et qu’elles introduisent de profondes innovations dans la circulation et le contrôle des droits de propriété du capital. Chaque fois, elles se terminent par des crises très profondes dans lesquelles l’État réorganise les institutions économiques, réglemente les marchés et réaffirme son rôle dirigeant pour conforter la cohésion nationale. Avec l’échec du système de Bretton Woods, ce que l’on voit à partir des années soixante, c’est le retour de la logique prépondérante, finalement dominante, du mouvement, universel. Ce qui me paraît être très important dans ces mouvements de balancier de l’histoire c’est, comme je vous l’ai dit, qu’à ce tournant il y a une innovation considérable. Par exemple, c’est la grande vague du XIXème siècle qui avait entraîné la constitution des États-nations modernes[[Cette connexion qu’il y a entre l’État qui arrive à centraliser très fortement les moyens financiers pour accompagner l’accumulation du capital, encore une fois au XVIIème siècle ce qui existe très fortement c’est la notion de dette publique, du marché des dettes publiques, des titres financiers, etc. A chaque fois il y a une innovation importante..

F.A . Quelle est la nature de l’innovation qui est en train d’émerger avec cette nouvelle vague d’expansion du capital contemporain ?

M.A. La mondialisation actuelle dans ses tendances n’est évidemment pas celle de la fin du XIXème siècle, même s’il me semble encore difficile d’identifier avec précision son aboutissement. Ses tendances seront peut-être un fordisme étendu ou peut-être tout autre chose, je ne sais pas, même s’il ne fait pas de doute qu’une grande partie de la réponse doit être recherchée dans les économies asiatiques. De toute manière, c’est l’expansion financière qui anime les espaces de production nouveaux. Elle impulse le développement du salariat dans des régions entières où les populations y étaient encore extérieures ou touchées de manière périphérique. Ou encore, pour certaines, elle en bouleverse complètement les formes en déterminant, comme en Chine, la transformation des économies mobilisées (au sens où elles sont mobilisées, sous une forme autoritaire, par un parti politique dominant) et leur prise en charge par le système capitaliste qui crée un nouveau salariat. Le problème est de savoir si ce salariat peut connaître une évolution vers des configurations semblables à celle du rapport salarial fordiste que nous avions durant la croissance d’après-guerre. Mais, par-delà l’incertitude concernant ces évolutions, les forces dominantes sont là, dans ces espaces nouveaux dont le capitalisme s’empare. C’est pourquoi, à mon avis, la solution du problème que vous posez est en Asie.

Au milieu du XIXème siècle, l’expansion du capital avait entraîné la seconde phase d’industrialisation. La nouveauté actuellement est qu’il s’empare de pays dont les populations sont énormes. Ce développement va créer des pôles qui vont remettre en cause la hiérarchie actuelle des puissances économiques. Cette nouvelle vague d’expansion du capital va bouleverser les relations politiques dans le monde et va également, peut-être, introduire des formes d’expression du progrès, des types de régulation particuliers aux sociétés de masse que sont les sociétés asiatiques, donc des normes sociales de conduite et de comportement qui ne sont pas les mêmes que celles de l’individualisme occidental. C’est ainsi que je vois le processus, mais je ne suis pas capable de dire, par rapport à ce qu’a été le fordisme, quel sera le type de société qui va permettre l’épanouissement du capitalisme asiatique.

Le déclin américain et le changement de doctrine économique des États-Unis

Finalement, le déclin américain n’est que la conséquence de ce processus, de cette logique d’expansion du capital, y compris du capitalisme américain ! Le déclin des États-Unis, considérés en tant que nation capable d’exprimer l’hégémonie et donc de donner un certain ordre économique, une norme garantissant, autour d’une devise clé, une certaine cohésion du SMI comme après 1945 et jusque, en fait, à la fin des années soixante. Bien sûr, il y a une hystérésis très forte d’un certain nombre de processus monétaires : par exemple l’usage du dollar en tant que monnaie dominante, comme ce fut le cas pour la livre sterling, dure encore bien longtemps. Ce recul limité et inégal du dollar, selon les fonctions monétaires, s’explique parce que les normes monétaires changent de manière discontinue. C’est ainsi que les anciennes normes monétaires continuent à fonctionner mais de manière dégradée, puisque les conditions d’accumulation du capital ont changé. Ce constat pourrait faire dire : Mais regardez, le dollar est encore extrêmement prépondérant, donc les États-Unis sont encore dominants !

Le problème est que cette persistante prépondérance, notamment dans certains aspects de la concurrence privée sur les marchés financiers, n’a plus aucun pouvoir régulateur ni capacité de donner un point d’ancrage aux relations financières internationales. De ce point de vue, déterminant pour la régulation du SMI, l’hégémonie américaine est déjà largement érodée. Les Américains sont devenus, en dernière instance, un compétiteur comme les autres. Même s’ils restent plus forts que les autres, ils le sont en tant que compétiteurs et non pas comme le centre d’organisation du système dans son ensemble, ce qu’ils étaient après la guerre. La hiérarchie actuelle des devises n’est plus une organisation qui donne au dollar, en tant que devise clé, des qualités monétaires distinctes des autres devises capables, de fonder, comme dans le passé, autour d’une norme universelle de convertibilité, le noyau d’une cohérence internationale.

Par ailleurs, l’une des expressions les plus significatives de cette transformation qualitative, liée à l’épuisement du dollar en tant que devise clé structurant le SMI, c’est le changement de la doctrine américaine à l’égard de la concurrence. En fait, l’histoire montre que tant qu’un pays est dominant, de manière hégémonique, il est acquis à la « philosophie » du libre-échange. Les Anglais étaient pour le libre échange seuls contre tous, car même si les autres ne l’appliquaient pas, ils avaient intérêt à le faire pour acheter des matières premières le moins cher possible. C’est pour les mêmes raisons que les Américains étaient aussi pour le libre-échange, même si en réalité, ils sélectionnaient les tarifs en fonction de leurs besoins. Mais, leur doctrine était acquise au libre échange, alors qu’aujourd’hui elle ne l’est plus ! Ils organisent des zones régionales, comme l’ALENA[[Accord de libre-échange nord-américain., et ils essaient de signer des accords bilatéraux avec le Japon. En somme, ils utilisent tous les moyens possibles pour renforcer leur rôle de compétiteur, alors que pour eux, dans le passé, la notion de compétitivité n’existait pas au niveau macro-économique défini ci-dessus comme un problème national. Elle était conçue par les États-Unis comme une problématique d’agents individuels inhérente à la concurrence des entreprises.

La notion macro-économique de compétitivité, comme impératif et objectif central de la politique économique, s’impose désormais aussi aux États-Unis, comme le montre par ailleurs clairement le gouvernement Clinton dont une grande partie des responsables est littéralement obsédée par la question de la compétitivité américaine en tant que territoire. C’est ainsi que les États-Unis deviennent, en dépit de certains avantages dont ils peuvent encore se prévaloir, un agent comme les autres, ayant la même logique que les autres. Alors que dans le système antérieur ils contrôlaient l’ensemble du SMI en ne subissant pas les mêmes contraintes que les autres (notamment celles liées à la balance des paiements), ils ont maintenant les mêmes contraintes. Et, le poids de ces contraintes est d’autant plus fort qu’ils sont extrêmement endettés et donc sous la menace des créanciers, car les titres émis par le Trésor américain sont désormais jugés par le système financier international de la même manière que le sont, par exemple, les dettes publiques de la France ou de l’Italie. Mieux, si une différence existe encore dans les critères des marchés financiers, elle reste quantitative et exprimée sous la forme d’une prime de risque. Mais, du point de vue qualitatif, la politique américaine est maintenant jugée par les marchés et absorbée dans cette logique générale dans laquelle les politiques nationales se trouvent maintenant soumises à une régulation privée. La prépondérance de cette logique de l’expansion du capital, d’un SMI dominé par la régulation privée, était aussi une situation présente avec l’étalon-or ! Même si la contrainte de convertibilité s’exprimait autrement que par les changes flottants, l’étalon-or était un mode de régulation par le marché privé. Actuellement on revient à ce type de relation, même si ce n’est pas sous la forme d’une norme de convertibilité de change fixe. Cette différence concernant le régime de change (fixe ou flottant) n’est que secondaire vis-à-vis de la position du politique par rapport aux marchés. Le marché est le pôle prépondérant par rapport au politique lorsque l’expansion internationale déborde la cohérence de ce qu’ont été, à une période donnée de l’histoire, la régulation keynésienne mais aussi par exemple, au XVIIème siècle, le système mercantiliste qui avait représenté un retour au national. Le mercantilisme a constitué lui aussi, dans une phase déterminée, l’expression d’une prépondérance de l’État sur le capital international. Enfin, on a toujours une doctrine qui établit la cohérence de l’État lorsqu’il peut s’imposer face à l’expansion internationale du capital, parce que les marchés financiers ont subi de telles crises qu’il y a une situation de fractionnement, de segmentation qui revient. Une doctrine qui traduit historiquement à la fois le niveau de développement des forces productives et la conception que l’État a de l’économie.

Les tendances et les alternatives à la logique actuelle du SMI

F.A. La reproposition de cet antagonisme entre une logique d’expansion dominante du capital et un éventuel retour à une logique hégémonique du politique capable de donner un nouvel ordre coopératif à l’organisation monétaire internationale constitue donc, à votre sens, l’enjeu central de l’évolution actuelle dans les relations internationales. Cet enjeu nous renvoie à celui concernant la reconstitution d’espaces socio-économiques cohérents, capables d’ériger des remparts à la logique toute-puissante de l’argent. Ils pourraient être représentés soit par les anciens États-nations, soit par des espaces supranationaux, ou encore par des formes originales de coopération et de régulation différentes de celles des régimes monétaires à devise clé. Cette problématique nous conduit à la deuxième série de questions que nous voulions vous poser. Elles concernent, notamment, les tendances et les alternatives, viables et/ou souhaitables, à la logique actuelle du fonctionnement du système monétaire international. En particulier, pensez-vous que l’hypothèse d’une Europe keynésienne, et plus généralement celle de la mise en oeuvre d’un véritable projet radical renouant avec la philosophie de l’auteur de la « Théorie générale », constitue un horizon envisageable ? Ou bien, ne représente-t-elle qu’une utopie incompatible avec la logique dominante de l’actuelle configuration du capitalisme mondial ?

M.A. Il est indispensable de comprendre quelles sont les contradictions que ce système est susceptible d’engendrer et la manière dont ces déséquilibres peuvent réintroduire la « normalisation politique ». De ce point de vue, je ne suis pas sûr du tout que le modèle de type hégémonique connu par l’histoire du SMI, celui fondé sur la prépondérance d’une nation particulière capable d’assurer un certain ordre pour l’ensemble, soit la forme qui convienne. Par ailleurs, cette idée de remplacement d’un pôle par un autre n’est pas du tout évidente. Certes, la notion de collaboration systémique entre un certain nombre d’autorités politiques et monétaires pourrait être la forme la plus adéquate à la nature des crises d’aujourd’hui. On ne voit pas du tout dans l’avenir proche, un quart de siècle environ, la possibilité d’assister à l’émergence de l’hégémonie d’un pays qui puisse établir un ordre sous la forme d’un centre de direction politique nationale. Nous sommes dans un processus qui est à la fois d’intégration et de régionalisation et qui est une réponse à l’instabilité financière et à ses incidences économiques. Au lieu d’avoir une croissance régulière de l’accumulation nous avons eu, au contraire, le retour de grandes fluctuations cycliques. Cette instabilité financière endémique qui se répercute sur l’économique est une première caractéristique fondamentale, depuis les années quatre-vingt, des économies en rupture avec la croissance d’après-guerre. Les désordres que cette instabilité structurelle détermine dans l’accumulation du capital elle-même va certainement conduire vers une situation où ce sera ce que l’on nomme la communauté financière (les principaux centres du pouvoir économique et financier qui orientent et contrôlent l’argent comme les grandes sociétés d’assurance, les grands fonds de retraites notamment japonais, etc.) qui va demander de l’ordre. La crise de la dette, la crise boursière, les crises bancaires, et ne serait-ce que les événements du printemps 1994 ou la crise mexicaine de la fin de l’année 1994 montrent à quel point les marchés financiers réagissent brusquement à des niveaux d’endettement qui les inquiètent après avoir laissé les dettes s’accumuler à des conditions très favorables pour les débiteurs. La contrainte exercée par les marchés n’est donc pas progressive. Elle n’incite pas les débiteurs à réduire leurs besoins de financement avant que les dettes n’atteignent des niveaux qui font douter de la solvabilité. C’est pourquoi les ajustements internationaux procèdent par crises récurrentes. Il y a risque systémique dans la mesure où les difficultés de débiteurs particuliers entraînent des répercussions en cascade à travers les engagements croisés des banques internationales, ou à travers les mouvements de taux d’intérêt, de prix des actions, de taux de change d’un marché financier à l’autre. Les raisons pour lesquelles ces crises, jusqu’à aujourd’hui, ont été surmontées sont très intéressantes. A mon avis il faut considérer deux aspects fondamentaux dans une régulation monétaire.

– Le premier, stratégique, substantiel et profond, consiste à donner une stabilité au processus d’accumulation du capital, en faisant en sorte que les prix de marché des actifs financiers entraînent des décisions économiques compatibles avec les rendements que l’on pourrait attendre d’une prospective de long terme si la croissance était régulière. S’il en est ainsi, il n’y a pas de spéculation financière divergente mais des forces de rappel vers ce qu’on appelle les fondamentaux de la rentabilité.

– Un autre aspect concerne l’existence d’une régulation de surface cybernétique et représente la réponse aux questions Comment rattrape-t-on les crises lorsqu’elles se produisent ? Quels mécanismes financiers rendent les forces de rappel actives et efficaces ?

En somme le premier aspect définit la capacité d’avoir une régulation suffisamment continue et régulière afin d’éviter les crises. L’autre est cybernétique, il permet de rattraper les crises et d’éviter qu’elles n’engendrent, comme dans les années trente, un processus cumulatif de désordre. Or, ce que l’on est capable de faire dans le système actuel c’est de rattraper les crises. C’est la raison qui explique pourquoi la globalisation financière n’est pas remise en question, pourquoi personne ne voit de raisons véritables de s’y opposer.

Le système évolue par lui-même, car il possède une très grande robustesse cybernétique. De telles crises, il y a cinquante ans seulement, auraient conduit à un effondrement du système financier. Lorsqu’il se produit des crises bancaires aussi grandes que celles qui ont eu lieu aux États-Unis pour les caisses d’épargne, lorsqu’on a des banques aussi gigantesques que le Crédit Lyonnais qui, de fait, sont en faillite, et quand tout le système bancaire scandinave est mis à terre, eh bien, tous ces accidents financiers n’ont que des effets économiques limités C’est là que l’on assiste au retour du rôle de l’État et de la banque centrale. C’est une présence dans une fonction sécuritaire qui, dans le domaine financier, a fait d’énormes progrès. Les autorités monétaires sont conscientes de l’ensemble des risques et agissent de manière que les déséquilibres soient redistribués, se déplacent sans jamais donner lieu à une crise globale. Chaque fois les propagations en chaîne qui créeraient une crise globale sont bloquées afin d’éviter de voir resurgir un cloisonnement financier et un repli des échanges internationaux. Cependant, le système monétaire actuel secrète des déséquilibres plus sournois, que l’on ne sait pas réabsorber par défaut de règles d’action collective[[Cf. La revue, Économie internationale, du CEPII, n° 59, 3ème trimestre 1994, La Documentation française, Paris.. Pour prendre en charge la dimension stratégique de la régulation monétaire internationale, alors même que la configuration hiérarchique s’est dégradée irrémédiablement, il faudrait promouvoir une collaboration systémique, c’est-à-dire une: plus grande coresponsabilité entre les autorités publiques des pays qui émettent les principales monnaies de l’économie mondiale. On pourrait être entré dans une nouvelle phase de la globalisation financière, celle de la recherche d’un principe de coresponsabilité qui réintroduirait de la régulation politique dans le fonctionnement du SMI.

Ce principe devrait établir des politiques monétaires beaucoup plus cohérentes et compatibles les unes avec les autres. La crise de change du SME[[Système monétaire européen., par exemple, est une manifestation intéressante des effets de l’incompatibilité entre les politiques lorsqu’ils se produisent. A ce propos le monétarisme avait fait sa profession de foi : « Nationalisez le monétaire, faites ce que vous voulez chez vous, la flexibilité des changes flottants s’occupera du reste ». La réalité a montré à quel point cette affirmation était un leurre. Le marché n’est pas capable de produire spontanément un équilibre traduisant ces différences liées à la discrétionnalité des politiques monétaires nationales. Il crée en revanche du désordre ! Et alors le marché lui-même est déboussolé par ces déséquilibres, il entraîne des crises de change. C’est sur ces constats que se fonde ma conviction : si, sous la prépondérance des marchés, qui n’est remise en cause par personne aujourd’hui, les crises sont toujours rattrapées c’est parce que les autorités monétaires ont pratiqué une coopération active dans le domaine « prudentiel ». Malgré la prépondérance des marchés il y a donc -une réglementation qui est en train de se construire et dont les principes constitutifs vont être totalement différents de ce qu’ils furent dans le passé. Après la grande dépression des années trente, on a segmente et délimité des espaces où le politique pouvait être dominant. Actuellement, la réglementation est de l’ordre des « filets de sécurité » permettant de rattraper les crises afin d’éviter qu’elles ne se généralisent. Le système dans lequel nous sommes est un mode de connexion entre les sphères du marché et du public, dans lequel le public ne remplace pas le marché mais lui sert de béquille. Mais cela ne suffit pas et il y a une nécessité de retrouver une coordination à tous les niveaux monétaires de la gestion de la monnaie agrégée, globale. Ce qui se dessine, dans les conditions actuelles, c’est un retour à la coordination, même si cette recherche ne se fera probablement pas à travers un processus multialtéral et qui engloberait les problèmes du monde entier. Elle se fera d’abord dans un cadre régional. La régionalisation correspond peut-être, pour répondre à votre question, à un début de mode de re-segmentation. Cependant, une chose est sûre : la régionalisation va densifier les échanges à l’intérieur de certaines zones délimitées plutôt que de manière générale. Cette tendance à la régionalisation pose aussi des problèmes de réaménagement du politique qui sont au cœur du processus de la construction européenne. Elle peut en fait se développer sous des formes et à travers des processus très différents. La régionalisation peut ainsi se faire, par exemple, sous la prépondérance d’un pôle qui est déjà une puissance continentale qui agrège autour de lui d’autres pays comme c’est évidemment le cas pour les États-Unis en Amérique du Nord. Ces derniers organisent une régionalisation autour d’eux en agrégeant un certain nombre de pays[[Pour le moment, il s’agit du Canada et du Mexique, mais il est possible que d’autres viennent s’y agréger.. Il s’agit d’une régionalisation par force d’attraction d’un pôle. Mais, dans d’autres régions du monde, ces mêmes tendances se déploient de manière différente. L’Europe, quant à elle a besoin de créer un niveau politique nouveau. C’est le « travail du marché » qui impose au politique de changer d’échelle. C’est là que réside tout le problème à la base du débat en Europe sur le pouvoir et les instances politiques européennes. Ce débat a lieu essentiellement sous la contrainte de la logique internationale. S’il y a vraiment une raison qui justifie d’avancer dans la construction européenne au niveau politique, c’est la contrainte internationale. L’absence de la capacité autorégulatrice du marché impose le retour a certaines coordinations politiques, notamment dans le domaine monétaire où cette nécessité apparaît tout à fait urgente. Pour construire cette coordination, il est extrêmement important qu’il existe déjà un espace sur lequel règne l’autorité politique, un espace monétaire très large. C’est pour cette raison que dans une région où il n’existe pas un pôle dominant d’envergure continentale, capable de rayonner sur son environnement et d’enclencher un « système » qui fonctionne, il faut l’inventer, il faut inventer des institutions politiques compatibles avec le degré d’internationalisation du capital. L’Europe, pour exister, devra inventer des institutions même s’il y a des difficultés entre les nations qui la constituent. Il faut se situer par rapport à la contrainte mondiale et non pas vis-à-vis du problème abstrait de la pertinence ou non d’une monnaie commune. Cette dernière nous est imposée par des pressions beaucoup plus fortes.

F.A. Existe-t-il, à votre sens, à l’échelle de l’Europe, un capitalisme intéressé à la mise en place, avec le salariat européen, d’une sorte de compromis postfordiste ? Ou bien pensez-vous que l’on se trouve, en revanche, face à une organisation du capital totalement mondialisé qui n’a plus aucun intérêt ni aucune attache réelle pour construire un projet semblable à celui qui avait été mis en place avec le welfare-state et la croissance fordiste d’après-guerre dans les différents États de la CEE ?

M.A. Je crois qu’il existe une certaine homogénéité du capitalisme européen. Il suffit de voir l’importance et le rôle des lobbie constitués par les grandes firmes à Bruxelles. Ces lobbies deviennent forts et tissent des liens très importants comme, par exemple, l’ont fait Fiat, Péchiney, Volkswagen, etc., qui se sont associées pour solliciter des législations qui les avantagent au niveau commercial dans la concurrence internationale et pour affirmer le besoin crucial qu’elles ont d’avoir une monnaie unique. Je crois que dès lors que l’on a du « lobbying » privé qui s’organise autour d’objectifs d’une telle envergure, cela veut dire qu’il existe l’identité d’un capitalisme régional qui est en cours de constitution. En particulier, il y a un véritable tissu d’associations qui essaie d’exercer une pression pour faire avancer l’organisation monétaire de l’Europe, parce que justement, les conditions politiques actuelles ne sont pas mûres, même si elles doivent le devenir peut-être, pour construire une forteresse commerciale. En somme, trouver les appuis pour maintenir toujours sa position dans la compétition globale suppose une base régionale très large et un marché suffisamment important. Un grand pôle continental, comme les États-Unis, peut l’organiser à partir d’un centre national, alors qu’en Europe cela est impossible. Par conséquent, ce que cherchent les grandes entreprises européennes, c’est un marché intérieur qui permet de réaliser des économies d’échelle et un environnement de services qui permet de produire des facteurs d’innovation, notamment en ce qui concerne la recherche et la formation du capital humain. Ce dernier aspect est d’une importance cruciale. Il ne faut pas oublier que le développement du capitalisme actuel s’appuie sur du capital d’organisation, du capital humain, du capital de recherche, du capital scientifique, c’est-à-dire sur des formes de production et de produits immatériels qui sont ensuite transformés en capital. Les firmes européennes ont besoin de ce type d’environnement pour conserver une position de force dans la compétitivité internationale. Or, cet environnement n’est pas dé-territorialisé, comme le montre sans arrêt ce lien qu’il y a entre l’implantation (stratégie) des grandes firmes et leur exigence de concentration d’un certain nombre de réseaux d’intelligence sur lesquels doit s’appuyer aujourd’hui le capital. Pour toutes ces raisons je crois donc qu’il existe bel et bien une force du « business » pour l’Europe. En ce qui concerne la gestion de ce système, la tendance à la régionalisation pose donc le problème d’un niveau politique capable de prendre des décisions et d’établir un certain nombre de normes et d’éléments régulateurs à cette échelle régionale.

À côté de cette première tendance, il en existe une autre. Celle liée au besoin croissant d’un minimum de coresponsabilité monétaire pour limiter les instabilités les plus fortes des marchés internationaux. Et, c’est toujours le capitalisme qui ressent le premier cette nécessité. A ce propos, il suffit d’avoir à l’esprit ce que représente le problème de la stabilité, par exemple, pour des fonds de retraites qui investissent à l’échelle mondiale là où les taux de rendement sont les plus élevés, y compris en Chine ou en Inde, et qui ont besoin de se garantir des rendements dans vingt-cinq ans (en fait on a besoin désormais d’exporter notre capital sur le long terme pour pouvoir payer les retraites plus tard). Mais, aujourd’hui l’instabilité est beaucoup trop forte. Le risque est systémique, gigantesque et il y a donc une demande d’organisation des relations internationales pour déployer sur un horizon plus long l’accumulation, alors que durant les années quatre-vingt, le système fonctionnait sur des plus-values à court terme et à travers une expansion purement financière. On sort d’une récession financière très forte et ce que le capitalisme veut, c’est de pouvoir aller au delà d’une expansion fondée sur la recherche de plus-values à court terme et retrouver les rendements à long terme. Pour atteindre cet objectif, les années quatre-vingt-dix tendent à réorganiser ce type de régulation internationale que les marchés rendent trop instable.

Voilà donc l’essentiel : un système à forte instabilité dans lequel les risques d’une crise globale d’effondrement, même s’ils ne sont jamais nuls, me paraissent pourtant très faibles, aussi bien par la volonté que par la capacité des autorités des grands pays de construire des filets de sécurité financière.

La question centrale est de trouver un mode de régulation qui soit aussi en mesure d’amortir les crises à l’avance et de réduire le degré d’instabilité grâce à une coopération monétaire plus importante, fondée sur le principe de coresponsabilité et non le retour à une monnaie nationale, à une devise clé dont la norme structurerait l’ordre mondial à elle toute seule. Une telle éventualité est définitivement exclue, tout au moins pour le quart de siècle à venir. Le problème capital aujourd’hui est donc constitué par ce que j’appelle collaboration systémique ou coresponsabilité. Dans cette perspective je pense que l’indépendance des autorités monétaires nationales peut se révéler comme un atout important car ce type de coresponsabilité est plus facile à réaliser dans un univers de banques centrales (autonomes) que par des rapports intergouvernementaux. Le monétarisme est en train d’être abandonné en tant que prescription d’objectifs monétaires exclusivement nationaux et que croyance dans des mécanismes automatiques. Il décline fortement, car l’autorégulation des marchés n’est ni suffisante ni adéquate. Il y a donc un besoin de retrouver une certaine forme de coopération monétaire institutionnalisée. Ce type de coopération monétaire reste fondé sur la prépondérance des marchés. Il ne constitue pas, par conséquent, un retour au keynésianisme. C’est pourquoi, la dissociation banque centrale-gouvernement va s’approfondir. Le type de régulation que l’on cherche doit en fait être compatible avec le postulat selon lequel c’est la logique des marchés qui reste dominante. C’est pourquoi cette coopération a une mission strictement monétaire, celle de rendre les marchés plus stables.

Le fait d’extraire un pouvoir proprement monétaire de l’entité politique d’un pays devient, à ce moment-là, tout à fait logique. L’approfondissement de l’indépendance des banques centrales, l’émergence de ce pouvoir autonome, voilà un effet institutionnel du changement global des forces dans le monde. Et, ces banques centrales de plus en plus autonomes vont probablement aller vers une coopération plus grande.

F.A. A mon sens, par-delà cette inversion de tendance dont vous parliez à propos du déclin de la philosophie monétariste, la transformation institutionnelle du statut des banques centrales faisant de la monnaie un pouvoir de plus en plus autonome constitue une coupure majeure par rapport au keynésianisme. Un pilier fondamental de la conception keynésienne fut justement celui d’armer un rôle institutionnel de la banque centrale subordonné au pouvoir politique. Ce statut, d’après Keynes, représentait un outil institutionnel essentiel pour affirmer la priorité des objectifs économiques et sociaux qu’un pays pouvait choisir démocratiquement, indépendamment du pouvoir de toute « religion » monétaire (« auri sacra fames »). Il me semble que l’actuel processus d’autonomisation du pouvoir monétaire se présente comme une tentative d’autonomisation du capital. Il exprime, en quelque sorte, l’affirmation de l’indépendance de sa logique d’autovalorisation par rapport à la prise en compte, dans un compromis équilibré, des instances de la classe ouvrière et de ses acquis historiques. Le modèle social-démocrate keynésien trouvait précisément son articulation centrale dans la recherche d’une cohérence dynamique entre les exigences de développement élargi du capital collectif et celles de progrès et de libération du salariat et la subordination des politiques monétaires à ce but en était un instrument essentiel. C’est pourquoi, la dissociation entre le pouvoir des gouvernements et l’autonomie croissante des autorités monétaires, qui vous paraît être une tendance déterminante, désigne, à mon sens, probablement aussi, la rupture de toute dialectique institutionnelle -réformiste entre classe ouvrière et capital. Le réformisme dont vous parliez à propos du rôle que les banques centrales auraient pu jouer dans le retour de formes de coopération monétaire me paraît en fait être un projet réformiste totalement interne aux exigences d’autorégulation des marchés financiers et déconnecté de toute nécessité à intégrer les intérêts des classes subalternes à l’intérieur de la logique de l’accumulation du capital.

M.A. : Vous croyez cela ? Vous pensez que la banque centrale porte ce type de préoccupations.

F.A . Oui, je crains que cette coupure radicale et définitive du cordon qui liait auparavant les banques centrales aux gouvernements contienne et exprime une tendance et un risque de cette nature. Ou mieux, j’ai cru déceler ce pessimisme de fond dans votre analyse des changements structurels qui vont réimposer aujourd’hui un besoin de coopération monétaire institutionnalisée, mais sous des formes qui n’auront rien de keynésien et qui resteront complètement subordonnées à la prépondérance des marchés. Autrement dit, la question que je voulais vous poser est la suivante : de quelle manière, d’après vous, les instances de progrès du salariat pourront à nouveau jouer un rôle clé et moteur dans les transformations du SMI et être prises en compte par le réformisme actuel du capital ?

M.A. Cette situation crée effectivement des tensions considérables qui traversent de manière manifeste l’Europe. Nous y sommes confrontés tous les jours. La prépondérance des normes de rentabilité exprimées par des taux d’intérêt réel qui restent élevés est fondamentale. La recherche de profits à tout prix pour maintenir une position compétitive vis-à-vis du reste du monde, la concurrence des pays à bas salaires dans les industries de main-d’œuvre, toutes ces conditions concourent effectivement à déterminer un contexte très défavorable à la progression du niveau de vie de la majorité des salariés. Ce sont les salaires qui subissent les conséquences de cette logique qui est le résultat de l’ensemble des forces que nous avons essayé d’analyser. Face à la prépondérance de ces facteurs, il est très difficile, aujourd’hui, de savoir comment les intérêts sociaux peuvent retrouver une capacité d’influencer efficacement les décisions stratégiques. La concurrence est tellement généralisée et exerce une pression si puissante sur les coûts que les intérêts des salariés deviennent totalement subordonnés, et la logique de la grande croissance d’après-guerre se trouve complètement inversée. Le salaire et l’emploi deviennent les variables d’ajustement des écarts de compétitivité par rapport aux normes de la rentabilité internationale.

Dans cette perspective, l’un des problèmes principaux me semble être la fragmentation et l’éparpillement total des luttes. Les mouvements sociaux, lorsqu’ils se développent, sont émiettés autour de problèmes locaux. Ils ne parviennent jamais à être porteurs d’une expression globale. Les syndicats, quant à eux, sont complètement en porte à faux, notamment en France.

Par rapport à ce tableau sombre, dans le panorama européen, il émerge pourtant des dynamiques différentes. Je me réfère notamment à l’Allemagne. En fait, sous cette expansion générale de la finance se sont développés des modèles de capitalisme concurrents et qui conservent une empreinte nationale très forte. C’est la logique du modèle anglo-saxon, que j’ai tenté d’expliquer, qui a été hégémonique dans cette vague d’expansion du capital international. Cette logique de la flexibilité de tous les marchés interdit et a totalement balayé l’expression de l’intérêt collectif de la part des salariés, ainsi que les instances sociales de groupes organisés qui pourraient exprimer des revendications situées dans un champ autre que celui de la rentabilité. La privatisation de tous les services publics en Angleterre est de ce point de vue exemplaire. Mais, il existe d’autres modèles capitalistes qui ont fait preuve d’une très grande robustesse. C’est le cas de l’Allemagne où, malgré les contraintes et les chocs énormes qu’elle a subis depuis la fin des années quatre-vingt, le système d’économie sociale de marché a été extrêmement solide. L’emboîtement de compromis sociaux s’est traduit en régulation économique collective : en Allemagne, les prix ne sont pas formés par une logique de concurrence individuelle, micro-économique, mais par des négociations institutionnalisées et périodiques qui prennent en compte les intérêts de groupes sociaux organisés. Les médiations institutionnelles établissent les compromis où la compétitivité n’est pas incompatible avec le progrès des niveaux de vie, des salaires.

L’annonce de la part de la Bundesbank de ce qu’elle considère être les limites de l’enveloppe possible de la demande globale est incorporée dans les prix et contribue à encadrer les conflits sociaux. Finalement, l’analyse de l’expérience du cas allemand, durant ces deux dernières décennies, nous montre que c’est le pays où les salaires réels ont continué à augmenter où l’emploi a été le mieux préservé, et donc qu’il existe la possibilité d’un modèle alternatif qui peut reprendre vigueur, si au niveau européen il devient le modèle « phare ». L’expression démocratique en Allemagne n’a pas subi le désintérêt qu’elle a connu ailleurs et les syndicats sont toujours extrêmement puissants, etc. L’Europe peut et doit devenir un pôle de cohérence monétaire si elle veut continuer à exister dans la compétition comme un pôle actif et capable d’engendrer en son sein des emplois qualifiés, du capital intellectuel. C’est cela qui fait de la réussite de sa construction un enjeu formidable, un enjeu vis-à-vis du monde entier. Il faut que l’Europe reste un pôle de création intellectuelle fort, mais aussi un modèle capable de préserver une certaine manière de médiatiser les intérêts sociaux. Certes, ce modèle de régulation a reculé en Scandinavie. Mais il s’agit peut-être d’un recul purement temporaire, car le choc de l’expansion financière des années quatre-vingt a été artificiel en Scandinavie et l’arrivée de la droite au pouvoir n’a fait qu’accentuer cette déstabilisation en conduisant à l’effondrement du système bancaire. Avec l’Allemagne et l’Autriche il existe un pôle d’économie sociale de marché effective, pas nécessairement sociale démocrate, porteur d’une forme de médiation sociale qui. accepte non seulement l’ensemble des contraintes internationales mais arrive aussi à les dominer. Ce qui revient à dire qu’il est possible de faire face à la contrainte extérieure par des moyens qui permettent aux intérêts sociaux de se développer sur une ligne de progrès, même si ce dernier est difficile et ralenti. L’Europe constitue un enjeu formidable aussi, parce qu’elle pourrait représenter un pôle régional doué d’un espace d’organisation suffisamment large, lui permettant d’être compétitive dans l’économie internationale tout en préservant son modèle de développement. La situation qui pourrait s’ensuivre serait alors celle d’une confrontation entre des modèles socio-économiques de développement propres à la réalité de différentes intégrations régionales. En Asie, il va certainement se développer un modèle de régulation du rapport salarial et une forme de progrès extrêmement importante de ce point de vue. En Corée, par exemple, les revenus réels de la masse de la population progressent, mais à travers des formes autoritaires d’organisation de la société. Aujourd’hui, il me semble que l’une des caractéristiques dominantes de l’économie mondiale consiste en une phase de constitution de pôles régionaux qui expriment à la fois l’affirmation des modèles de société différents et la nécessité d’une forme originale de régulation monétaro-financière globale. Cette tendance rend possible le développement d’une coordination monétaire plus importante qui devra se réaliser de manière à réduire sensiblement les facteurs d’instabilité financière. Voilà un peu comment je verrai l’évolution des tendances qui s’affirment à l’horizon proche de l’an 2000.

F.A. Pour conclure, quelle serait votre analyse du rôle que les anciens pays de l’Est et notamment l’ancienne Union Soviétique, d’une part et l’Afrique, d’autre part, pourraient jouer dans cette recomposition tendancielle de ces trois principaux axes possibles de recomposition régionale autour de l’Europe, des États-Unis et de l’Asie Orientale ?

M.A . Dans les pays de l’Est européen, la crise structurelle a été très grave et plus profonde que ne l’est la transition chinoise. Cela s’explique notamment par le fait que l’autorité régulatrice de l’État a disparu totalement dans une part de ces pays. Le modèle de type polonais et/ou hongrois est aspiré par l’Europe occidentale. Ce qui permet à ce modèle de réaliser des changements structurels à travers des ajustements macro-économiques suffisamment ordonnés pour permettre à ces deux pays d’accélérer assez rapidement leur processus d’intégration à l’Europe. Certes, ils ne vont pas entrer dans l’Europe monétaire, mais ils vont s’inscrire dans le courant d’échanges européen. L’Europe qui se dessine est fort probablement celle d’un système à plusieurs modes d’organisation, voire à plusieurs vitesses. Cependant, l’extension dé la sphère d’influence du capital européen, liée au développement dés grandes entreprises occidentales, va concerner un certain nombre de pays d’Europe centrale, ceux qui ont suffisamment « avancé » dans le changement structurel pour construire des économies compatibles avec les exigences de rentabilité du capital. Le cas de la Russie reste une énigme. Il s’agit d’une transition dans laquelle l’État a disparu et où les droits de propriété se construisent sans aucune légalité, par le vol, par des formes d’accumulation mafieuses. Ce constat est renforcé par le fait que plus il y a de propriétés collectives à « capturer », plus on est dans un processus chaotique de violence pure. Mais, une telle dynamique peut-elle aboutir à une recomposition ? De toute manière, le processus sera beaucoup plus long que pour les autres pays d’Europe centrale, car je ne vois pas l’État se reconstituer rapidement en Russie. Je ne crois pas non plus qu’il puisse y avoir le retour d’un ordre autoritaire autour d’un chef charismatique ou par la voie d’un coup d’État militaire. De toute manière les mécanismes actuels des conflits en Russie ne laissent pas du tout envisager une telle possibilité, car les conflits que l’on voit poindre et éclater çà et là sur le territoire de la Russie sont essentiellement des conflits qui affaiblissent le pouvoir de l’État central et autonomisent de fait des régions à partir de coalitions d’intérêts locaux. Cette situation laisse le champ libre à un processus de type mafieux, mais qui fait une sorte d’accumulation primitive du capital. De ce point de vue, il est essentiel de comprendre qu’à partir du moment où il n’y aura plus rien à voler, où les droits de propriété auront été redistribués de manière sauvage, les protagonistes de cette accumulation mafieuse auront besoin eux-mêmes de produire des règles pour pouvoir continuer à rentabiliser ce qu’ils auront « capturé ». C’est ainsi que je vois la possibilité, pour l’économie, de redémarrer. Mais, il n’est pas sûr que l’intégrité de la Russie puisse être préservée jusqu’à ce que ces conditions soient réunies.

F.A. Comme cela a été fait aux États-Unis, à une autre échelle, avec les « barons voleurs » !

M.A. Absolument, c’est pourquoi ce processus est extraordinairement chaotique et la Russie va traverser une période d’instabilité qui va certainement se prolonger au-delà dé l’an 2000. La Russie est un « ventre mou », car elle est incapable d’agir comme une puissance et ce, durant une période non négligeable malgré lés risqués systémiques liés au nucléaire et à l’environnement. La Russie va donc être un espace avec une souveraineté limitée, en ce sens que seules des ressources occidentales pourront gérer des catastrophes environnementales de dimensions semblables à celles qui se sont déjà produites. Mais il y en aura d’autres ! La Russie restera donc extérieure au jeu des puissances pendant un certain temps.