Icônes 1

Otto Mühl, artiste actionniste autrichien

Partagez —> /

Entretien realisé par Jacques Donguy

La Commune fondée par l’artiste actionniste autrichien Otto Mühl est une expérience sociale qui a débuté en 1969, d’abord à Vienne en Autriche, puis à Friedrichshof à une vingtaine de kilomètres, à l’époque près du rideau de fer. L’expérience, comme laboratoire social, a été soutenue à l’époque par le chancelier autrichien socialiste Kreisky. Peut-être a-t-elle été la seule expérience véritablement communiste, avec une communauté des biens matériels, une communauté sexuelle et une communauté des enfants. Elle s’est terminée symboliquement au moment de la chute du mur de Berlin, en 1989, et est intéressante par sa durée : 20 ans. Des enfants ont ainsi pu être éduqués et formés dans ce cadre, et il serait intéressant que des pédagogues ou des sociologues examinent la façon dont cette expérience a été vécue par ces jeunes. Au niveau sexuel, l’expérience dans les années soixante-dix était très semblable à ce qui a pu se passer en Californie et dans le Sud de la France. Vingt ans après, dans les années 90, Otto Mühl a été poursuivi pour les mêmes faits que cette institutrice qui récemment en France a eu des relations avec un enfant de 14 ans et qui a été condamnée à un mois de prison avec sursis. Otto Mühl, malgré la pétition d’artistes comme Hermann Nitsch et de commissaires d’expositions comme Harald Szeemann, a été condamné à 7 ans fermes dans la prison la plus dure d’Autriche, sans bénéficier, contrairement à l’usage, d’aucune remise de peine, malgré de réels problèmes de santé. Il a continué dans la prison à pratiquer la thérapie par l’art. Le principe de la Commune était d’accueillir tous ceux qui se présentaient, y compris les cas sociaux. Sorti de prison, contrairement à son souhait, il n’a pas pu s’établir en Autriche où il était considéré comme un ennemi public. L’une de ses toiles de 1964, de la grande période de l’actionnisme, a même été lacérée à l’occasion d’une exposition à la Sécession. Dans le contexte de la résurgence de l’extrême droite en Autriche avec Haider, la violence d’un mouvement artistique comme l’actionnisme des années soixante peut s’expliquer par le non-dit de la participation du pays au national-socialisme, comme une sorte d’exorcisme d’un passé monstrueux et non assumé, contrairement à ce qui s’est passé en Allemagne. Quand Hitler a fait son entrée triomphale à Vienne, les juifs ont dû à genoux nettoyer avec des brosses à dents le chemin que devait emprunter le dictateur. Otto Mühl a voulu transgresser la frontière entre l’art et la vie avec son expérience, artistique aussi, de la Commune; il est un des plus grands artistes autrichiens vivants, comme en témoignent ses dernières toiles. Il vit actuellement au sud du Portugal.

JACQUES DONGUY

Dans le cadre des expositions du Département des Arts graphiques, le Musée du Louvre organise une manifestation qui se tiendra du 10 avril au 10 juillet 2000 et qui aura pour titre : « Posséder et détruire. Strategies sexuelles dans l’art d’Occident ». Seront présentes dans ce cadre un certain nombre d’œuvres d’O. Mühl, dont le collage « Geburt » appartenant à la collection Charim-Klocker. Dans son prochain numéro Multitudes reviendra dans sa section « icônes » sur l’actionnisme viennois, avec une contribution et une rétrospective en images par Charim-Klocker.

SAMEDI 11 SEPTEMBRE 1999, ALGARVE

JACQUES DONGUY – Je voudrais que tu nous parles de la Commune comme utopie qui a fonctionné dans la réalité, contrairement à celle de Fourier au dix-neuvième siècle.

OTTO MÜHL – A l’époque, j’avais étudié toutes les Communes historiques, même celles qui ont été des échecs, comme à Onaïda aux États-Unis. Le dirigeant de cette Commune a eu un destin comme le mien : attaqué parce qu’il aurait eu des relations avec des jeunes, il a dû se réfugier au Canada et sa vie a été finie. Mais je suis peut-être sculpté dans un autre bois. Nous avons ici au Portugal la suite de la communauté. Pour moi, la communauté a d’abord été une expérience sociale et je n’avais pas d’idée a priori de la façon dont ça fonctionnerait. J’ai essayé de faire une oeuvre sociale qui était la suite de l’Actionnisme. L’actionniste est un art qui n’est pas seulement théorique, un art qui travaille sous la forme d’un théâtre dans l’espace et sur le besoin de réalité. L’actionniste, c’est quelqu’un qui façonne aussi son environnement et qui emploie des principes de gestaltung (façonnement) actionnistes. Naturellement, j’ai été aussi inspiré par les premières communautés qui se sont développées aux États-Unis. Les anciennes Communes ont souvent été religieuses, comme les Mormons, mais la communauté que j’ai créée n’a rien à voir avec un quelconque côté religieux.

J’ai utilisé des principes de gestaltung actionniste qui pour moi étaient nouveaux, et j’ai naturellement aussi fait des erreurs. Dans ce domaine social, j’étais comme un débutant en peinture qui ne reproduit pas simplement l’image qu’il voit d’une manière naturaliste. Je ne voulais pas faire une copie conforme de la société existante, je voulais construire une nouvelle société, une nouvelle gestaltung qui dépendrait des besoins innés de l’être humain, qui parte de l’être humain et de ce que sont pour moi les véritables droits de l’homme. Par exemple, la relation de couple est une sorte de violence qui enferme les êtres humains dans une prison, c’est un emprisonnement sexuel qui lèse les droits de l’homme parce qu’il ne tient pas compte des besoins sexuels de l’être humain et par là même crée des malades mentaux. L’État a peut être été ponctuellement important, utile pour dompter l’être sauvage, un être complètement déchiré à cause de son néo-cortex, qui doit se séparer de ses origines animales et qui se développe comme un psychopathe, comme un sadique, un criminel qui bouscule et piétine les droits de l’homme. Cela se manifeste par la torture, les poursuites, les inquisitions, avec les bourreaux, ceux qui mettent les gens en croix, ceux qui les coupent en quatre, et c’est là le résultat d’une folie furieuse. Apparemment, cela a été un grand besoin pour l’être humain de tuer l’être humain, de se transpercer les uns les autres. Tout cela ne peut arriver qu’avec un cerveau humain. Il n’y a pas de tigre pour faire la guerre à un autre tigre, mais l’homme peut le faire parce qu’il pense. Et l’homme est capable de garder en lui pendant des dizaines d’années le souvenir de qui lui a fait une fois du mal, et la vengeance reste en lui, tapie dans le cerveau, alors qu’une bête sauvage aurait oublié depuis longtemps. Tout est enregistré dans le cerveau, et l’on sait que Freud a découvert qu’on a beaucoup plus de choses enregistrées dans le cerveau que ce dont on est conscient. Et ça, cela ressort sous forme d’actes absolument horribles, meurtres, dictature…

La folie s’exprime avec Hitler, avec Staline, avec tous ces révolutionnaires comme Fidel Castro qui, bien qu’il me soit sympathique, est malheureusement aussi un meurtrier. Lénine était un criminel, comme Staline. C’est de la folie complète. Aujourd’hui, nous avons la démocratie. A travers cela, on va mieux, parce que les relations sont devenues plus douces. On travaille plus qu’autrefois, parce que la consommation, c’est ce que l’appareil d’État a découvert de nouveau pour nous faire travailler plus volontairement. Le temps de la vie est occupé par le travail. Huit heures par jour de sa vie, l’homme est condamné à faire un travail sans développement émotionnel ou intellectuel, qui le transforme en un idiot émotionnel et le ruine physiquement. Une sorte d’esclavage qui ne lui laisse plus de temps pour baiser. Alors on travaille encore plus, parce qu’entre-temps on est devenu un crétin sexuel, pas seulement à cause du travail, mais aussi à cause de l’éducation qui nous oblige à travailler. On naît sain et on va devenir lentement un crétin sexuel qui est très apprécié par l’État, parce qu’il va bien travailler, bien manger, aimer la mode, beaucoup voyager aussi dans un monde sans sens. Parce que le crétin sexuel est prêt à tout. Il travaille volontiers, il se laisse volontiers exploiter, il aime bien conduire sa voiture, le plus important pour lui est de gagner beaucoup d’argent, pour acheter des femmes qui, s’il n’avait pas d’argent, lui auraient craché au visage.

J’ai été moi aussi un crétin sexuel, on ne se libère pas facilement de ce handicap. Je voulais construire, façonner une société qui pourrait nous dégager de tout cela. Et alors là, je dois avouer que mon système a complètement échoué. Les gens ont passé vingt ans dans la Commune pour essayer de nettoyer leur cerveau de toutes ces saletés, de toutes ces ordures qu’on leur avait inculquées. C’est comme pour les écuries d’Augias, elles étaient tellement sales qu’il a fallu qu’Hercule les nettoie lui-même : il a détourné des fleuves entiers et en une heure il a nettoyé toutes les écuries. Et moi j’ai aussi essayé de détourner un fleuve dans l’écurie, la Commune en était une, et j’ai essayé de le faire passer dans les cerveaux. Beaucoup d’ordures ont été enlevées, mais la saleté revenait toujours. On ne pouvait pas l’enlever de leurs têtes, pourquoi?

Il y avait là presque trois cents personnes et, avec ce nombre, on ne peut pas dire qu’il y ait une communauté, c’est impossible, en fait, c’était beaucoup trop grand. C’était comme une expérience scientifique, une recherche sociale, de façonnement de la société, comme un scientifique qui fait des expériences pour savoir si ceci ou cela correspond à ce dont l’être humain a besoin. A la fin, c’est devenu totalement désordonné, ça m’a dépassé, et j’aurais eu probablement besoin d’une police, de soldats, de commandos pour éviter les actes terroristes, de juges qui auraient fait pendre les gens qui étaient contre le parti, ou alors qui auraient créé un goulag pour les déporter. Dans ce cas-là, la communauté existerait encore, et le chef s’appellerait Otto Doc, et ça serait terrible.

Dans l’Algarve au Portugal où nous sommes maintenant, c’est l’expérience n°2, et cette fois c’est une petite expérience que j’ai représentée dans des tableaux réduits à trois surfaces de couleurs avec les formes, les couleurs et les proportions de la musique : « Little is beautiful ». C’est une petite expérience, mais très pointue au plan intellectuel pour que l’on puisse voir ce qui se passe, ce qui est trams-visible, transparent. Les plus petits mouvements émotionnels y sont remarqués par tout le monde, alors que dans la grande communauté, on ne s’en apercevait pas. Comme dans l’État, les psychopathes s’étaient camouflés dans l’ombre, et ça ne pouvait pas être amélioré, ça ne pouvait qu’être dissous. Et de ce point de vue, je suis très reconnaissant que ce soit maintenant du passé. Parce que sinon, je ne serais pas arrivé à faire l’expérience n°2. La première a été une grande expérience, et la n°2 est petite, avec des gens choisis, ceux qui ont eu le courage après de continuer. On est 14 et, en fait, on s’aperçoit que ce nombre ne devrait pas être dépassé. Sinon on perd le contact avec les gens. Maintenant, on a instauré la propriété privée, chacun est responsable de sa vie. Avec la propriété collective, si une bicyclette était cassée, personne ne s’occupait de la réparer. On a dû installer un petit atelier, créer une association pour réparer les vélos pour qu’il y ait quelqu’un qui s’en occupe, alors qu’avec la propriété privée, chacun s’occupe de son vélo. Le fait que chacun s’occupe de ses affaires a beaucoup d’avantages, on a la liberté de se dire que, si ça ne me plaît pas, je peux m’en aller, alors qu’avec la propriété collective, quand la personne part, elle n’a rien. Bien sûr on m’a reproché ces défauts comme si j’étais responsable. Mais en fait tout était dans la structure même de l’expérience et, moi-même, je n’étais pas vraiment assez mûr pour faire ça, parce que j’étais un débutant, et que j’ai fait beaucoup de fautes que naturellement aujourd’hui je ne ferais plus. Mais à partir du moment où on agit, où l’on fait quelque chose, on prend des risques, surtout dans un domaine qui n’est pas connu.

APRÈS-MIDI DU I1 SEPTEMBRE, APRÈS SON COURS DE PEINTURE

OTTO MÜHL – Je crois que le façonnement artistique est le seul travail qui est en fait intéressant à faire, qui est créatif. Un scientifique aussi est très créatif, avec les trouvailles qu’il fait. Dans la société économique, il y a aussi des gens très créatifs, mais d’une autre façon. L’art a à voir plus spécialement avec l’inconscient, il rend visible l’inconscient, et aussi il lui donne une signification. Il permet que la libido puisse être représentée et avoir un effet sur la société et surtout sur soi-même. J’ai remarqué que les débutants sont très peureux, ils veulent dessiner l’image naturelle et ils n’arrivent pas à une vraie représentation, qui en fait a des critères différents.

On le voit aussi dans le développement de Cézanne et son courage à l’époque de développer des formes. Je pense à ses dernières aquarelles et aussi à quelques peintures à l’huile, où il n’y a plus que des rythmes et où les paysages ne sont presque plus réalisés, mais où il y a une possibilité de relier les différentes parties représentées de la toile. J’ai remarqué que les jeunes qui commencent la peinture sont dans la réalité, malgré leur bouillonnement pubertaire. Ils sont désordonnés, mais leurs tableaux sont par contre très propres. Alors maintenant je propose toujours à mon cours de peinture de faire un visage de manière très correcte, et quand ce portrait est terminé, je dis qu’il y a maintenant un vent de sable, ils mettent alors ce sable sur la toile et on voit encore le paysage. Certains ont beaucoup de retenue, ils font ça avec de la cendre de bois posée sur la toile encore humide. Méthée, qui a 9 ans, était enthousiasmée, et avec ses mains, elle a travaillé le papier, l’a déchiré, elle a pris un couteau et a gratté dans la toile, et par hasard le papier s’est déchiré. Alors elle a tout coupé, tout déchiré, et à partir de ces restes de papier, elle a fait spontanément un collage. Je ne crois pas qu’on doive peindre comme cela, mais je crois que cette expérience montre qu’un artiste doit être très courageux. Déjà il dépend du matériel qu’il utilise, mais il doit avoir aussi le courage intérieur de représenter des choses comme la sexualité, où la provocation est très importante. Il arrive à secouer la morale de la chrétienté et gagne une éthique. Il se promène comme un fantôme sur la tête de chacun avec cette éthique, et alors il arrive à pouvoir tout représenter, les images ou les idées qui vous viennent à l’esprit. Comme dit Freud, on devrait pouvoir tout exprimer, tout ce qui vient à l’esprit par association. Par exemple je serais enthousiasmé par un tableau peint de manière réaliste représentant un prêtre qui passe sa main sous la robe d’une de ses fidèles sur l’autel sacré, et fait ce qu’on appelle des actes sexuels dégoûtants.

JACQUES DONGUY – L’expérience de la Commune a duré 20 ans, donc certains enfants ont vécu dans la Commune depuis leur petite enfance jusqu’à l’âge de 20 ans. Il serait intéressant de voir comment ils ont évolué.

OTTO MÜHL – Presque tous sont nés dans la Commune à part Penthésilée, qui est née dans la Commune n°2 et a un an et demi. Tu vas voir comment ils dansent, ce qu’ils ont comme possibilités d’expression très fortes, et ça on ne peut pas l’apprendre quand on est plus âgé. C’est ce qu’on a appelé dans la communauté la selbsdarstellung, la représentation de soi. Je crois que tu vas être étonné. Moi-même je suis un bon danseur, mais je ne peux pas les suivre. Je leur ai appris la danse, mais ils m’ont dépassé, largement dépassé. En fait je n’ai pas pris très au sérieux l’idée que les jeunes vont reprendre l’expérience, que c’est une génération qui pourrait changer, qui est changée, mais ils ont une puissance probablement dissimulée dans la société normale, recouverte comme d’une couverture par l’école, la relation de couple, le bureau. Konrad Lorenz a écrit que pendant la puberté, les jeunes se révoltent et après cette révolte, ils retournent dans la société normale et raisonnable et la plupart du temps s’y intègrent : ça serait très bien si la société s’écroulait et que de cette manière-là, les jeunes arrivaient à s’imposer avec leurs idées. Mais c’est aussi très important de savoir où ils ont grandi et quelle image du monde leur a été transmise. Par exemple à Friedrichshof, une partie des jeunes est née dans la communauté, mais leurs parents sont des gens, entre autres, dans l’immobilier, devenus très riches, qui sont retournés là d’où ils venaient.

Ils vivent maintenant en relations de couple et parmi leurs enfants, certains sont assez agressifs, ou bien hystériques, un peu fous, parce que les parents vivent cette vie normale de la petite famille en relation de couple, et la profession qu’ils font leur transmet cette image du monde. Beaucoup de communards sont devenus des maris et des femmes très bourgeois, certains évitent de dire qu’ils ont été dans la communauté, parce qu’ils sont gênés. D’autres disent qu’ils ont perdu 15 ou 20 ans de leur vie. Au moins, pendant ce temps, ils ont fait moins de dégâts écologiques, ils ont moins consommé, ils ont fait moins de voyages, de sorties. Il y avait, à l’époque de la communauté, à peu près 6 à 7 voitures, maintenant pour le même nombre de gens, il y en a à peu près 70.

JACQUES DONGUY – Il y a eu une première Commune à Vienne, à la Praterstrasse avant Friedrichshof.

OTTO MÜHL – Beaucoup disent qu’à la Praterstrasse, c’était vraiment bien. Je n’étais pas encore mégalo à l’époque. Mais après, à Friedrichshof, la plus grosse communauté – il y a eu jusqu’à 500 personnes – on avait une gérance centrale. Et là en fait, on a été presque un État fonctionnaire, on devait prendre des décisions de loin pour des gens qu’on connaissait à peine en réalité. J’ai connu la même situation en prison, et je peux m’imaginer combien c’est désagréable d’être dépendant de cette centrale, de savoir que le ministre de la Justice décide de tout.

Dans le parloir, on était séparé. Un jour, une commission du ministère de la Justice a décidé de mettre une caméra pour tout contrôler sans arrêt, pour supprimer des employés, et a fait enlever les paravents qui permettaient une intimité. Résultat, plus personne n’est allé là où il y avait cette caméra.

La commission est revenue, et l’a enlevée, mais ils n’ont plus jamais remis les paravents.

JACQUES DONGUY – L’expérience à Friedrichshof après Tchernobyl montre comment la Commune a fonctionné par rapport à la société, comme une société dans la société.

OTTO MÜHL – En premier lieu, on a mis nos enfants en sécurité, parce que c’était vraiment dangereux. On est tout de suite partis à Gomera avec les petits pour louer des chambres dans un hôtel. On a invité un scientifique à parler sur le césium et sur ce qu’on devait faire. On a tout fermé, on s’est toujours déshabillé pour entrer et sortir, on a changé de chaussures, on a gratté la terre, on est allé chercher la nourriture ailleurs. On a acheté du lait en poudre parce qu’on savait une partie du lait irradiée. Les enfants ne devaient plus toucher la terre, après on a nourri nos propres cochons qu’on a fait tuer par nos propres charcutiers. On a eu un appareil qui a mesuré les radiations à Friedrichshof, et ce qui était irradié, on ne l’a pas mangé. Après, on a fait notre propre jardin avec les légumes, on a mis des gens en place qui s’en sont vraiment très bien occupés. C’est en fait tout cela qui a provoqué l’idée de partir, parce qu’on savait qu’il y avait d’autres centrales atomiques en Slovaquie. On a trouvé une crique à Gomera comme centre de vacances, et on a transféré aussi l’école à Gomera. Mais cela a provoqué un mauvais climat avec des gens déjà sortis du groupe, et là ils ont commencé à faire du travail dans la presse. On peut dire qu’ils ont lavé le linge sale en public, c’est en fait courant quand on divorce. Le président Kreisky, qui à l’époque nous a beaucoup soutenu et nous avait reçus, avait dit à l’époque : « Je mets ma main sur vous, je vous soutiens, je vous protège », parce qu’il pensait que quelque chose de positif se faisait là. A peine était-il mort, la campagne contre nous a démarré. Un certain Andrea Schlottauer s’est mis avec un autre homme, dont le fils était chez nous. Ce fils avait fui de chez lui et s’était réfugié dans la communauté. C’était un type qui était dérangé, kaput… Entre-temps, il s’était un peu remis d’aplomb et avait repris l’entreprise de son père. Son père a payé Schlottauer pour qu’il puisse tout entreprendre contre moi, me mettre de côté et détruire la communauté de façon que son fils revienne chez lui. J’imagine que ça lui a coûté des millions, il y a eu une association qui a été créée exprès pour ça, il y a eu la presse, la télévision a été payée pour faire des émissions avec des informations qui étaient des histoires pas possibles.

JACQUES DONGUY – Vous avez été condamné pour avoir eu des relations avec des jeunes filles pubères de 14/15 ans?

OTTO MÜHL – Beaucoup d’hommes de la communauté avaient des contacts avec ces jeunes filles, mais les juges n’ont poursuivi que les gens qui étaient les guides de la communauté. Ma femme Claudia a aussi été arrêtée pour un an, Margit, Violaine ont été poursuivies et ont dû fuir et se réfugier à Marseille. Moi, j’ai pris 7 ans. Mais la sexualité, ce n’était pas en fait le sujet. Pour eux, j’étais un ennemi public, comme les terroristes en Allemagne de la « Bande à Baader ». Ils ont eu par exemple l’idée, parce qu’il y avait tellement d’Allemands qui venaient chez nous à Friedrichshof, tellement de voitures étrangères, d’Allemagne, de France, de partout, de relever tous les numéros des voitures en pensant qu’on était en train de bâtir un nid de terroristes. Et un jour, la police est arrivée, au moins 100 policiers ont encerclé Friedrichshof… L’unité Cobra nous avait visités une fois à la Praterstrasse, en cassant la porte. J’ai dit : « Écoutez, mais calmez-vous, qu’est-ce qui se passe? » Et ils se sont tous calmés quand ils ont vu qu’il n’y avait rien de spécial, qu’on n’avait pas besoin de s’énerver. Il y avait l’enlèvement de Palmers à l’époque, et deux étudiants autrichiens y avaient participé. Ils nous ont retenus une fois quand on partait à Friedrichshof pour savoir si on n’avait pas des armes cachées dans la voiture. Et je crois que j’ai pris 7 ans parce que les juges ont vraiment cru qu’on était un centre de formation pour terroristes, qu’on faisait un travail caché contre l’État. Ils croyaient qu’on était un bordel, qu’arrivaient là des gens assoiffés de sexe. Et ça a pris beaucoup de temps pour leur expliquer que ça n’avait rien à voir avec ça. Et tous ceux qui m’ont attaqué ont dit « Qu’est-ce qu’on a souffert sous la pression du groupe! » si bien que le procureur a crié : « Écoutez, mais c’était pire qu’en Allemagne nazie, on leur a pris la liberté! » On avait en fait construit un mur à Friedrichshof parce qu’il y avait toujours des paysans saouls qui piétinaient nos jardins. Ils avaient entendu parler de la libre sexualité, d’un endroit où eux aussi pourraient baiser, et arrivaient saouls à deux heures du matin. Quand j’étais en prison, je devais aller une fois chez le dentiste à Frauenkirche à côté de Friedrichshof. Ma mère était en train de mourir et j’avais demandé sur le chemin si je pourrais la visiter. Le juge a interprété en fait cette demande d’aller voir ma mère sur son lit de mort comme une conspiration. Il s’est vraiment imaginé que j’étais dangereux.

JACQUES DONGUY – La libre sexualité, c’était dans votre esprit casser le schéma familial, père/mère, comme modèle de la société répressive.

OTTO MÜHL – Cela dépend de ce qu’on entend par le mot « famille ». Dans la Commune, la liberté sexuelle n’était pas en fait une bonne chose. Parce qu’avec 200, jusqu’à 300 personnes, disons 150 femmes et 100 hommes ou 150, il manque le contact émotionnel. Je n’ai pas eu des contacts avec tout le monde.

De vrais contacts intensifs, j’en ai eu peu. On se désigne comme « famille », mais on est une famille agrandie. Maintenant, chacun se connaît bien, on est plusieurs couples à vivre ensemble.

Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que les femmes sont dominantes, alors que les hommes ont des difficultés. C’est probablement dû à l’éducation patriarcale, à une fierté que les hommes ne peuvent pas abandonner. C’était comme ça aussi dans la première Commune, à travers la masse de gens qui est arrivée, jusqu’à plus de 700 personnes. Naturellement, ce nombre a eu des conséquences sur la qualité. Aujourd’hui, si on était 50 personnes, ce que nous ne voulons pas, on aurait déjà besoin d’une organisation, d’un bureau qui contrôle les départs, il y aurait à nouveau des gens comparables à des fonctionnaires. Tout cela, on n’en n’a pas besoin du fait qu’on est un plus petit nombre. C’est à partir de 1973 que les changements ont commencé, puisqu’il y a eu la liberté sexuelle et le début de la communauté des biens. Avant, on était plutôt une communauté normale. On a commencé avec la thérapie, avec l’analyse actionnelle, la représentation de soi-même, on a fait des fêtes extraordinaires avec de la danse, du théâtre, de la musique, de la littérature, de la peinture, c’était très culturel. C’était une formation artistique dont il ne reste pas grand chose pour les gens, à part qu’ils vont maintenant volontiers au musée, et s’intéressent à l’art. Les gens qui ont repris le contrôle des entreprises de la communauté, qui sont devenus riches, partent maintenant à Cuba, soutiennent des artistes cubains, leur donnent de l’argent, se laissent fêter comme des mécènes, ou bien soutiennent des artistes d’Allemagne de l’Est. Une des directrices de ces entreprises est partie en Russie. Elle a aussi visité Tchernobyl, elle a donné de l’argent. C’est comme cela qu’ils réalisent leur culture.

JACQUES DONGUY – Sur le plan artistique, une question Étiez-vous au courant du travail d’Allan Kaprow, du Happening à partir de 1957-1958, quand vous avez commencé vos Actions en 1963-1964?

OTTO MÜHL – Peut-être en 1964. En 1963, je ne crois pas. En 1963, pendant l’été, on a fait la Fest des psycho-physischen Naturalismus dans le vingtième arrondissement de Vienne. Kiki Kugelnik, un peintre mort il y a peu de temps, nous a rejoints. Je lui ai raconté ce qu’on avait fait pendant cette fête. On voulait jeter un buffet de cuisine du quatrième étage sur une toile. On l’aurait rempli de confitures, de cornichons, de tout ce qui est possible et imaginable, aussi de lessive, des choses qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Et on a demandé à Armande Kafka, qui vivait en haut, si ça la dérangerait si l’on jetait par la fenêtre, dans deux jours, un buffet de cuisine.

Elle a donné son accord. Mais deux jours après il s’est passé tout autre chose : on a été entouré par la police, le Stadt Hauptman avec son téléphone dirigeait l’opération. Alors quand on a voulu commencer notre action avec Nitsch, on n’a pas pu le faire. Parce qu’ils ont crié : « Sortez de là! ». Moi, je voulais faire l’ensevelissement de Vénus avec Annie Brus, la femme de Gunther Brus. On avait des cerises et des prunes, des légumes, des haricots, de la farine. Je l’aurais couverte de tout cela dans la baignoire. La cave a été tout de suite envahie par la police. Il y avait une musique de Logetitis, qui était très connu, un pianiste autrichien qui a fait de la musique très moderne avec des bruits. La police a dit : « Et en plus, ils ont joué une musique qui était excitante pour les gens ». On avait écrit un manifeste où l’on disait que tout doit être vécu par les sens. C’est la signification de l’action matérielle de travailler avec du matériel, et eux ils ont pensé tout de suite sexuel, réveiller les sens sexuels. Ils nous ont enfermés 14 jours, parce que l’action n’avait pas été déclarée à l’avance. Nitsch avait déjà son agneau, on l’a jeté dans le canal du Donau, et un passant l’a vu. Alors la Criminelle est venue. Ils nous ont arrêtés, on leur a expliqué, on a de nouveau eu une amende. Un ami m’a raconté que la police autrichienne nous tenait pour de vrais criminels et que nous n’étions pas des artistes. Je crois que les juges sont tous criminels. Freud dit en 1910, au cours d’une conférence sur le choix des professions que le juge est un meurtrier inné, un névropathe obsédé, toujours prêt à tuer et qui ne peut éviter cette névrose que dans la mesure où il tue ou condamne à tuer au nom de la loi. En 1963, je ne connaissais pas Kaprow. Je l’ai vu une fois à Berlin, et en 1968 ou 69 : il a fait un happening où il a élevé un mur et l’a recouvert de confiture. Après, je l’ai revu en 1970 à la galerie St Stephan à Vienne où il a fait une conférence. De Beuys, j’avais vu aussi une action où il avait des chaussures de plomb et un bouquet de fleurs qu’il a épinglé sur le mur. Il a cueilli ces fleurs avec moi à Neusiedl Am See où on a rendu visite à ma mère. Il les a clouées au mur, et il a bougé comme un magicien. Il a fait un tas de graisse dans un coin. La femme qui a photographié cette action aurait eu une apparition, c’était très mystique les tas de graisse dans les coins. Parce que les enfants, ils font volontiers caca dans les coins. Et les bébés de un ou deux ans se mettent de la merde partout. S’il n’avait pas été tant soit peu mystique, il n’aurait pas représenté ça au niveau symbolique. On doit être direct. Et ne pas faire sa propre censure. C’était quand même très beau, je le reconnais.

LE DIMANCHE 12 SEPTEMBRE 1999

JACQUES DONGUY – Pour l’action Art et Révolution à l’université de Vienne en 1968, qu’avez-vous fait? On sait que Brus a chié sur le drapeau autrichien tout en chantant l’hymne national.

OTTO MÜHL – Moi, j’ai organisé un concours : celui qui pisse le plus loin. On a fait ça sur les tables de la salle de conférences de l’université, tous nus. Ils se sont tous mis en position. Ils ont fait le chant du coq, cocorico et c’est parti. On a mesuré. Je ne me rappelle plus qui a gagné le premier prix. Il y avait un deuxième concours avec des bouteilles de bière.

On a fait comme si on se branlait, et alors la mousse est sortie des bouteilles de bière. Pour la troisième action, il y avait Olschwesky qui était masochiste. Il a dit : « Je le fais que si je peux lire mes poèmes porno ». Il travaillait dans un journal, et il avait peur qu’on lui retire ses titres académiques, de perdre son job. J’avais un peignoir de bain, et alors, avec une ceinture en cuir, je l’ai frappé. Des professeurs étaient là. Un professeur de géographie a raconté plus tard qu’il avait vu du sang couler. Naturellement, ce n’était pas vrai. Olschwesky a lu ses poèmes pornographiques.

En fait, pour ma première action, j’ai tenu un discours contre John Kennedy qui venait d’être assassiné et j’ai dit en particulier : « Tuons Jacky! ». Au procès, le juge s’est énervé là-dessus. En effet, un groupe de juges autrichiens avait été invité à Chicago et à Washington et reçu par Kennedy : « l’Autriche est en deuil. Celui-là, il se permet tout, vraiment, et même avec Jacky Kennedy! ». Je lui ai répondu : « Vous n’avez jamais lu James Joyce ». Peter Weibel a tenu un discours, un bras dans le plâtre avec un bandage, il a mis de l’alcool à brûler dessus et l’a fait flamber, en parlant d’un ministre qui avait un handicap de la main. Oswald Wiener était à l’époque vendeur chez Olivetti. C’était très rare à l’époque que quelqu’un connaisse quelque chose aux ordinateurs. Il a tenu une conférence en écrivant sur le tableau. Personne n’a rien compris, parce que personne n’y connaissait rien. Et au procès, il a dit qu’il n’était pas au courant de ce qui allait être fait, qu’il voulait juste faire sa conférence sur les ordinateurs. Il avait le dos tourné, et s’il avait vu ce dont il s’agissait, il se serait tout de suite arrêté. C’est pour cela qu’il n’a pas été condamné.

Brus, qui a chanté l’hymne national en faisant caca sur le drapeau a pris 6 mois. Le procureur Müller a dit : « Vous prétendez que vous faites de l’art, monsieur. Et moi je me demande comment vous pouvez chier juste à la seconde où il faut. » Maintenant il est procureur général à Vienne, il collectionne les tableaux de Brus et admire l’actionnisme.

JACQUES DONGUY – A propos de Nitsch, quel était son rapport à la religion? Il y a une certaine ambiguïté….

OTTO MÜHL – Il fait apparemment une fixation sur le catholicisme et c’est presque du blasphème, un prêtre blasphémateur. Il est passionné par ce thème. Il aime l’histoire de la Passion, il en reprend beaucoup d’images. Il aime aussi les cultes anciens, il n’est pas que chrétien. Moi, j’ai en fait développé les actions sous la forme de représentations de soi. J’ai quitté le matériel, je suis allé vers des actions psychologiques dans le sens thérapeuthique, avec des jeux de rôles, ce qu’on a appelé la représentation de soi-même. A l’époque, je m’étais déjà dégagé du matériel, et j’ai eu ces confrontations directes avec le public.

A Braunschweig, de très nombreux étudiants étaient dans la salle, tous assis. J’étais nu. Et je suis allé nu dans le public. Je voulais tuer une oie. Une femme s’est précipitée sur moi et a crié : « Cochon! ». Elle m’a attaquée, elle m’a pris l’oie des mains, je la lui ai donnée tout de suite : « Comme ça, tu as quelque chose à manger! » Elle m’a tapé avec le pied, je l’ai tenue par le pied, et j’ai fait des plaisanteries. Tout le monde a ri. C’était en décembre 1969, j’avais été invité à l’École Supérieure d’Art pour faire une action de Noël.

Traduction en direct : Danièle Roussel