Philosophie française contemporaine

Panorama de la philosophie francaise contemporaine

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Conférence à la Bibliothèque Nationale. (Buenos Aires, le 1er juin 2004.) Je voudrais vous présenter quelques remarques sur la
philosophie française en commençant par un paradoxe : ce qui est le plus
universel est aussi, en même temps, le plus particulier. C’est ce que Hegel
appelle l’universel concret, la synthèse de ce qui est absolument universel,
qui est pour tous, et de ce qui en même temps, a un lieu et un moment
particuliers. La philosophie est un bon exemple ; comme vous le savez, la
philosophie est absolument universelle, la philosophie s’adresse à tous
ˆsans exception-, mais il y a en philosophie de très fortes particularités
nationales et culturelles. Il y a ce que j’appellerais des moments de la
philosophie, dans l’espace et dans le temps. La philosophie est donc une
ambition universelle de la raison et, en même temps, elle se manifeste par
des moments entièrement singuliers. Prenons deux exemples, deux moments
philosophiques particulièrement intenses et connus. D’abord, le moment de la
philosophie grecque classique, entre Parménide et Aristote, entre le Vème et
le IIIème siècle av. J.-C., moment philosophique créateur, fondateur,
exceptionnel et finalement assez court dans le temps. Puis nous avons un
autre exemple, le moment de l’idéalisme allemand, entre Kant et Hegel, avec
Fichte et Schelling, encore un moment philosophique exceptionnel, entre la
fin du XVIIIème siècle et le début du XIXème siècle, un moment intense,
créateur et, là aussi, dans le temps, un moment court. Je voudrais donc
soutenir une thèse historique et nationale : il y a eu ou il y a, selon où
je me mets, un moment philosophique français qui se tient dans la deuxième
moitié du XXème siècle et je voudrais essayer de vous présenter ce moment
philosophique, comparable ˆtoute proportion gardée- aux exemples que je vous
donnais précédemment, au moment grec classique et au moment de l’idéalisme
allemand. Prenons cette deuxième moitié du XXème siècle : L’être et le
néant, oeuvre fondamentale de Sartre paraît en 1943 et les derniers écrits de
Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, datent du début des années
quatre-vingt-dix. Entre 1943 et la fin du XXème siècle, se développe le
moment philosophique français ; entre Sartre et Deleuze, nous pouvons nommer
Bachelard, Merleau-Ponty, Lévi-Strauss, Althusser, Foucault, Derrida, Lacan
moi-même, peut-être
nous verrons. Ma position particulière est, s’il y a eu
un moment philosophique français, d’en être peut-être le dernier
représentant. C’est cet ensemble situé entre les ?uvres fondamentales de
Sartre et les dernières ?uvres de Deleuze que j’appelle philosophie
française contemporaine et dont je voudrais parler. Il constitue à mon avis
un moment philosophique nouveau, créateur, singulier et en même temps
universel. Le problème est d’identifier cet ensemble : qu’est-ce qui s’est
passé, en France, en philosophie, entre 1940 et la fin du siècle ? Qu’est-ce
qui s’est passé autour de cette dizaine de noms propres que j’ai cités ?
Qu’est-ce qu’on a appelé existentialisme, structuralisme et déconstruction ?
Y a-t-il une unité historique et intellectuelle de ce moment ? Et laquelle ?

Voilà les questions que je voudrais poser avec vous ce soir. Je vais le
faire de quatre façons différentes. A partir de la question de l’origine :
d’où vient ce moment ? Quel est son passé ? Quelle est sa naissance ? Puis
en énonçant les principales opérations philosophiques propres à ce moment
dont je parle. Ensuite, interviendra une question tout à fait fondamentale
qui est le lien de tous ces philosophes avec la littérature, et plus
généralement le lien entre philosophie et littérature dans cette séquence.
Et en quatrième lieu, je parlerai de la discussion constante, pendant toute
cette période, entre la philosophie et la psychanalyse. Question d’origine,
question d’opérations, question du style et de la littérature, question de
la psychanalyse, tels seront mes moyens pour tenter d’identifier cette
philosophie française contemporaine.

Alors d’abord, l’origine. Pour penser cette origine, il faut
remonter au début du XXème siècle où s‚opère une division fondamentale de la
philosophie française : la constitution de deux courants véritablement
différents. Je donne quelques repères : en 1911, Bergson donne deux
conférences très célèbres, à Oxford, et publiées dans le recueil de Bergson
qui a pour titre La pensée et le mouvement, et en 1912, en même temps donc,
paraît le livre de Brunschvicg qui a pour titre Les étapes de la philosophie
mathématique. Ces deux interventions philosophiques interviennent juste
avant la guerre de 14. Or, ces deux interventions indiquent l’existence de
deux orientations extrêmement différentes. Dans le cas de Bergson, nous
avons ce qu’on pourra appeler une philosophie de l’intériorité vitale : la
thèse d’une identité de l’être et du changement, une philosophie de la vie
et du devenir. Cette orientation continuera pendant tout le siècle jusqu’à
Deleuze inclus. Dans le livre de Brunschvicg, on découvre une philosophie du
concept appuyée sur les mathématiques, la possibilité d’une sorte de
formalisme philosophique, une philosophie de la pensée ou du symbolique et
cette orientation a continué pendant tout le siècle, en particulier, avec
Lévi-Strauss, Althusser ou Lacan.

Nous avons donc au début du siècle ce que j’appellerais une figure divisée
et dialectique de la philosophie française. D’un côté, une philosophie de la
vie; de l’autre, une philosophie du concept. Et ce problème vie et concept
va être le problème central de la philosophie française, y compris dans le
moment philosophique dont je parle, celui de la deuxième moitié du XXème
siècle.

Avec une discussion sur vie et concept, il y a finalement une
discussion sur la question du sujet, laquelle organise toute la période.
Pourquoi ? Parce qu’un sujet humain, c’est à la fois un corps vivant et un
créateur de concepts. Le sujet est la part commune des deux orientations :
il est interrogé quant à sa vie, sa vie subjective, sa vie animale, sa vie
organique; et il est aussi interrogé quant à sa pensée, quant à sa capacité
créatrice, quant à sa capacité d’abstraction. Le rapport entre corps et
idée, entre vie et concept va organiser le devenir de la philosophie
française et ce conflit est présent dès le début du siècle avec Bergson d’un
côté et Brunschvicg de l’autre. Nous pouvons donc dire que la philosophie
française va constituer peu à peu une sorte de champ de bataille autour de
la question du sujet. Kant est le premier à définir la philosophie comme un
champ de bataille, dont nous sommes tous des combattants, plus ou moins
fatigués. La bataille centrale de la philosophie dans la deuxième moitié du
siècle va être une bataille autour de la question du sujet. Je donne très
rapidement quelques repères : Althusser définit l’histoire comme un
processus sans sujet et le sujet comme une catégorie idéologique; Derrida,
dans l’interprétation de Heidegger, considère le sujet comme une catégorie
de la métaphysique, et Lacan, lui, crée un concept du sujet – pour ne rien
dire de la place centrale du sujet chez Sartre ou chez Merleau-Ponty. Donc
une première manière de définir le moment philosophique français serait de
parler de bataille à propos de la notion de sujet, parce que la question
fondamentale y est la question du rapport entre vie et concept, et que
celle-ci n’est, en définitive, que l’interrogation fondamentale sur le
destin du sujet.

Remarquons, sur ce point des origines, qu’on pourrait remonter plus loin et
dire, en fin de compte, qu’il y a là un héritage de Descartes, et que la
philosophie française de la deuxième moitié du siècle est une immense
discussion sur Descartes. Car Descartes est l’inventeur philosophique de la
catégorie de sujet et le destin de la philosophie française, sa division
même, est une division de l’héritage cartésien. Descartes est à la fois un
théoricien du corps physique, de l’animal-machine, et un théoricien de la
réflexion pure. Il s‚intéresse donc, en un certain sens, à la physique des
choses et à la métaphysique du sujet. On trouve des textes sur Descartes
chez tous les grands philosophes contemporains : Lacan a même lancé le mot
d’ordre d’un retour à Descartes , il y a un remarquable article de Sartre
sur la liberté chez Descartes, il y a la tenace hostilité de Deleuze à
Descartes, il y a, en définitive, autant de Descartes qu’il y a de
philosophes français dans la deuxième moitié du XXème siècle, ce qui montre
tout simplement que cette bataille philosophique est aussi finalement celle
de l’enjeu et de la signification de Descartes. Les origines nous donnent
donc une première définition de ce moment philosophique comme bataille
conceptuelle autour de la question du sujet.

Mon deuxième temps sera d’identifier des opérations
intellectuelles communes à tous ces philosophes. J’en définirai quatre qui,
je crois, montrent bien la manière de faire de la philosophie et qui sont en
quelque manière des opérations méthodiques.

La première opération est une opération allemande, ou une opération
française sur les philosophes allemands. En effet, toute la philosophie
française de la deuxième moitié du XXème siècle est en réalité aussi une
discussion de l’héritage allemand. Il y a eu des moments tout à fait
importants de cette discussion, par exemple, le séminaire de Kojève sur
Hegel dans les années trente qui a été d’une importance considérable, que
Lacan a suivi et qui a marqué Lévi-Strauss. Ensuite il y a la découverte par
les jeunes philosophes français des années trente et quarante de la
phénoménologie, par la lecture de Husserl et Heidegger. Sartre, par exemple,
a complètement modifié sa perspective lorsque, séjournant à Berlin, il a lu,
directement dans le texte, les ?uvres de Husserl et de Heidegger ; Derrida,
lui, est d’abord et avant tout un interprète absolument original de la
pensée allemande. Et puis il y a Nietzsche, philosophe fondamental aussi
bien pour Foucault que pour Deleuze. On peut donc dire que les Français sont
allés chercher quelque chose en Allemagne, chez Hegel, chez Nietzsche, chez
Husserl et chez Heidegger.

Qu’est-ce que la philosophie française est allée chercher en Allemagne ? On
peut le résumer en une phrase : un nouveau rapport entre le concept et
l’existence, qui a pris beaucoup de noms : déconstruction, existentialisme,
herméneutique. Mais à travers tous ces noms, vous avez une recherche commune
qui est de modifier, déplacer le rapport entre le concept et l’existence.
Comme la question de la philosophie française, depuis le début du siècle,
était vie et concept, cette transformation existentielle de la pensée, ce
rapport de la pensée à son sol vital intéressait vivement la philosophie
française. C’est ce que j’appelle son opération allemande : trouver dans la
philosophie allemande de nouveaux moyens de traiter le rapport entre concept
et existence. C’est une opération parce que cette philosophie allemande est
devenue, dans sa traduction française, dans le champ de bataille de la
philosophie française, quelque chose de tout à fait nouveau. Nous avons eu
une opération tout à fait particulière qui a été, si je puis dire,
l’appropriation française de la philosophie allemande. C’est la première
opération.

La deuxième opération, non moins importante, a concerné la
science. Les philosophes français de la deuxième moitié du siècle ont voulu
arracher la science au strict domaine de la philosophie de la connaissance;
en montrant qu‚elle était plus vaste et plus profonde que la simple question
de la connaissance, en tant qu‚activité productrice, que création et non pas
seulement réflexion ou cognition. Ils ont voulu trouver dans la science des
modèles d’invention, de transformation, pour finalement inscrire la science
non pas dans la révélation des phénomènes, dans leur organisation, mais
comme exemple d’activité de pensée et d’activité créatrice comparable à
l‚activité artistique. L’opération à propos de la science a consisté à
déplacer la science du champ de la connaissance au champ de la création et
finalement à la rapprocher progressivement de l’activité artistique. Ce
processus trouve son aboutissement chez Deleuze qui compare de façon très
subtile et intime création scientifique et création artistique, mais il
commence bien avant comme l’une des opérations constitutives de la
philosophie française.

La troisième opération est une opération politique. Les
philosophes de cette période ont tous voulu engager en profondeur la
philosophie dans la question politique : Sartre, le Merleau-Ponty
d’après-guerre, Foucault, Althusser, Deleuze, ont été des activistes
politiques. À travers cette activité politique, ils ont cherché un nouveau
rapport entre le concept et l’action. De même que chez les Allemands, ils
cherchaient un nouveau rapport entre le concept et l’existence, ils ont
cherché dans la politique un nouveau rapport entre le concept et l’action et
en particulier, l’action collective. Ce désir fondamental d’engager la
philosophie dans les situations politiques revient à modifier le rapport
entre le concept et l’action.

Enfin, la quatrième opération, je l’appellerai une opération
moderne : moderniser la philosophie. Avant même qu’on ne parle tous les
jours de moderniser l’action gouvernementale (aujourd’hui il faut tout
moderniser, ce qui veut souvent dire tout détruire), il y a eu chez les
philosophes français un profond désir de modernité. Cela voulait dire suivre
de près les transformations artistiques, culturelles, sociales, et les
transformations des m?urs. Il y a eu un intérêt philosophique très fort pour
la peinture non-figurative, pour la nouvelle musique, pour le théâtre, pour
le roman policier, pour le jazz, pour le cinéma. Il y a eu une volonté de
rapprocher la philosophie de ce qu’il y avait de plus dense dans le monde
moderne. Il y a eu aussi un intérêt très vif pour la sexualité, pour les
nouveaux styles de vie. Et à travers tout cela, la philosophie cherchait un
nouveau rapport entre le concept et le mouvement des formes : les formes
artistiques, sociales et de la vie. Cette modernisation était la recherche
d’une nouvelle manière pour la philosophie de se rapprocher de la création
des formes.

Ce moment philosophique français a donc été une appropriation
nouvelle de la création allemande, une vision créatrice de la science, une
radicalité politique, une recherche de nouvelles formes de l’art et de la
vie. Et à travers tout cela, il s‚est agi d‚une nouvelle position du
concept, une nouvelle disposition du concept, d‚un déplacement du rapport du
concept à son extérieur : nouveau rapport à l’ existence, à la pensée, à
l’action et au mouvement des formes. C’est cette nouveauté du rapport entre
concept philosophique et extérieur de ce concept, qui a été la nouveauté
générale de la philosophie française au XXème siècle.

La question des formes, la recherche d’une intimité de la philosophie avec
la création de formes est très importante. Evidemment cela a posé la
question de la forme de la philosophie elle-même : on ne pouvait pas
déplacer le concept sans inventer des nouvelles formes philosophiques. Il a
donc fallu transformer la langue de la philosophie et non pas seulement
créer de nouveaux concepts. Cela a engagé un rapport singulier de la
philosophie à la littérature, qui est une caractéristique très frappante de
la philosophie française au XXème siècle. On peut dire c’est une longue
histoire française – en rappelant que ceux qu’au XVIIIème siècle on appelait
les philosophes étaient tous de grands écrivains, Voltaire, Rousseau ou
Diderot, qui sont des classiques de notre littérature et donc des ancêtres
de cette question. Il y a des auteurs entiers en France pour lesquels on ne
sait pas s’ils appartiennent à la littérature ou à la philosophie, Pascal,
par exemple, qui est certainement l’un des plus grands écrivains de notre
histoire littéraire et certainement l’un de nos plus profonds penseurs.

Au XXème siècle, Alain, un philosophe d’apparence tout à fait classique, au
cours des années trente/ quarante, un philosophe non-révolutionnaire et qui
n’appartient pas à ce moment dont je parle, est très proche de la
littérature; pour lui, l’écriture est essentielle et il a produit de
nombreux commentaires de romans ˆ ses textes sur Balzac sont d’ailleurs très
intéressants – et des commentaires de la poésie française contemporaine,
noamment de Valéry. Donc, jusque dans les figures classiques de la
philosophie française du XXème siècle, on note ce lien très étroit entre
philosophie et littérature. Les surréalistes ont eux aussi joué un rôle
important : ils voulaient aussi modifier le rapport à la création des
formes, à la vie moderne, aux arts; ils voulaient inventer de nouvelles
formes de vie. Ce programme était chez eux un programme poétique, mais il a,
en France, préparé le programme philosophique des années cinquante et
soixante. Je voudrais rappeler les liens entre les deux : Lacan ou
Lévi-Strauss ont fréquenté et connu les surréalistes. Il y a donc dans cette
histoire complexe un rapport entre projet poétique et projet philosophique,
dont les surréalistes sont les représentants. Mais à partir des années
cinquante/soixante, c’est la philosophie elle-même qui doit inventer sa
forme littéraire; elle doit trouver un lien expressif direct entre la
présentation philosophique, le style philosophique et le déplacement
conceptuel qu’elle propose. Nous assistons alors à un changement
spectaculaire de l’écriture philosophique. Beaucoup d’entre nous sont
habitués à cette écriture, celle de Deleuze, de Foucault, de Lacan; et nous
nous représentons mal à quel point c’est une rupture extraordinaire avec le
style philosophique antérieur. Tous ces philosophes ont cherché à avoir un
style propre, à inventer une écriture nouvelle; ils ont voulu être des
écrivains. Chez Deleuze ou chez Foucault, vous trouvez quelque chose de tout
à fait nouveau dans le mouvement de la phrase. Le rapport entre la pensée et
le mouvement de la phrase est tout à fait original. Vous avez un rythme
affirmatif tout à fait nouveau; un sens de la formule qui est également
spectaculairement inventif. Chez Derrida, vous trouvez un rapport compliqué
et patient de la langue à la langue, un travail de la langue sur elle-même,
et la pensée passe dans le travail de la langue sur la langue. Chez Lacan,
vous avez une syntaxe spectaculairement complexe qui ne rassemble finalement
qu’à la syntaxe de Mallarmé, héritière directe de la syntaxe de Mallarmé et
donc syntaxe immédiatement poétique.

Il y a donc eu une transformation du style philosophique et des tentatives
pour déplacer les frontières entre philosophie et littérature; il faut
rappeler que Sartre est aussi romancier et dramaturge ce que c’est une
nouveauté, c‚est aussi mon cas. La particularité de cette philosophie
française est de jouer sur plusieurs registres de la langue et de déplacer
la frontière entre la philosophie et la littérature ou entre la philosophie
et le théâtre. Au fond, on pourrait presque dire qu’un des buts de la
philosophie française a été de créer un lieu d’écriture nouveau, un lieu
d’écriture où la littérature et la philosophie seraient indiscernables; un
lieu qui ne serait ni la philosophie comme spécialité, ni exactement la
littérature, mais qui serait une écriture où on ne peut plus distinguer la
philosophie et la littérature, c’est à dire, où on ne peut plus distinguer
entre le concept et la vie, car finalement cette invention d’écriture
consiste à donner une nouvelle vie au concept, une vie littéraire au
concept. À travers cette invention, cette nouvelle écriture, il s’agit
finalement de dire le nouveau sujet, de créer en philosophie la nouvelle
figure du sujet, la nouvelle bataille à propos du sujet. Car il ne peut pas
être le sujet rationnel conscient directement venu de Descartes; il ne peut
pas être, pour le dire plus techniquement, le sujet réflexif; il doit être
quelque chose de plus obscur, de plus lié à la vie, au corps, un sujet plus
vaste que le sujet conscient, quelque chose qui est comme une production ou
une création qui concentre en elle des forces plus vastes. Qu’elle prenne le
mot sujet, ou qu’elle ne le prenne pas, c’est cela que la philosophie
française essaie de dire, de trouver et de penser. C’est pourquoi la
psychanalyse est un interlocuteur, parce qu’au fond, la grande invention
freudienne a aussi été une nouvelle proposition sur le sujet. Ce que Freud a
introduit avec l’idée de l’inconscient c’était précisément que la question
du sujet était plus vaste que la conscience : qu’elle englobait la
conscience mais ne se réduisait pas à la conscience, c’est la signification
fondamentale du mot inconscient.

Il en résulte que toute la philosophie française contemporaine a engagé une
vaste discussion avec la psychanalyse. Cette discussion, en France, dans la
deuxième moitié du XXème siècle, est une scène d’une très grande complexité,
et on pourrait parler uniquement de cela, très longuement, parce qu‚à soi
toute seule, cette scène (ce théâtre) entre la philosophie et la
psychanalyse est absolument révélatrice. Au fond, son enjeu fondamental
c’est la division des deux grands courants de la philosophie française
depuis le début du siècle.

Revenons sur cette division. Vous avez d’un côté ce que
j’appellerais un vitalisme existentiel, qui a son origine dans Bergson, et
passe certainement par Sartre, Foucault et Deleuze; et de l’autre, vous avez
ce que j’appellerais un formalisme conceptuel qu’on trouve chez Brunschvicg
et qui passe par Althusser et Lacan. Ce qui croise les deux, le vitalisme
existentiel et le formalisme conceptuel, c’est la question du sujet. Parce
qu’un sujet est finalement ce dont l’existence porte le concept. On peut
définir ainsi le sujet, pour la philosophie française. Or, en un certain
sens, l’inconscient de Freud occupe exactement cette place ; l’inconscient
est aussi quelque chose de vital ou d’existant qui porte le concept. Comment
une existence peut-elle porter un concept, comment quelque chose peut-elle
être créée à partir d’un corps, c‚est la question centrale, ce pourquoi il y
a ce rapport très intense à la psychanalyse. Évidemment, comme toujours, le
rapport avec celui qui fait la même chose que vous, mais le fait autrement,
est difficile. On peut dire que c’est un rapport de complicité – vous faites
la même chose -, mais c’est aussi un rapport de rivalité – vous le faites
autrement. Et le rapport de la philosophie à la psychanalyse dans la
philosophie française est exactement cela : un rapport de complicité et de
rivalité. C’est un rapport de fascination et d’amour et un rapport
d’hostilité et de haine. C’est pour cela que c’est une scène violente et
complexe.

Trois textes fondamentaux permettent de s‚en faire une idée. Le premier est
le début du livre de Bachelard, publié en 1938, qui s’appelle La
psychanalyse du feu, qui est le plus clair sur cette question. Bachelard
propose une nouvelle psychanalyse, appuyée sur la poésie, le rêve, qu’on
pourra appeler une psychanalyse des éléments : le feu, l’eau, l’air, la
terre, une psychanalyse élémentaire. Au fond, on peut dire que Bachelard
essaie de remplacer la contrainte sexuelle, qui est chez Freud, par la
rêverie, et de montrer que la rêverie est quelque chose de plus vaste et de
plus ouvert que la contrainte sexuelle. On trouve cela très clairement dans
ce début de La psychanalyse du feu.

Le deuxième texte, c‚est la fin de L’être et le néant de Sartre, où il
propose, lui aussi, la création d’une nouvelle psychanalyse, qu’il appelle
la psychanalyse existentielle. Là la complicité/ rivalité est exemplaire. Il
oppose cette psychanalyse existentielle à la psychanalyse de Freud qu’il
appelle une psychanalyse empirique. L’idée est qu‚il propose une vraie
psychanalyse théorique, alors que Freud propose une psychanalyse empirique.

Si Bachelard voulait remplacer la contrainte sexuelle par la rêverie, Sartre
veut remplacer le complexe freudien, c’est-à-dire la structure de
l’inconscient, par ce qu’il appelle le projet. Ce qui définit un sujet pour
Sartre ce n’est pas une structure, névrotique ou perverse, mais un projet
fondamental, un projet d’existence. Nous avons là aussi un exemple parfait
de combinaison entre complicité et rivalité.

La troisième référence est le chapitre quatre de L’Anti-?dipe de
Deleuze et Guattari, où il est, là aussi, proposé de remplacer la
psychanalyse par une autre méthode que Deleuze appelle la schizoanalyse, en
rivalité absolue avec la psychanalyse au sens de Freud. Ceci est
extraordinaire : trois grands philosophes, Bachelard, Sartre et Deleuze ont
proposé de remplacer la psychanalyse par autre chose.

Bachelard, c‚est la rêverie plutôt que la contrainte sexuelle;
Sartre, le projet plutôt que la structure ou le complexe; et Deleuze, le
texte est tout à fait clair, c’est la construction plutôt que l’expression ˆ
son grand reproche à la psychanalyse étant qu’elle ne fait qu’exprimer les
forces de l’inconscient alors qu‚elle devrait le construire. Deleuze dit
expressément : remplaçons l’expression freudienne par la construction qui
est à l’?uvre dans la schizoanalyse.

Tout cela dessine comme une sorte de paysage philosophique que je vais
récapituler devant vous.

En termes d’objectifs, il y a eu un programme philosophique et
je crois qu’un moment philosophique se définit par un programme de pensée.
Bien sûr, les philosophes sont très différents et le programme est traité de
manière très différente. Nous pouvons voir ce qu’il y a historiquement de
commun, non pas les ?uvres, non pas le système, non pas même les concepts
mais le programme. Quand la question est forte et qu’elle est partagée, il y
a un moment philosophique, avec une grande diversité de moyens, d’?uvres et
de philosophes.

Alors, qu’était ce programme, au cours des cinquante dernières années du
XXème siècle ?

Premièrement, ne plus opposer le concept à l’existence, en finir avec cette
séparation. Montrer que le concept est vivant, qu‚il est une création, un
processus et un événement et qu‚à ce titre il n’est pas séparé de
l’existence.

Deuxième point, inscrire la philosophie dans la modernité, ce qui veut dire
aussi la sortir de l’académie, la faire circuler dans la vie. La modernité
sexuelle, artistique, sociale, il faut que la philosophie soit mélangée à
tout cela.

Troisième point du programme, abandonner l’opposition entre philosophie de
la connaissance et philosophie de l’action. Cette grande séparation qui
était chez Kant, par exemple, entre raison théorique et raison pratique;
abandonner cette séparation donc et montrer que la connaissance est
elle-même une pratique, que même la connaissance scientifique est en réalité
une pratique.

Quatrième point, situer directement la philosophie sur la scène politique
sans passer par le détour de la philosophie politique, inscrire frontalement
la philosophie sur la scène politique. Tous ont voulu inventer ce que
j’appellerais le militant philosophique, et faire de la philosophie une
pratique militante, dans sa présence, dans son mode d’être. Non pas
simplement une réflexion sur la politique, mais réellement une intervention
politique.

Cinquième point, reprendre la question du sujet, abandonner le modèle
réflexif et donc, discuter avec la psychanalyse, rivaliser avec elle et
faire aussi bien qu’elle, sinon mieux qu’elle.

Enfin sixième point, créer un style philosophique, un nouveau style de
l’exposition philosophique et donc, rivaliser avec la littérature. Au fond,
inventer une deuxième fois, après le XVIIIème siècle, l’écrivain philosophe,
le recréer.

C’est cela le moment philosophique français, son programme et sa grande
ambition. Je crois qu’il y avait là un désir essentiel ; après tout, toute
identité est identité d’un désir. Il y avait un désir essentiel de faire de
la philosophie une écriture active, c’est-à-dire, le moyen d’un nouveau
sujet, l’accompagnement d’un nouveau sujet. Et donc, de faire du philosophe
autre chose qu’un sage, en finir avec la figure méditative, professorale ou
réflexive du philosophe. Faire du philosophe autre chose qu’un sage, c’est
faire de lui autre chose que le rival d’un prêtre. Faire de lui un écrivain
combattant, un artiste du sujet, un amoureux de la création. Ecrivain
combattant, artiste du sujet, amoureux de la création, militant
philosophique, ce sont des noms pour ce désir qui a traversé cette période
et qui était que la philosophie agisse en son propre nom. Tout cela me fait
penser à une phrase de Malraux qui, lui, l’attribue à de Gaulle dans son
texte Les chênes qu’on abat : la grandeur est un chemin vers quelque chose
qu’on ne connaît pas. Je crois que la philosophie française de la deuxième
moitié du XXème siècle, le moment philosophique français, a au fond proposé
à la philosophie de préférer le chemin à la connaissance du but, l’action ou
l’intervention philosophique à la méditation et à la sagesse. Elle a été une
philosophie sans sagesse, ce qui lui est aujourd’hui reproché.

Mais le moment philosophique français a au fond souhaité la grandeur plutôt
que le bonheur. Je crois que nous avons désiré quelque chose de tout à fait
spécial, qui est en effet problématique : nous avons désiré être des
aventuriers du concept. C’est au fond désirer non pas une séparation claire
entre vie et concept, non pas que l’existence soit soumise à l’idée ou à la
norme, mais que le concept lui-même soit un chemin dont on ne connaît pas
forcément le but. Après l’époque des aventuriers vient généralement l’époque
de l’ordre. C’est le problème. On le comprend : il y avait dans toute cette
philosophie un côté pirate, Deleuze disait volontiers nomade.

Aventuriers du concept me paraît être la formule qui pourrait nous
réconcilier tous, et c’est pourquoi je dirais qu’il y a eu en France, au
XXème siècle, un moment d’aventure philosophique.