La marche du temps

Pensée critique et catastrophe ordinaire

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Aujourd’hui la pensée médiatisée (et ses succédanés nobles) fonctionne hystériquement dans tous les sens. Elle ne s’arrête à rien. Tout va, rien ne va ! Qu importe, pourvu que les intellectuels commentent sans se lasser en faisant taire leurs propres interrogations. C’est l’indifférence multipliée à l’infini, projetée n’importe comment sur n’importe quoi, qui doit l’emporter. La pensée n’a pas à s’inquiéter, elle doit seulement se préoccuper de ne pas penser ce quelle pourrait penser, c’est-à-dire les pratiques, les événements, les confrontations des hommes dans la société et le monde. Au fond, il faut qu’elle se borne à enregistrer des agencements et des modifications de dispositifs, qu’elle se borne à dire une chose à un moment donné pour se contredire ensuite en ricanant béatement. On est ainsi prêt à lui pardonner beaucoup, car elle est enfin la pensée réconciliée avec le vide et son trop-plein, avec l’ordre et le désordre conjugués, celle dont on a besoin pour entrer dans le vingt et unième siècle à reculons et ne plus rien voir.

Paradoxalement, cette déraison cynique, ce nihilisme décati de la jouissance dans le non-sens nous livrent de précieuses indications sur ce que peut être une pensée critique à l’heure actuelle. Elle est d’abord rupture avec le discours de l’indifférence et de la soumission à l’instant, pour chercher à déchiffrer ce qui fait sens dans les mouvements qui parcourent et secouent la société. Quand les lycéens des banlieues françaises descendent dans la rue, ils mettent des plaies à nu, le délabrement du système éducatif, les difficultés à vivre et à travailler dans les grandes concentrations urbaines. En même temps ils dessinent les contours d’un autre avenir pour eux, donc d’un autre avenir pour la société. Ils interrompent des successions mornes remplies d’absurdités pour créer l’événement et pour dire que tout n’a pas été dit. Ils nous font savoir que le changement social, ce n’est pas seulement les effets des contraintes économiques et technologiques mais aussi les réactions et les mobilisations de ceux qui constituent les tissus ou les trames essentiels de nos sociétés.

Cela veut dire que la pensée critique ne peut pas s’en tenir au “grand refus” tel que Herbert Marcuse le définissait il y a quelques décennies. Elle n’est pas seulement indignation morale, elle est avant tout travail patient sur des poussées multiples, sur de nouvelles émergences, sur l’établissement de nouveaux réseaux de relations entre ceux qui ne se satisfont pas de l’état de choses actuel. Elle ne peut donc être arrogance, affirmation préalable d’une supériorité sur la marche de la société. Elle ne s’oppose à certaines orientations, à certains mouvements apparemment irrésistibles qu’à partir d’autres mouvements même embryonnaires qu’elle essaye de saisir à la fois dans leur actualité et dans leurs potentialités. Autrement dit, la distance qu’elle prend par rapport au donné est recherche de nouvelles relations avec lui pour secouer ses rigidités et ses déterminismes socialement agencés. Elle s’appuie évidemment sur la réflexion, mais celle-ci est certainement moins que jamais solitaire, parce que l’intellectualité est moins que jamais un domaine réservé. De nos jours, les intellectuels doivent se soumettre à la division du travail, ce qui veut dire aussi que la division du travail s’intellectualise. Il serait, certes, beaucoup trop optimiste, d’avancer qu’il existe quelque chose comme un “intellectuel collectif’ ou un “intellectuel général” capable de prendre en charge les tâches critiques du moment, mais on peut considérer qu’à travers certaines actions collectives s’expriment des courants critiques qui font découvrir d’autres façons de vivre, de travailler et de communiquer, et bien sûr de penser.

C’est cela qui permet d’espérer que les catastrophes ordinaires seront de moins en moins perçues comme naturelles, c’est-à-dire comme le déploiement nécessaire de mouvements de la
société et du monde. Faut-il continuer à se laisser prendre au jeu des dirigeants des grands pays occidentaux qui dépensent beaucoup d’argent pour combattre le fléau de la drogue, mais en même temps développent des politiques économiques et sociales qui favorisent la toxicomanie ? Faut-il continuer à croire dans la “compétence” de tous ces grands décideurs financiers qui, selon les termes mêmes de George Bush, ont transformé l’économie des USA en économie “vaudou “au cours de l’ère Reagan, c’est-à-dire en une économie privilégiant la spéculation au détriment de l’investissement productif? Faut-il accepter le gaspillage de vies humaines que représente le chômage et la société à deux vitesses ? Faut-il accepter l’échec scolaire, les privilèges de formation dans une société qui est de plus en plus une société de production et de transmission des connaissances ? Faut-il s’accommoder des inégalités sociales actuelles ?A fortiori de leur aggravation ? Faut-il accepter que la guerre et la course aux armements sophistiqués aient un tel poids dans le monde de l’après-guerre froide ? Peut-on rester indifférent devant l’aggravation des disparités entre le Nord et le Sud, entre l’Ouest et l’Est ? Devant la dégradation de la situation de deux tiers de l’humanité ?

Sur de telles bases, il ne peut évidemment y avoir de stabilisation des sociétés actuelles, même les plus prospères et encore moins un nouvel ordre international, régi par un droit international crédible et respecté. La mondialisation des processus sociaux et économiques (internationalisation des productions et des échanges, accentuation des migrations) bouleverse sans cesse les équilibres politiques, les rapports de forces, les stratégies des acteurs en présence. Il n’y a plus de puissance, (comme les États-Unis sont en train de le démontrer dans le Golfe) capable de maîtriser les problèmes des zones sensibles de la planète et de garantir le respect de certaines règles (bonnes ou mauvaises). L’interdépendance des régions et des pays à l’échelle mondiale est de plus en plus étroite, mais la cacophonie n â jamais été aussi grande.

Dans ce contexte l’Europe unie qui dispose de beaucoup de moyens et d’une situation privilégiée pourrait avoir un rôle capital en jouant l’ouverture, la coopération, la solidarité avec les autres régions du monde, notamment avec le Sud et l’Europe de l’Est. Or, on constate qu’elle est muette ou inaudible dans les grandes crises internationales comme l’affaire du Golfe, ce qui veut dire quelle se met à la remorque d’un impérialisme déclinant et hystérique (les USA). Il faut être clair: la construction de l’Europe doit être repensée de façon critique et non dans le repliement frileux.