Icônes 22. Peter Weibel

Peter Weibel Les « Télé-actions »

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Peter Weibel a produit, entre 1969 et la fin des années 70, une série de performances et d’installations vidéo qui cherchaient à redonner vie aux images de télévision. Il s’agissait, suivant les cas, de perturber les émissions existantes, d’inventer de nouveaux dispositifs de projection, de transformer les relations acteurs/spectateurs ou de produire de la pensée à partir de ces images.

Peter Weibel has produced between 1969 and the 1970s, a series of performances et video-installations which attempted to infuse life into TV images. He did so by interfering with pre-existing programs, by inventing new arrangements of projection, by transforming the relation between actors and viewers, or by generating thought out of images.
Sous l’appellation de « Télé-actions », Peter Weibel a regroupé une série d’œuvres qu’il a commencée en 1969 et qui s’est prolongée pendant une bonne partie des années 70. Le nom même laisse entendre la nature contradictoire et fascinante du projet. Par définition, les actions sont directes et spontanées. Elles s’inscrivent dans une logique de performance et se déroulent généralement en public. Comme il s’agit d’art, elles ont presque toujours lieu dans des galeries. L’Actionnisme viennois, dont l’heure de gloire venait de passer, en a fourni de bons exemples. D’autres œuvres de Weibel, destinées à la radio, les « Actions-textes », s’inscrivent dans cette même catégorie. Les « Télé-actions » étaient destinées, quant à elles, à la télévision, où les émissions sont en général diffusées de façon anonyme et rituelle. Depuis que le médium télévision existe, la logique de série introduit une distance entre le programme et les spectateurs. Les actions, à l’inverse, créent un lien entre les acteurs et les spectateurs. Lorsque, au cours de l’une d’entre elles, un intrus « interrompait » une émission, le téléspectateur de l’époque le percevait comme un acte d’agression, inattendu dans ce contexte et échappant aux règles. Il se produisait alors un intermezzo, un entracte qui interrompait le programme habituel. Mais le coût du temps d’antenne était tel qu’il ne pouvait s’en produire qu’un seul (et encore, décidé après un temps d’hésitation).

Pour Weibel, un autre aspect des « Télé-actions » résidait dans la conquête de la télévision par l’art. Il ne s’agissait pourtant pas de montrer de l’art à la télévision. L’enjeu était plutôt de « faire » de l’art à la télévision et d’aménager un nouvel espace public pour l’art. Il a pu sembler un temps que les artistes fondaient l’espoir de s’emparer du médium. Les exemples abondent. Les « Télé-actions » se distinguent de ces tentatives par une analyse critique des images de télévision, et donc de la télévision elle-même. Elles l’exposent au déroulement d’un acte qui en fait ressortir tous les clichés. Elles prennent à contre-pied la pseudo-réalité des images de télévision par une intervention qui fait apparaître la télévision pour ce qu’elle est : une pourvoyeuse d’illusions. Weibel entendait alerter les spectateurs, les amener à prendre conscience de l’indigence de ce qu’ils avaient l’habitude de regarder, et du poids des stéréotypes dans ce registre d’images.
Il a pu sembler à cette époque qu’une ère nouvelle s’ouvrait aux images de télévision. En avril 1961, un numéro des Cahiers du cinéma se proposait de comparer la télévision au cinéma. Jean-Claude Bringuier y déplorait déjà, pourtant, la disparition en cours de la « mystique du direct ». Alors qu’il apparaissait que la télévision était directement liée à la transmission d’images en direct, la série dramatique était déjà en train de lui céder la place. Prise comme concept, la « communication » est une vaste plaisanterie : elle ne peut se produire que de manière intersubjective, tandis que la « transmission » obéit à d’autres règles, comme Régis Debray l’a montré (Transmettre, 1997). L’immédiateté est une illusion, y écrivait-il à propos de la télévision. Selon Jacques Derrida (Échographies de la télévision, 1996), également, la télévision produit une « expropriation et une déterritorialisation » qui éloignent les spectateurs de la réalité du « chez-soi ».

Les premiers travaux de Peter Weibel pourraient également être envisagés dans cette perspective. Ils appartiennent à ces années héroïques durant lesquelles tout semblait possible dans l’art. Weibel ne s’était pas contenté d’une position critique vis-à-vis d’un médium de masse, il y trouvait aussi l’occasion d’exprimer quelques idées concernant l’espace (l’identité se constitue ou se fragmente) et le lieu d’apparition des images. Ces questions pourraient inviter à retracer les grandes lignes d’une histoire des images : toujours plus systématisées, toujours plus routinières, elles exercent un pouvoir croissant sur les spectateurs. À certains égards, la télévision semblait s’ingénier à entraver son potentiel, tout en le prenant à la légère ; et c’est cette dégradation que visaient les actions de Peter Weibel.
Il convient de distinguer les « Télé-actions » des vidéos que Weibel a produites dans la même période. La différence tenait moins aux techniques utilisées qu’à l’intention qui y présidait. Une vidéo réalisée par un artiste peut très bien passer à la télévision sans interroger le support, sans y faire explicitement référence. Montrée dans une galerie, la même vidéo peut sembler auto-référentielle, manifestant la présence d’un artiste. C’est ce que Rosalind Krauss avait en ligne de mire en 1976, dans le premier numéro de la revue October. Elle y voyait une caractéristique fondamentale du genre. Elle parlait d’une esthétique narcissique lorsque, par exemple, Vito Acconci se servait d’un écran comme miroir, dans sa vidéo de 1971, Centers. Pour autant, cette attaque ne s’applique pas directement ici parce qu’il s’agissait, avec les « Télé-actions », de la découverte d’un nouveau genre d’art vidéo : un genre qui visait les téléspectateurs et qui les empêchait de regarder leur médium favori comme si de rien n’était.
« TV-news » proposait une expérience relativement inoffensive, où un poste de télévision, placé dans la chambre d’un spectateur, apparaissait comme une simple boîte. Pour la transmission d’images, ce n’était évidemment pas terrible. Un présentateur de journal télévisé connu apparaissait en train de suffoquer à cause de la fumée de son cigare, comme s’il était réellement assis dans le poste. Plus que ça, il tirait des bouffées de cigare pendant qu’il présentait les informations, ce qui en surlignait le caractère transgressif. Dans cette parodie assez violente, les images ne collaient pas avec l’emplacement où les spectateurs les voyaient. Ces « images de télévision » se dérobaient au regard inquisiteur qui voulait en savoir davantage à leur sujet. Dans une autre action, le poste de télévision devenait un aquarium. Un poisson dépérissait à mesure que l’on vidait l’eau. C’était une illusion, bien sûr, mais cela rappelait que les illusions constituent la base des programmes à la télévision.

D’autres œuvres, qui comptent à proprement parler parmi les « Télé-actions », vont plus loin que les expériences précédentes et amplifient les résonances du titre (le jeu « télé » / « actions »). Elles approfondissent le discours critique à l’égard des médias en visant, cette fois, le sujet de la transmission des images. Parmi elles, une œuvre de 1970, Abbildung ist ein Verbrechen (La Représentation est un crime). Le titre renvoie bien sûr à la célèbre formule d’Adolf Loos, mais il renvoie aussi, dans le cas présent, à la superficialité des images dans lesquelles nous nous plaisons habituellement à croire. L’avertissement placé en exergue, « Ein Beitrag zur Telekommunication » (« Une contribution à la télécommunication »), peut être entendu en un sens ironique, mais il peut aussi apporter quelques éclaircissements. On aperçoit l’artiste derrière le viseur d’un Polaroïd. Il est en train de prendre une photo mais le spectateur, vers qui l’appareil semble dirigé, ignore qui est véritablement photographié. Il n’a pas moyen de savoir non plus qui a photographié l’homme à l’appareil. Tandis que se déroulent les trente secondes nécessaires au développement de la photo, le téléspectateur, assis devant un écran noir, n’a strictement rien à voir. C’est alors que l’équipe du film apparaît, avec du son qui plus est. Les rôles d’émetteur et récepteur sont renversés. L’équipe télé se fait photographier tandis qu’elle est en train de filmer, figée par la photo, par un arrêt sur image qui suspend le film en cours. C’est pourtant bien l’équipe, et non le photographe, qui a la capacité de transmettre l’image à la télévision. Les images produisent des images, et le spectateur est un simple figurant dans le processus. Il reste spectateur d’une action qui ne lui est pas destinée, bien qu’elle soit diffusée dans son salon. Un échange de prises de vue se déroule sous ses yeux, entre des producteurs d’images qui représentent deux médias différents. Où est l’image ? Et où suis-je, si j’apparais dans l’image ? Telles sont les questions que le spectateur peut être amené à se poser. Contre toute attente, il vient à douter de figurer encore « dans l’image ».
Si Abbildung ist ein Verbrechen a fait ici l’objet d’une analyse particulière, c’est parce qu’elle montre les caractéristiques fondamentales des « Télé-actions ». Ce sont d’abord des actions, bien sûr, mais ce sont plus encore des réflexions critiques sur les images et leur transmission par les mass-médias. Au cours de leur transmission, les images sont prises dans un court-circuit. Elles sont leur propre référent. Qui veut regarder le monde au-delà d’elles se trouve aussitôt dans de nouvelles images. Le concept même d’« Abbildung », dans le titre de l’œuvre, mérite examen (dissimuler les concepts auxquels il recourt fait partie intégrante de la stratégie de Weibel). Par définition, le concept d’« Abbildung » laisse présager d’une référence à l’objet qu’il figure, mais cette référence n’est pas donnée par les images. Elles la cachent parmi d’autres images. Une autre œuvre, Unsichtbare Grenzen (Frontières invisibles), montre la zone douanière de l’aéroport de Vienne. Si l’on ne parvient à trouver du sens qu’à l’un des éléments de l’œuvre, c’est que l’image a été choisie comme métaphore d’une zone extraterritoriale où d’autres lois s’appliquent, ou, pour rester dans les termes de notre argument, comme métaphore d’une circulation d’images dans les foyers de consommateurs vivant dans un monde uni, sans barrières douanières.

Dans Intervalle, un jeu de reflets inversait le sens de défilement d’une série d’images. La perception de l’espace était ainsi décalée par l’expérience d’une image en abyme. L’artiste avait organisé ce qui pouvait apparaître comme une contrepartie acoustique. Il avait filmé un générateur de son produisant une onde sinusoïdale, une fréquence d’étalonnage. La caméra s’éloignait à intervalle régulier, selon des intervalles mesurables ; le volume diminuant lentement à mesure que la distance s’accroissait. À la fin, on n’entendait plus que le bruit de l’appareil, tandis que le son reproduit disparaissait avec la distance. Dans une version pour l’ÖRF, la radio-télévision publique autrichienne, un poste de télévision remplaçait le générateur. Il était posé dans une avenue géométriquement composée, bordée de hautes haies, dans le parc du château de Schönbrunn. Même sous cet angle, la soi-disant « fenêtre Alberti » du panneau de la Renaissance gardait son caractère emphatique. On pouvait d’abord distinguer clairement l’image en perspective sur son propre écran (telle qu’elle paraissait être) depuis l’image qui rapetissait (et s’éloignait encore) sur le moniteur filmé (une image en abyme). Mais quand le poste de télévision filmé venait à disparaître à l’horizon, on conservait l’image que l’on avait longuement fixée sur l’écran. Au point de fuite, la différence entre l’image et le réel s’effondrait comme un château de cartes. Tout ce que l’on croyait avoir vu en image s’était déroulé, à notre insu, dans une image.

Dans l’installation The Endless Sandwich, la situation en miroir (la mise en abyme) est projetée au tout début. L’inversion montre bien les relations à l’œuvre quand on regarde la télévision. On croit d’abord se retrouver devant les miroirs d’une armoire de salle de bain, où son reflet se répète dans toutes les directions. Mais les apparences sont trompeuses. Le consommateur ne peut pas, et ne doit pas, apparaître à la télévision ; il doit se contenter d’allumer son poste. Il reste anonyme dans la société invisible des téléspectateurs. Comme dans un jeu de dominos, un autre spectateur, relégué au fond de l’écran et pourtant entraîné dans une nouvelle « image », se tient devant la télévision, chargé d’en brouiller la réception (cela pouvait se faire à l’époque). Une autre personne fait de même ; sans qu’ils aient la possibilité de se voir l’un l’autre. On ne voit les figures que de dos, et elles entrent dans le champ de vision l’une après l’autre. Cela ne signifie pas qu’elles entrent dans l’émission en cours : leur jeu est limité à la consommation et la réception. L’interrupteur marche/arrêt, si caractéristique de la télévision, devient lui-même un thème de représentation. Weibel invite ainsi le public dans l’image qu’il est en train de composer (mais pas dans l’émission), et ce, d’une manière paradoxale : il l’invite à titre de simple consommateur. L’artiste (plutôt que de l’expliquer avec des mots) démontre avec ses « Télé-actions » que les images sont susceptibles de produire des raisonnements, lorsque, en les extirpant du dispositif habituel de la télévision, on en fait des objets de réflexion. En assurant une place à la « réflexivité », Weibel livrait ainsi une réponse ante litteram à la critique adressée quelques années plus tard par Rosalind Krauss aux artistes vidéo.

(Traduit de l’anglais par Christophe Degoutin)