(revue “Multitudes”Texte publié dans le Journal de l’Archipel des Revues (novembre 2003)Comme lors de la mise en place de l’Acte Unique Européen et de Maastricht, on assiste à propos du projet de Constitution européenne débattu actuellement dans le cadre de la Conférence intergouvernementale, à d’étranges alliances. Certains des partisans d’une Europe sociale anti-capitaliste ou moins marchande, d’une Europe ancrée dans le développement soutenable, d’une Europe ouverte à plus d’égalité dans le monde et à moins de guerre, acceptent d’allier leur voix avec les souverainistes français oui polonais des néo-libéraux anglais ou espagnols.
Persuadés que rejouer la crise d’une non ratification du laborieux compromis proposé par la Convention présidée par Giscard d’Estaing, c’est-à-dire revenir au traité de Nice, est une option jouable et politiquement productive, ils attaquent de tous les côtés le projet de la Convention. Des juristes nous avaient expliqué que le terme même de Constitution était impropre, voir monstrueux en l’absence de peuple européen, donc impossible. Une fois que le traité constitutionnel se met bel et bien en place comme une constitution, ils crient maintenant qu’il faut une Constituante et que la Convention n’était pas une constituante.
Ainsi, ils raniment le vieux refrain des Seguin, de Villier et Pasqua lors du Traité d’Amsterdam et de la mise en place de la monnaie unique : celui du déficit démocratique. Que la Convention ait réuni 102 conventionnels des Parlements nationaux, de l’Euro Parlement, issus du suffrage universel, des représentants des gouvernements qui, jusqu’à plus ample informé, sont tous issus d’élections, leur importe peu. Vous n’avez guère entendu non plus les partisans d’une « autre Europe », lors des débats très vifs au sein de la Convention et des consultations préalables des associations, intervenir concrètement pour demander l’introduction dans le projet par exemple d’un article prohibant expressément la guerre préventive ou offensive comme cela est le cas dans la Constitution allemande ou japonaise.
Quelques parlementaires au rang desquels on compte des Verts, mais aussi des francs-tireurs d’autres partis, ont bataillé parfois victorieusement contre par exemple le projet de Giscard de diluer la légitimité du Parlement européen dans une grande assemblée où ils siègeraient avec des parlementaires nationaux.
De quel soutien ces conventionnels, qui minent de rien, ont fait rentrer le mot d’égalité dans le préambule, et bien d’autres choses comme l’allusion claire à un modèle social européen et le dépassement d’une Union à caractère économique sans valeurs politiques et sociales (article 1.3), ont-ils bénéficié de la part de nos bouillants partisans de l’Europe sociale ? Les pourfendeurs des gouvernements inféodés aux intérêts capitalistes, ont-ils proposé de développer les compétences fédérales de l’Union, d’augmenter l’actuel et ridicule budget européen plafonné à 1,27 % du PIB des Etats membres ? Ont-ils défendus à l’instar des marches européennes des chômeurs, un revenu garanti ?
Aujourd’hui après les juristes, vient l’heure des stratèges électoraux au sein des partis politiques : à l’extrême gauche, on rêve d’un non à un référendum sur la ratification de la Constitution. On réclame donc plus de démocratie sous la forme d’un référendum qu’on espère transformer en plébiscite contre la ratification en additionnant les voix de tous les refus. Dans les partis plus au centre (parti socialiste, en particulier) certains voient dans une victoire du non une bonne échappatoire aux perspectives d’un revers électoral face à la droite ou pire, face au Front National.
Les tacticiens affirment que la menace de ne pas ratifier le projet de constitution tel qu’il est issu des travaux des Conventionnels, pèsera sur les travaux de la Conférences intergouvernementale. Mais l’aile Emmanuelliste du Pari socialiste se trompe d’une bonne année : il n’est plus au pouvoir. La chambre française donne une écrasante majorité à la droite.
Sur le fond, il y a quatre arguments cruciaux qui caractérisent la situation et qui justifient de s’appuyer sur le pas en avant qu’est le projet de constitution en l’état, pour faire plus d’Europe, pour une autre Europe avec l’Europe réelle.
1. Juste avant l’élargissement à 25 (et bientôt sans doute à 30 ou 32) pays membres, un retour au traité de Nice constituerait un triomphe de l’intergouvernemental dans ce qu’il a de pire. C’est-à-dire l’alliance des micro nationalismes avec l’impuissance d’agir sous le menace du veto de pays qui pourrait être acheté par l’administration américaine, comme cette dernière ne se prive pas de dire, pour déboucher dans un grand marché économique, une nouvelle zone de libre échange. Dans la dizaine d’années qui nous est données pour bâtir une Europe politique, l’échec de la Convention, conduirait aux mêmes conséquences que l’échec de la ratification de la CED en 1954-55 : une mise en sommeil pour une vingtaine d’années de toute tentative de construire une structure politique et fédérale de l’Europe. Ne resterait plus alors que le marché unique. C’est exactement ce que veulent, non pas les patrons européens qui commencent à comprendre que leur propre survie, je ne parle même pas de celle de leurs salariés est liée à l’édification d’un pouvoir politique européen, mais… le gouvernement américain , ses faucons et les libéraux à la Milton Friedman pour qui l’Euro est une horreur et doit échouer.
2. Le point auquel est parvenu le projet de Constitution, représente un délicat compromis entre les forces confédéralistes partisanes d’un intergouvernemental tout puissant face à la Commission réduite une administration et les aspirations communautaires à un saut politique, vers une structure beaucoup plus intégrée , en fait fédérale de l’Europe. Obtenir la ratification du projet actuel des Conventionnels à l’échelle gouvernementale des États Membres et nouveaux entrants (même si quelques aménagements mineurs sont accordés aux opposants farouches pour ne pas leur faire perdre la face politique) serait déjà un formidable pas en avant politique. Songeons que même le Royaume-Uni soutient le texte. Rouvrir le débat débouchera sur l’échec garanti. Mais contrairement à Nice, il n’y aura pas de cession de rattrapage. Il peut arriver, plutôt exceptionnellement, que la politique du pire soit utile. Mais la construction de l’Europe n’est pas un putsch, ni la Révolution d’Octobre, et il existe pourtant des occasions tranquilles …manquées. N’importe quel vrai fédéraliste européen, reconnaîtra que l’alliance du gaullisme et du communisme, en faisant capoter le projet de la communauté européenne de défense, n’est pas pour rien dans le triomphe du langage économiciste et libéral de la Commission qui a dû s’interdire de faire de la politique pour réussir. Cette astuce a tourné au handicap considérable à l’heure de la mondialisation lorsqu’il s’est agi de mettre sur la table les questions sociale, culturelles, civiques et politiques. Est-ce cela que nous voulons pérenniser. Est-ce bien là ce que souhaitent ceux qui veulent une autre Europe par moins d’Europe ?
3. Au-delà de ces considérations, l’évolution de la conjoncture a transformé radicalement les termes du problème. Pourquoi un traité intergouvernemental de plus, une convention consultative, se sont-ils changés en véritable convention élaborant un projet de Constitution ? Parce que qu’est née le 15 février d’une opinion publique européenne contre la guerre en Irak. L’impasse de plus en plus visible sur laquelle débouche le raidissement impérial américain dans le monde, est en train de faire naître sous nos yeux une politique européenne. Le spectaculaire rapprochement franco-belgo-allemand montre qu’un fédéralisme rampant est aussi à l’œuvre au sein même des forces intergouvernementales, qui sont pourtant confédéralistes par définition. Cette mutation affecte la France et même l’Angleterre (sur les questions de défense). Ces très vieilles nations sont en train de comprendre qu’elles ne pourront jouer de rôle qu’au sein d’une Europe puissance. Quant à l’Allemagne sa rupture avec un atlantisme jusque-là sans faille sonne le glas de l’hégémonie américaine au sein de l’Alliance atlantique. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la transformation dont la ratification du projet de Constitution n’est qu’une étape.
Tous les vrais fédéralistes connaissent les aspects lourdement hybrides du projet de la Convention. Par exemple, le processus de modification de la constitution à l’unanimité (article 1-49 ) reste résolument confédéraliste. Sans doute à l’horizon plus ou moins lointain, risque-t-il de se produire une crise de croissance de cette constitution. Mais, les constitutions ne sont pas éternelles. Rien n’empêche qu’une crise constitutionnelle n’ouvre, un jour, à une nouvelle constitution où les peuples européens s’inviteront nettement plus fortement qu’aujourd’hui.
Mais, pour arriver à cette éventualité, encore faut-il accepter de franchir le pas d’une constitution avec son préambule qui nous fait sortir de la préhistoire européenne.
Le projet de Constitution va vers plus d’Europe, vers plus d’Europe fédérale. Il n’a pas figé dans le marbre, l’Europe néolibérale, ni même le Traité de Rome, car techniquement, contrairement à ce que souhaitaient les confédéralistes, il n’a pas bloqué les domaines relevant de la compétence communautaire qui reste évolutive. Cela en rend plus d’un furieux, d’ailleurs. Certes, son contenu est encore largement indéterminé. Les partis politiques doivent s’en emparer, en développant des programmes, des objectifs. Il faut élargir les pouvoirs de l’Euro Parlement par exemple. Là est la bataille.
Mais de grâce, à l’heure où les gouvernements français et allemands inaugurent des pratiques de conseils des ministres communs, n’embarquons pas les Verts ou la Gauche dans des enfantillages, de surcroît dangereux avec Bush au pouvoir. On ne fera pas plus d’Europe, espérant ouvrir une crise dans l’Europe réelle en train de se faire, et donc en faisant moins d’Europe au nom d’une autre Europe . Les Conventionnels pro-européens ont fait le maximum de ce qu’ils pouvaient faire, avec si peu de mouvements sociaux, civiques et politiques derrière eux . Si peu de Partis également. Le projet de Constitution est le levier indispensable même s’il n’est pas excellent . C’est le cadre de tout travail possible. Pas une sainte icône. S’il est adopté, nous pourrons travailler à son évolution ou à son remplacement, si cela devient un frein à plus d’Europe. Nous pourrons nous battre avec les confédéralistes comme Giscard, qui ne voient l’Europe que comme une fédération d’Etats Nations et des peuples réduits au service minimum.
Une gauche qui accepterait de mêler ses voix aux De Villiers et autres souverainistes qui, comme Chevènement, nous expliquent que dire non à cette Europe de la Convention, ce n’est pas dire non à l’Europe, répèterait l’erreur du premier tour du 21 avril français. Elle basculerait dans le conservatisme obtus et raterait ce rendez-vous que l’Europe a avec l’histoire.