Note de lectures sur l’ouvrage : Jean-Marc Ferry, La question de l’État européen, Gallimard, coll. “ NRF essais ”, 2000, 319 Le débat sur l’Europe entre dans une nouvelle phase avec l’introduction très proche de l’euro et les nécessaires aménagements institutionnels appelés par l’élargissement de l’Union. La question constitutionnelle qui se pose dans ce contexte ne peut manquer d’intéresser la philosophie politique.
Selon Jean-Marc Ferry, l’Europe n’est plus une question technique, économique ou purement juridique ; c’est, dès aujourd’hui, un problème politique. Mais il admet que l’enthousiasme de l’immédiat après-guerre s’est évaporé. Placés devant des décisions importantes, les Européens, qui craignent d’y perdre plus qu’ils n’y gagneront, hésitent à concéder de nouveaux transferts de souveraineté. En face de cet euroscepticisme ambiant, il réagit non pas en proposant une perspective des “ petits pas ” conduisant progressivement à l’union politique, mais en esquissant la perspective d’un État cosmopolitique.
La raison principale de cette stratégie est la suivante : Jean-Marc Ferry redoute les effets pervers de la supranationalité, y compris sous sa forme fédérale. “ Lorsque, à propos de l’Europe, on parle de fédéralisme, on insinue quelque chose comme la réplication supranationale de formules étatiques nationales. Fondamentalement, le droit européen est alors pensé sur le modèle d’un droit étatique interne, alors que l’originalité profonde de sa structure de base [… consisterait plutôt à composer le droit étatique interne avec le droit régissant les relations entre des peuples distincts, sur l’arrière-plan d’un droit cosmopolitique. Aussi l’approche fédéraliste est-elle finalement presque aussi trompeuse qu’est illusoire la crispation nationaliste fixée sur la conviction que rien de politique ne saurait advenir au-delà des nations ” (p. 11 sq.). On se demande alors comment concilier l’existence d’une “ puissance publique ” européenne avec une structure simplement “ intergouvernementale ”, dont les transferts de souveraineté sont limités au strict minimum.
Ce qui est paradoxal dans la vision de Jean-Marc Ferry, c’est que son “ État ” ú qui est largement inspiré de la philosophie hégélienne du droit, mais n’en conserve que les vertus ú n’est plus, à proprement parler, un État et n’a donc rien d’un Léviathan : “ un État européen peut se profiler comme une construction juridique sans État, si l’on entend le mot “ État” au sens conventionnel d’une monopolisation de la souveraineté ” ( p. 279). L’Europe de Jean-Marc Ferry n’est ni supranationale ni fédérale ; c’est une structure politique inédite, à la fois union informelle des peuples européens et espace public formateur des citoyens. Le concept de l’État privilégié par Jean-Marc Ferry est celui d’un organe qui n’exerce aucun pouvoir souverain, mais possède une finalité exclusivement éthique, celle, notamment, d’assurer la “ formation civique ” ( p. 275).
La critique du national-républicanisme français 1 est l’un des points forts du livre. Les nationaux-républicains jugent la démocratie supranationale impossible, parce que dépourvue de base participative ; les origines artificielles, construites, de la nation républicaine elle-même sont oubliées ú comme si un “ peuple ” substantiel avait existé depuis toujours et avait simplement trouvé son expression la plus adéquate dans la “ nation ”. Ainsi ne se gêne-t-on pas d’en appeler, à la manière des romantiques, à “ l’ethnicité de la langue ou de la mythologie ” (p. 22). L’Europe, construction artificielle par-delà les “ peuples ” historiques, ne saurait donc être ni une “ nation ” ni, à plus forte raison, un “ peuple ”, autrement dit, elle ne saurait être un peuple, parce qu’elle ne saurait être une nation. Bien évidemment, des “ peuples qu’avaient opposés de violents conflits ” (D. Schnapper) ont du mal à vivre ensemble. Mais, comme l’observe Jean-Marc Ferry, “ transformer des constats historiques en arguments systématiques est l’ambiguïté constante de la rhétorique nationale-républicaine ” (p. 23). On verra qu’il y oppose un autre constat historique : la perspective récente des gestes de réconciliation et de “ déstabilisation autocritique des mémoires nationales ” (ibid.).
Quant au reproche selon lequel la construction européenne sape les fondements de la démocratie républicaine, Jean-Marc Ferry concède que la Cour européenne risque de faire triompher la réglementation européenne sur les décisions politiques nationales, sans elle-même bénéficier d’une légitimité démocratique suffisante. D’une façon générale, il est sensible à la critique national-républicaine, au fait, par exemple, que l’Europe néolibérale favorise l’atomisation des individus. Mais il n’oublie pas que cette atomisation est d’abord une conséquence de la puissance des marchés à l’heure de la mondialisation, puissance qui “ subvertit celle des États ” ( p. 27) et que seule une puissance politique d’égale importance serait à même d’endiguer. Ce serait là, précisément, une fonction authentique de l’Union européenne.
Autre argument national-républicain réfuté par Jean-Marc Ferry, celui selon lequel “ l’Europe serait non à construire d’abord, mais à former d’abord ” (p. 43). Les nations européennes possèdent déjà à la fois des institutions démocratiques et les pratiques de la démocratie, les unes et les autres étant donc à la disposition d’un cadre plus large. Mais, en fin de compte, ce que Jean-Marc Ferry souhaite promouvoir n’est pas un État fédéral, c’est une “ communauté morale ” susceptible de légitimer la “ communauté légale ” forgée à Bruxelles.
Un État est requis pour former les citoyens appelés à constituer le “ peuple européen ”. Or “ l’État européen suppose la formation d’un peuple européen ” (p. 67). Ce “ peuple européen ” n’est pas conçu sur le modèle des nations : “ En parlant d’un peuple européen, on ne vise pas la suppression des différences nationales mais la formation d’un esprit commun ” (ibid.). Jean-Marc Ferry ne pense donc pas à un peuple au sens politique, lequel devrait son statut à un cadre, non seulement constitutionnel ú ce qu’il approuve ú mais institutionnel et juridique, cadre choisi en commun pour élire des dirigeants capables de mener une politique étrangère et une politique de défense au nom de l’Europe, mais plutôt à un peuple qui partage de façon informelle certaines convictions éthiques et une “ culture politique ”. Du point de vue institutionnel, il s’agirait de reconduire la situation actuelle des États souverains, avec la seule modification que serait adoptée une Constitution commune, qui rendrait les droits de l’homme exigibles en Europe ú y compris à l’encontre des États souverains ú grâce à la Cour constitutionnelle ainsi légitimée.
C’est ici qu’intervient le deuxième point fort du livre de Jean-Marc Ferry, après sa critique du national-républicanisme. Il s’agit de l’application de son “ éthique reconstructive ” aux pays de l’Europe. Comment l’État européen peut-il être réalisé si, avec toute supranationalité, l’idée de fédération est elle aussi exclue ? La réponse est sans ambiguïté : d’abord grâce à la réconciliation (éthique) entre les peuples et au développement d’un esprit cosmopolitique. La “ reconstruction ” est le concept original par lequel Jean-Marc Ferry souhaite compléter une théorie morale qui privilégie l’argumentation (Habermas). Ce concept de reconstruction présente quelques analogies avec la cure psychanalytique au moyen de laquelle un sujet “ reconstruit ” son identité en y intégrant des éléments jusque-là forclos. Les nations doivent elles aussi se “ reconstruire ” en réintégrant les parties exclues de leur mémoire et en accédant ainsi à une communication décrispée avec leurs ennemis héréditaires. Les nations européennes ne peuvent se rapprocher les unes des autres ú au point de mériter toutes ensemble le nom “ d’État européen ” ú qu’à condition de changer profondément d’attitude les unes envers les autres, afin de surmonter leurs rivalités, leurs rancunes, voire leurs haines ancestrales.
Si les méfiances, les haines et les préjugés ancestraux ne sont pas surmontés, aucune avancée significative ne sera possible. Tout l’accent du livre de Jean-Marc Ferry est placé, de façon impressionnante, sur le rapprochement éthique entre les peuples européens. “ Ma thèse, écrit Jean-Marc Ferry, est que l’éthique reconstructive est le principe substantiel de l’État européen, qui actualise en lui l’idée cosmopolitique (p. 137). Il ajoute : “ l’éthique reconstructive est la puissance inclusive où se tient la vitalité nouvelle et la base postconventionnelle de l’État européen ”. Cette thèse serait vérifiée si, par un changement d’attitude, sorte de conversion de l’état d’esprit des peuples européens, le 8 mai 1945, par exemple, était salué par les Allemands et par les Français ensemble. [… Alors les mémoires nationales cesseraient d’être exclusives les unes des autres ” (p. 160). Un tel geste, parfaitement concevable aujourd’hui, apporterait aussi une éclatante confirmation aux intuitions défendues dans ce livre.
Notes
1. Selon Jean Marc Ferry, Régis Debray, Max Gallo, Dominique Schnapper ú qui récuse le terme ú, Paul Thibaud et Emmanuel Todd forment le noyau de ce courant de pensée.