Un certificat de bonne implication. N’est authentiquement vécu aujourd’hui que ce qui a été surinvesti. La suspicion pèsera donc sans discontinuer sur celui qui aura fait défection et qui aura omis de donner des gages. Il y a de la tyrannie dans cette obligation qui est faite à chacun de toujours attester ce qu’il est – tyrannie bien ordinaire que celle qui naît de ce rapport à la vie complètement perverti par l’activisme ambiant[[“Lorsqu’on ne participe pas, ce qui veut dire lorsqu’on ne nage pas en personne dans le flot humain, l’on craint – comme lors d’une adhésion trop tardive à un parti totalitaire – de manquer le train et d’attirer sur soi la vengeance de la collectivité. Une activité simulée est une sorte de réassurance, elle signifie qu’on est prêt à se sacrifier soi-même, on y pressent la seule garantie de la préservation de soi”, Theodor W. Adorno, “Minima Moralia (Réflexions sur la vie mutilée)”, Payot, 1980, [Trad. de E. Kaufholz et J.-R. Ladmiral, p. 132. ! Toujours être au-delà de soi, c’est ainsi que la vie est mise sous tension permanente, mais c’est pourtant à ce prix qu’elle acquiert sa respectabilité. L’individu qui sait s’impliquer, qui est-il ? Le salarié nouvellement promu, le touriste en visite, le bon élève ? En tout cas, quelqu’un qui est avide de bien faire, un grand inquiet peut-être, celui qui n’économisera ni sa peine ni son énergie pour se prouver à lui-même et prouver à la société qu’il existe bel et bien, qu’il est pleinement à ce qu’il fait. Ne m’oubliez pas !, semble-t-il déclarer à travers chacun de ses actes. C’est une bien étrange servitude qui pèse ainsi sur l’individu “postmoderne”, celle que fait naître la soumission des choses de la vie à la surenchère participationniste ! La société consacre un nouveau fétiche, le dépassement de soi ; c’est donc à l’aune de ce “toujours-plus” implicationnel qu’elle juge désormais la socialité de ses membres. Les conduites de vie n’acquièrent leur pleine réalité aux yeux de la communauté que lorsqu’elles atteignent la plus haute intensité d’elles-mêmes, comme si elles ne pouvaient véritablement être elles-mêmes que dans l’excès de soi. Mais nul ne s’aventure à définir ce que doit être cette norme de l’excellence – le degré éminent de l’implication – que l’individu s’impose à lui-même au gré de ses activités. Le meilleur de soi est convoqué, mais cette haute qualité d’implication, constamment invoquée, relève pourtant d’une pure abstraction ; elle est vide de sens, car elle ne possède en fait d’autre référence qu’elle-même. Ce qui importe ce n’est pas ce qu’elle est, ni ce qu’elle représente – ses qualités propres ou son vécu – mais le toujours-plus qui est censé l’animer en permanence, le dynamisme qu’elle révèle ou l’adhésion qu’elle traduit. Ce mépris pour la profondeur des choses ne saurait pourtant surprendre puisqu’il ne fait que reproduire sur un registre proche la désaffection qu’a générée l’économie marchande vis-à-vis de l’usage concret et vécu de l’objet – la surimplication[[Cette dérive volontariste et utilitariste de l’implication est très bien présentée dans l’article de René Lourau, “Implication et surimplication”, La revue du MAUSS, n° 10, 4ème trim.1990, pp. 110-119. n’est rien d’autre que la transposition et la généralisation à l’univers de la socialité, donc à ce que la vie possède de plus intime, de la constante prédation du sens et du vécu que le capitalisme a déjà expérimentée dans la consommation de masse.
L’individu qui sait s’impliquer, c’est celui qui a appris à évaluer les réalités de sa vie à leur seule fréquence et à leur seule intensité, pour les amener au plus haut degré de ce qu’elles sont – disons-le autrement, pour les subsumer sous le formalisme d’un toujours-plus, d’autant plus actif qu’il reste insaisissable. Mais la construction surimpliquée des réalités de vie possède sa part d’ombre, ce sont ses coûts cachés, car la surimplication, ça se paye, à coup de psychotropes et de stress. L’alternative n’est pourtant pas entre la quiétude de ce que serait une implication allant de soi, qui jouirait de sa tranquillité dans un repli égotiste, et ce que prétend être une implication authentique, riche d’engagements sans cesse confirmés, ouverte à tout nouveau projet. L’alternative n’est pas entre ce que serait une bonne implication et ce que serait une mauvaise implication, sauf à développer une vision policière de la socialité[[Idem.. La question est autre ; c’est d’essayer de comprendre pourquoi le capitalisme en crise en vient à reformuler en profondeur les modes d’implication et ce que signifie pour lui – pour la régulation et la légitimation de ses institutions – l’émergence d’une nouvelle manière d’être en société, le mode de la surimplication, toutes choses qui marquent l’exacerbation des logiques instrumentales et utilitaristes, et leur pénétration au cœur des intimités de vie.
Un rapport d’exclusion à soi. Un implacable réductionnisme nous conduit à ne plus jauger une action ou une situation que du seul point de vue de son utilisation intéressée, qu’en fonction de son instrumentalisation possible, comme si l’activité humaine procédait d’un seul foyer, celui de la raison utilitaire[[Pour un développement de cette question, voir Alain Caillé, “Critique de la raison utilitaire (Manifeste du Mauss)”, La Découverte, 1989.. C’est une vision du monde qui s’impose, celle qui ne voit dans l’existence sociale concrète que la poursuite d’intérêts, réels ou supposés. A quoi peut-elle servir, en quoi peut-elle me servir ? Voilà une manière d’étiqueter les choses, une certaine manière de les vivre, qui construit un rapport d’exclusion à l’autre, ainsi qu’un rapport d’exclusion à soi : il y aurait des implications utiles et d’autres qui ne le seraient pas, ou si faiblement ou à si long terme qu’elles ne mériteraient pas qu’on s’y arrête. A chacun de faire le tri et de refouler ce qui doit l’être. Non pas que fasse défaut quelque velléité de révolte contre cet avilissement de l’individualité dans l’intéressement le plus ostensible l’acte de donner ne s’oublie pas ; le don se réinvente ou peut-être, plus justement, se réapprend[[Les travaux de Godbout et Caillé s’inscrivent dans cette perspective mais leur point de vue ne nous paraît pas tout à fait convaincant. En effet, pour eux, le système du don est présent et actif sous le marché, comme s’il suffisait de savoir le reconnaître, comme si une alternative était disponible (une modernité du don) sous le système marchand, dans la positivité de son en deçà, toute prête à être activée pour peu qu’on sache la découvrir. Nous nous inscririons plutôt dans une perspective blochienne – en référence à sa théorie du non-acquitté, des contenus de réalité qui restent encore inaccomplis – pour dire que notre société n’est pas quitte du don, que ce contenu de réalité reste en attente de réalisation. S’il doit y avoir modernité du don, elle est à projeter et à imaginer (l’utopie concrète chère à E. Bloch). Le système du don n’est pas là, simplement caché sous le marché, il est à accomplir. Qu’il y ait survivance, oui ; les nombreux exemples présentés par Godbout nous en convainquent, mais cette survivance n’est pas simplement à découvrir, elle reste à acquitter – elle relève donc, à ce titre, d’une exigence utopique. Jacques T. Godbout, en coll. avec Alain Caillé, L’esprit du don, La Découverte, 1992. – mais que faire contre un ordre de raison qui a colonisé l’essentiel de la vie ? Ce qui doit être contredit, c’est la définition courante de l’implication, sa formulation sous influence économique, celle qui assimile implication et utilité et qui lui dénie ainsi toute autre possibilité d’être. Rien n’est plus méprisant pour la riche singularité des manières d’être que cet assujettissement de l’implication à sa seule fonctionnalité sociale ; seul compte alors l’utilité de la tâche à accomplir ou du service à rendre. Bien s’impliquer, c’est faire valoir la fonctionnalité de ce qu’on fait – de ce qu’on est ? -, c’est prouver qu’on a bien mérité de son rôle. Ne mérite alors d’être vécu que ce qui est susceptible d’être optimisé. Autant dire que personne ne saurait se soustraire à l’idéologie de la performance. Que des fonctions soient à remplir, que leur utilité soit revendiquée, rien que de très normal ; ce qui l’est moins, c’est cette tentative de réduire l’implication à cela, de la limiter à une perspective aussi étroite, même si elle acquiert ainsi le statut si envié d’implication responsable, autre manière de dire qu’elle approche de cette sorte de rationalité que le capitalisme a si souvent vantée. Le succès est le seul critère valide pour juger des réalités de vie, ce qui a pour corollaire immédiat l’assèchement et l’appauvrissement d’autres déterminations de l’existence, celles qui puisent leur vitalité du côté de l’expressivité – ce que l’on ressent et que l’on souhaite partager – ou du côté de la réflexivité – ce que l’on cherche à comprendre et à élucider en commun. Le temps de l’activité communicationnelle et de l’intersubjectivité se trouve ainsi laminé parce qu’il échappe aux motifs d’action légitimes. Et pourtant, comment oublier que, dans une implication, les affects parlent autant que le principe d’utilité, que la recherche d’efficacité cède parfois le pas devant le simple effort de lucidité et de compréhension. Mais l’évocation du moment affectuel – qu’on le nomme comme on voudra, qu’on l’appelle libidinal, maintenant que le terme a acquis droit de cité dans le langage commun, ou qu’on le qualifie d’irrationnel s’il mérite encore le mépris – est à faire à mi-voix car elle transgresse un tabou suprême ; il serait dangereux d’imaginer qu’une existence puisse d’abord se vivre avant de servir. Comment s’autoriser d’un rapport à soi qui ne soumettrait pas continuellement les réalités de son implication à la logique de la valorisation et qui éviterait donc leur mise en utilité systématique ?
L’économie généralisée de la surimplication. S’impliquer dans son travail, c’est là une règle de vie étonnamment partagée aujourd’hui, à croire que l’on découvre sur le tard les bienfaits de l’implication et que l’on prend enfin la juste mesure des modes d’être au travail ; mais lorsque l’entreprise post-fordiste parle d’implication, encore faut-il entendre ce qu’elle dit car, pour elle, la seule implication qui vaille, c’est celle qu’authentifient l’adhésion positive et l’engagement total de soi, comme si l’implication possédait en soi son versant positif et son versant négatif, et qu’il faille donc exhumer de l’ivraie des réalités quotidiennes ce versant positif, celui de la participation constructive et responsable que l’entrepreneur post-fordiste appelle de ses vœux. Ce serait donc, en quelque sorte, le mérite historique du modèle de travail post-taylorien que d’avoir compris que l’implication au travail représente un gisement de productivité trop longtemps méconnu, et donc insuffisamment exploité et qu’en la convoquant et en la mobilisant le processus productif y gagnera en rentabilité. Si le post-fordisme “invente” l’implication, il le fait au titre des nouvelles configurations productives qu’il expérimente, celles que les sociologues du travail désignent par les termes de gestion productive en “flux tendu” et en “qualité totale”[[Voir à ce propos Helena Hirata (éd.), Autour du “modèle” japonais (Automatisation, nouvelles formes d’organisation et de relation de travail), L’Harmattan, 1992.. L’économie généralisée de la surimplication représente un système de gestion de l’activité productive qui tend à l’élimination totale des temps morts et à la résorption de la porosité du travail : que le travail soit effectué, tant que nécessaire, aux moments qui le nécessitent. Elle répond ainsi à ce besoin de fiabilisation de l’activité de travail et à sa mise sous tension que réclament les nouveaux protocoles de productivité. Ce qui est recherché à travers cette forme de “maintenance productive en continu”, c’est une nouvelle disposition de l’ouvrier vis-à-vis de son travail, c’est la création d’une situation de mobilisation et de participation du travailleur en lien avec les objectifs de la production, toutes choses qui se traduisent dans une forme d’auto-activation, en temps réel et par le travailleur lui-même, de sa propre activité de travail, seul moyen pour lui de faire face à la tension que génère un système productif tourné vers l’élimination drastique des gaspillages. Cette mise sous tension de la vie au travail doit être considérée comme un système original et sophistiqué d’ingénierie industrielle, un système qui s’emploie à stimuler la capacité de réponse et d’initiatives des individus et à les responsabiliser vis-à-vis de la performance globale du processus productif. Qu’elles se réfèrent au principe du “juste-à-temps” ou de la “qualité totale”, ces démarches productives présupposent donc qu’il existe dans les collectifs ouvriers une propension, d’origine normative ou culturelle, à optimiser les formes d’implication au travail et à les intensifier, et elles s’emploient donc à les valoriser. L’implication serait donc une invention de l’organisation du travail post-taylorienne, la découverte d’une manière plus intense d’être à son travail, d’y engager sa responsabilité et ses meilleures ressources psychiques pour répondre à l’idéal de qualité que revendique la nouvelle gestion productive. Il y aurait la non-implication qui caractériserait les réalités de travail tayloriennes et l’authentique implication au travail de l’ère post-fordiste. L’ouvrier post-fordiste s’implique, certes, mais il n’y a là rien qui justifierait notre attention si nous ne rajoutions aussitôt qu’il s’implique au titre de la nouvelle configuration productive du “juste-à-temps” et de la “qualité totale”, et qu’il le fait donc sur le mode de la surimplication. Pourquoi qualifier de “surimplication” ce qui n’est somme toute que la reconnaissance, de bon sens, que dans toute situation de travail, un individu s’implique, une subjectivité s’engage ? Parce que, si pour le capitalisme classique, le principe fondateur, la condition de la richesse, c’est le surtravail à dégager – à extorquer, si l’on veut le nommer sur un mode moins euphémisé -, pour le capitalisme de l’ère post-fordiste, la principale source de la richesse est autre, elle est à rechercher du côté de la mobilisation de la subjectivité et de l’intelligence collective ouvrière[[Notre analyse doit beaucoup au séminaire Le concept de travail au seuil du XXI ème siècle animé par Toni Negri, Emmanuel Videcoq et Jean-Marie Vincent. Nous nous référons aussi à l’article de Maurizio Lazzarato et Toni Negri, art474, rub176, pp. 86 à 99., du côté de la surimplication des collectifs de travail. Ce qui devient central, ce sont désormais les modes-d’être-au-travail, c’est leur qualité qui va conditionner les gains de productivité, leur auto-activation et leur responsabilisation. Le surtravail est la forme qu’a prise historiquement l’exploitation du travail et qui a connu ses sommets dans l’organisation taylorienne de la production. La surimplication en est la forme contemporaine. Mais si une gestuelle se mesure et se gère techniquement, c’est le rôle historique de la rationalisation taylorienne des tâches que de l’avoir permis, par contre une implication, si elle peut être convoquée et contrôlée, ne saurait être mesurée et quantifiée de manière immédiate et directe. Son intégration au processus de production devient alors particulièrement difficile à réguler. C’est sans doute pour pallier cette fragilité structurelle de l’organisation productive post-fordiste que l’entreprise attache un si grand prix aux marques d’adhésion de ses salariés et, au-delà encore, à leur marque de loyauté. Cercles de qualité et autres procédures participatives marquent donc tout autant l’aveu d’une faiblesse qu’un constat d’échec, celui d’un principe d’organisation et d’un mode de conceptualisation de l’homme au travail. La surimplication n’est rien d’autre qu’une tentative de résorption de cette faiblesse structurelle du capitalisme développé, c’est en fait une technologie politique de la mobilisation, un moyen d’exploiter ce qui n’est pas quantifiable, ni même immédiatement identifiable[[Toni Negri relève l’incapacité de la loi de la valeur à mesurer les nouveaux déterminants du procès de travail, ses déterminants qualitatifs (coopératif et communicationnel). Voir son article, art606, rub225., c’est-à-dire ce que l’on entend habituellement par l’ensemble des qualités coopératives et communicationnelles de l’homme au travail. En ce sens, la surimplication représente bien la marque du post-fordisme, ce système productif qui a mis la question des modes d’être au travail au centre de sa recherche de productivité, comme si le taylorisme avait épuisé les ressources en productivité de l’homme machinique – le travail individuel, simple et immédiat – et que le post-taylorisme s’employait à découvrir les gisements de productivité que réserve l’homme surimpliqué, celui qui mobilise toute sa créativité communicationnelle et subjective dans son implication au travail.
La baisse tendancielle du taux de contrôle sur la société[[La véritable scission dans l’Internationale, circulaire publique de l’Internationale Situationniste, Editions Champ Libre, 1972, p. 24.. Même des vertus que l’on croyait assurées, comme le fatalisme dont savent faire preuve les salariés astreints aux tâches les plus contraignantes, comme l’acceptation silencieuse de la souffrance au travail, même ces vertus établies de longue tradition s’épuisent sans grand espoir de régénération[[. Citons pour le plaisir les premières lignes du célèbre Droit à la paresse de Paul Lafargue : “Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture”.. C’est au moment où elles commencent à faire cruellement défaut, que les ingénieurs-méthodes et autres prescripteurs du procès de travail découvrent la vertu des valeurs traditionnelles du travail, qu’ils s’aperçoivent donc que la motivation des salariés ne se postule pas. Sans le substrat normatif très complexe et sédimenté de longue date qui détermine l’attitude au travail, les modes opératoires resteront ce qu’ils sont, un formalisme creux. “Libérer” l’activité de travail de ses particularismes individuels ou communautaires, la saisir dans sa pleine objectivité, c’est-à-dire la dégager de tout impératif culturel, le taylorisme s’y est employé, et y a réussi… Jusqu’à un certain point, un point au-delà duquel l’effort de parcellisation et de formalisation devient contre-productif. Il y a là un paradoxe fort dont l’organisation capitaliste du travail ne réussit pas à se dégager. Ce qu’elle gagne en efficacité et en rentabilité, grâce à la technicisation de l’activité de travail, elle le perd en légitimité, au risque alors de s’enferrer dans une crise des motivations qui va gangrener progressivement l’ensemble de ses activités. Il n’y a aucune organisation productive qui vaille si elle n’emporte pas, a minima, la conviction et la motivation de ses membres, il n’y a aucun agencement fonctionnel qui puisse prétendre régler la vie des hommes s’il n’est pas considéré par chacun comme légitime. Et plus l’organisation exige d’efficacité et de rentabilité, plus grand sera son besoin de légitimation, sinon comment réussirait-elle à faire respecter des prescriptions aussi contraignantes et, mieux encore, à les faire partager, si ce n’est alors en recourant à la violence disciplinaire ? Mais toute violence rencontre rapidement ses limites ; elle ne saurait être qu’un ultime recours, redoutablement efficace, certes, mais néanmoins impuissant à stabiliser les conduites individuelles ou collectives de travail sur le long terme, à l’échelle d’un projet historique aussi ambitieux que celui de l’organisation scientifique du travail. La seule voie conséquente dont dispose le système productif – la seule viable dans le temps -, c’est donc de susciter et de reproduire un syndrome d’attitudes et de comportements compatible avec ses principes de fonctionnement, et, bien au-delà encore, d’enraciner ces attitudes dans l’ordinaire du travail jusqu’au point où elles acquièrent un caractère spontané et quasi naturel[[Nous suivons les analyses de Jürgen Habermas, Raison et légitimité (Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé), Payot, 1978, (Trad. de J. Lacoste), pp. 107 et sq. Voir aussi Max Horkheimer, “Autorité et famille”, in Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard, 1974, (Trad. de C. Maillard et S. Muller).. C’est du côté du potentiel de justification porté par la tradition que l’entreprise capitaliste a toujours cherché une réponse à son besoin chronique de légitimation. Si le capitalisme a su discipliner l’activité de production, il le doit pour une bonne part à la force de persuasion de l’idéologie traditionaliste du travail – ce mixte accompli de respect du travail et de fatalisme bien compris. C’est donc en puisant dans les réserves de la culture pré-bourgeoise qu’il a obtenu les ressources de légitimation qui lui étaient nécessaires dans son entreprise de réorganisation des conduites de vie. Que serait-il advenu du capitalisme de la grande industrie s’il n’avait pu s’appuyer sur ces modèles de comportements directement issus des traditions familialistes et religieuses ? En vivant ainsi en parasite sur des survivances idéologiques, en instrumentalisant leur pouvoir de justification, il a réussi à masquer sa fragilité structurelle, c’est-à-dire l’incapacité qui est la sienne à renouveler en “qualité” et en “quantité” les normes de comportements et de motivations essentielles à son développement. L’organisation du travail, comme l’organisation administrative de la société, rencontre en effet les plus grandes difficultés pour se justifier aux yeux de la communauté et fonder ainsi son intervention. Il est peu de dire qu’aujourd’hui elles n’emportent pas spontanément l’adhésion… et qu’elles la réclament donc avec d’autant plus de force et d’avidité. L’implication, que ce soit celle du travailleur ou du citoyen, est donc mise sous haute surveillance, rien ne sera négligé pour la favoriser tant les organisations ont pris conscience aujourd’hui que la participation et la motivation de leurs membres ne leur étaient plus spontanément acquises.
La socialisation totale. Les inquiets font souvent valoir qu’une activité ne peut remplir sa véritable fonction de socialisation si elle n’est pas l’objet d’un intense investissement, sans commune mesure avec ce que réclame son simple accomplissement. Point de salut, donc, hors d’un engagement total de soi. Rien de ce qui est fait ou de ce qui est entrepris, que ce le soit avec les autres ou pour les autres, ne l’est légitimement si ce n’est pas confirmé par un comportement approprié et attesté en termes convenus. La société en réclame toujours la preuve, et elle en renvoie la responsabilité à l’individu ; à lui de manifester sans équivoque qu’il est entièrement à ce qu’il fait – à ce qu’il est – qu’il l’est sans réticence ni concession. Cette sorte de surenchère de soi est l’unique recours pour marquer une présence et certifier la véracité et l’authenticité de sa participation et de sa contribution. Le langage ordinaire a trouvé les mots justes pour désigner cette fuite en avant implicationnelle : il faut se donner à ce qu’on fait, se donner à son travail comme il convient de tradition, mais aussi se donner à ses études pour s’assurer de l’avenir, mais encore se donner à ses loisirs tant il est vrai qu’aujourd’hui plus rien de fondamental ne les distingue des réalités professionnelles. Toute activité mérite de recevoir le meilleur de soi. Il en va ainsi du jogging comme de la visite des grandes expositions parisiennes, on s’y donne à fond car la dernière défense qui s’offre à celui que la vie a trop affaibli, c’est ce “sacrifice excessif de soi”[[Theodor W. Adorno, Minima Moralia, op. cit., p. 132. Nous empruntons à Adorno cette idée de la socialisation totale.. C’est en donnant le maximum de gages qu’il espère assurer son salut. La socialisation devient totale. Il y a quelque chose comme une perte de soi dans cette forme de surimplication, comme une déréalisation de la subjectivité. L’inquiétude est devenue trop grande ; il n’y a plus de distance critique aux choses, ni de discernement possible. L’individu colle au réel, s’y enferme et s’y perd, justement parce qu’il le sent lointain et menaçant. Trop préoccupé pour disposer lucidement et librement des choses, il se contente de saisir opportunément celles qui se présentent à lui. Il pense sauver ainsi ce qui peut l’être. C’est là le vrai motif qui anime la conduite des hommes mais qui les force aussi à abdiquer trop vite leur singularité. Trop préoccupés pour mériter encore de soi, ils s’en remettent à ce que la société comporte de plus institué et de plus prévisible, ils se livrent au collectif hypostasié dont la compacité augure bien de la sécurité et de la stabilité qu’ils appellent de leurs vœux. La préoccupation, ce n’est pas en premier lieu un fait de conscience, un certain état d’esprit négatif, que l’on pourrait compenser au même titre qu’une banale frustration. Cette détermination de l’être témoigne avant tout d’une forme d’altération de l’individualité, voire même d’une dissolution de cette catégorie existentielle fondamentale qu’est l’individuel car elle ne saurait résister à un monde social objectivé à l’extrême et de plus en plus décontextualisé. Ne voir dans la préoccupation – cette transcendance dissolvante de l’expressivité et des particularités de vie – qu’une expérience subjective, ne voir en elle que les atermoiements d’une conscience monadique malheureuse, c’est s’exposer au risque d’un réductionnisme psychologique et en compromettre ainsi la compréhension. C’est en tant que fait social qu’elle doit être appréhendée, en tant que pratique sociale objectivée[[C’est l’analyse que développe Karel Kosik lorsqu’il traite du “souci” : “Le souci est le monde dans le sujet (…) Ce n’est pas l’homme qui ale “souci”, mais le souci qui possède l’homme”. Karel Kosik, La dialectique du concret, François Maspero, 1978, (Trad. de R. Dangeville), pp. 46-47., pas n’importe laquelle bien sûr, une pratique historicisée et située, celle que produit le capitalisme avancé. L’homme préoccupé, qui est-il ? C’est un être profondément perturbé dans la structure même de son rapport à la vie car c’est un être confronté à un univers social de plus en plus abstrait et dépersonnalisé. La préoccupation répond à cet engagement de l’homme dans un monde largement hétéronome, si lointain et réifié qu’il en devient menaçant ; elle thématise donc sur un mode affectuel une forme de dépersonnalisation objective qui pénètre le sujet et qui le colonise dans ce que son existence a de plus intime. C’est justement parce que l’être est pris dans et par la préoccupation, parce que son rapport au monde est perverti par cette disposition existentielle négative, qu’il se socialise sur le mode de la surimplication. La dernière possibilité qui s’offre à lui réside dans cette sorte d’abandon de soi. L’individu s’incline devant l’hypostase que constitue ce monde trop fonctionnalisé et trop systématisé, il renonce. Il se donne à la société. Si l’individu s’implique sur le mode de la surimplication, c’est qu’il ne réussit plus à se déployer en tant que subjectivité. Il s’en remet alors à ce qui lui paraît le plus réel et le plus sûr, le plus sécurisant sans doute.
L’association dissociante. C’est justement le détachement à l’égard des circonstances de l’action qui ressortit à l’illusion des vertus libératrices du marché ; là où l’activité s’abstrait de son contexte et de ses connexions sociales – altérant ainsi ce qui la singularise – s’ouvre alors un monde de relations purement objectales, “libres” de toutes les connotations personnelleset de toutes les déterminations subjectivesquirisqueraientd’entraver son mouvement Ce que l’on peut désigner comme monologue autocentrédu marché, c’est l’expression de l’autosuffisance radicale de ce système d’échange, c’est la marque du détachement radical qui est le sien vis-à-vis des particularismes de vie. Il n’y a pas en effet de meilleure manifestation de l’autosuffisance – une sorte de mépris pour la singularité des contextes de l’action et pour ses déterminants subjectifs – que celle que permet l’universalisme du processus de la valorisation, ce processus objectivé par lequel les choses réussissent à répondre aux choses et où les valeurs s’auto-réalisent dans leur interaction sans fin, une autosuffisance d’ailleurs si communément reproduite aujourd’hui qu’elle a fait (l’)époque.
Le marché réalise donc cette gageure d’instituer un mode d’association à partir d’un processus de dissociation et de dilution – de libération – des appartenances et des interdépendances ; il prétend ainsi constituer une sorte de lien social d’où les liens effectifs entre personnes sont exclus. Une telle discordance entre la capacité que possède le marché de créer des relations entre les hommes et le fait, qui lui est consubstantiel, de les exclure pourtant – et plus concrètement, l’être social de l’homme, son être communautaire – de ces relations, cette discordance est au cœur de la liberté moderne. Le jeu du marché, s’il est un jeu social, l’est à somme nulle. Et il en va ainsi parce qu’à l’occasion de la relation acheteur – vendeur rien d’interpersonnel ni de social n’aura été suscité ; cette relation ne laissera nulle autre trace dans l’implication sociale des individus et dans leur contexte de vie que le simple et dérisoire (?) intérêt économique que chacun aura pu trouver à leur rencontre. L’association dissociante, tel est donc le principe qui détermine cette sorte de liberté que le marché a généralisée. Ce principe a modelé en profondeur la forme de l’échange social ainsi que les modalités de présence à l’autre et à la société – toute chose qui se trouve résumée sous l’idée que l’association dissociante opère une véritable conversion des modes d’implication. Cette conversion excède largement le moment proprement dit de l’échange marchand, elle n’a cessé d’outrepasser sa condition économique originaire pour concerner plus largement l’ensemble des réalités de la vie. Ce qui caractérise maintenant les relations sociales, c’est qu’elles peuvent être déconstruites à discrétion, au bon ou au mauvais vouloir de chacun. On est toujours libre de faire défection, voilà le précepte qui anime le modèle de la liberté marchande, un précepte qui agit désormais au plus profond du monde vécu. Le pouvoir de quitter – la possibilité de l’exit -, c’est la définition même d’une socialité largement empreinte des vertus du marché. C’est au nom de la lutte nécessaire contre les mécanismes de domination inhérents aux sociétés traditionnelles, contre les formes oppressives d’appartenances et de dépendances qui leur sont propres, que l’expérience de l’exit a été justifiée à l’échelle de l’histoire moderne et continue de se légitimer. Que l’on puisse se désengager, dès que souhaité ! C’est l’être qui en vient à se définir comme capacité de défection, comme non-dépendance absolue et, si l’on veut bien le dire ainsi, comme exit. Le principe de l’association dissociante conjugue donc à la fois l’idée d’un liant social, qui peut s’entendre sous sa forme la plus abstraite comme le mode d’entrée en relation qu’initie le marché, et la possibilité toujours ouverte de le défaire ou, pour le moins, de s’en désengager ; l’idéal-type de la figure du retrait, c’est le sujet économique qui quitte le marché, toute affaire conclue. Mais ce qui a été perdu ainsi et qui manque aujourd’hui cruellement à nos sociétés, c’est l’épaisseur sensible des relations, c’est l’intimité du vécu, toutes choses qui relèvent d’une véritable expérience de la vie, dans ce qu’elle a de plus profond et de plus signifiant, c’est l’expérience intime de soi et de l’autre qui n’a pas résisté à la chosification des relations et à l’absolue objectivation des modes d’implication. C’est un des paradoxes de l’histoire que d’avoir accompagné la découverte de l’exit et de la liberté qu’il recèle, de cette forme de prédation du sens et d’altération des singularités de vie à laquelle conduisent la décontextualisation et la dépersonnalisation des relations sous le régime de marché. Il y a aussi comme une ironie objective[[Nous employons la notion d’ironie objective dans l’acception que lui a donnée Henri Lefebvre dans le premier prélude, “Sur l’ironie, la maïeutique et l’histoire”, de son livre Introduction à la modernité, Les éd. de Minuit, 1962. de l’histoire dans le fait que la généralisation de l’expérience de l’exit met aujourd’hui en difficulté le capitalisme développé. En effet, si le retrait devient si communément admis et si facilement pratiqué, alors comment le système productif réussira-t-il encore à mobiliser les individus et à obtenir leur adhésion positive ? Lorsque les individus (le travailleur, le consommateur…) font défection, se retirent, lorsqu’en fait ils s’approprient l’expérience de l’exit, qu’ils la font leur, alors c’est l’essence même du capitalisme qui se retourne contre lui, comme si ce système ne savait pas résister à la généralisation de certains des principes qui le constituent. Une belle ironie de l’histoire : cela ne manque pas de piquant de voir ainsi un des projets de sens qui ont le mieux mérité du développement capitaliste se retourner aujourd’hui contre lui. Le marché a inauguré un temps où, en théorie, chacun pouvait décider librement de clore son implication, mais aujourd’hui le déchaînement pratique de cette liberté devient ravageur et destructeur, au point que certaines institutions finissent par n’être que des formes désaffectées.
Comment l’ordre social résistera-t-il aux multiples expressions de ce désinvestissement s’il s’avérait vraiment qu’il se généralise ? Mais n’y aurait-il pas là aussi comme un défi à relever, qui s’emploierait à “libérer” l’expérience du retrait de sa gangue marchande ? En effet il y a bien du défi au regard de l’histoire à vouloir préserver ce que l’exit a de libérateur tout en restant réfractaire à toutes ces formes de réification qui l’ont accompagné tout au long de son histoire. Peut-on imaginer une forme d’exit qui ne s’originerait plus dans une liberté marchande ni dans le principe de l’association dissociante, une expérience de la déliaison qui serait donc au contraire de nature associante ? Peut-on relever ce défi du retrait pour la portée dissolvante qui est la sienne vis-à-vis des formes ossifiées de la pratique sociale et pour sa puissance corrosive à l’encontre de nos présences inauthentiques, les seules que nous tolère l’ordre institué ?
Être en projet. Ce qui est à craindre, curieusement, c’est l’assomption de toutes les réalités de la vie dans la forme-projet, ce qui laisse supposer qu’on n’advient
véritablement à soi qu’à la condition d’ordonner sa volonté de vivre aux orientations et aux objectifs qui sont censés lui accorder un sens. On ne peut plus prétendre mener une vie professionnelle, ni même sa vie très simplement, si on ne l’organise pas – il serait peut-être plus exact de dire, si on ne la discipline pas – en fonction d’un projet, qu’il soit projet de vie, projet d’insertion ou encore projet professionnel. L’existence est empreinte désormais d’une vision finaliste et linéaire, celle que porte la formalisation projective pratiquée de manière systématique, au risque que ne subsiste plus d’autre impulsion à la vie que cette logique projective qui prédétermine l’être et l’enserre dans un ordonnancement parfaitement circonscrit. C’est peut-être parce que la période est troublée, qu’elle appelle une irrésistible envie d’unité et de cohérence et qu’elle trouve dans la forme-projet un exutoire à son inclination sécuritaire, comme si l’essai de pré-concevoir la réalité à venir – sa projection – permettait d’en épuiser l’inquiétante incertitude, tant il est vrai qu’une action future acquiert une proximité sécurisante dès qu’elle fait l’objet d’un effort de prévision et d’anticipation. S’il en est ainsi, alors le projet outrepasse largement la fonction qui lui est habituellement dévolue. C’est une forme sociale qui fait aujourd’hui système et qui, à ce titre, réussit à brider les modes d’implication, à les enclore dans une identité prédéterminée. Alors, la vie se fige dans son ordonnancement projectif. Il n’y a déjà plus de place pour le moindre élan de liberté et pour cette sorte de dérive qui est pourtant au cœur de l’expérience singulière ; l’intentionnalité, pratiquée d’une manière aussi totalisante, retire aux activités toute leur épaisseur sensible, leur nervosité, ce que l’expérience possède de plus profond et de mieux vécu, ses hésitations et ses transgressions, sa nomadisation sans doute, tout ce qui en fait l’authenticité. S’il y a un ultime motif à donner pour expliquer cette prédisposition normalisatrice, il réside peut-être dans cette prévention aussi diffuse que systématique qui s’exerce à l’encontre de celui qui laisserait parfois l’impulsivité de ses passions guider ses actes ou de cet autre encore qui oserait relever le défi du non-accompli et non-déterminé[[Nous reprenons les catégories du non-encore-être qu’Ernst Bloch a développées dans sa philosophie du principe Espérance. qui est le propre d’une expérience de la vie ouverte à son devenir. La forme-projet est donc devenue le véritable contempteur des expériences singulières tant elle est réfractaire à toute idée de l’entredeux et de la non-identité. Si le projet devient la grande ambition de l’homme en société, c’est qu’il trouve là un dernier refuge à sa volonté de contrôler un tant soit peu ce qu’il advient de lui. La forme-projet, c’est l’ultime refuge pour les sinistrés de la vie, pour ceux que la vie à tellement isolés qu’ils ne croisent même plus le regard de l’autre, c’est la manière d’aujourd’hui de se réinventer un propre, un en-soi. Il y a là une grande illusion à penser que c’est en verrouillant ce que l’on est, en s’enfermant dans une finalité exclusive, que l’on adviendra véritablement à soi. Les gens cherchent leur vie là où elle n’est pas et où elle ne sera jamais, du côté de ce que serait un en soi bien catégorisé et parfaitement préconçu. Il faut bien constater que tous ces efforts, engagés pour s’assurer d’un en-soi, se font au prix d’une fermeture de soi, car la forme-projet symbolise la forme même du refus de l’étrangeté et du refus aussi de la radicale indétermination que recèle l’ouverture à l’autre. Ce n’est ni la recherche systématique d’un propre, ni la quête obsessionnelle d’une appartenance qui nous aidera pourtant à contrecarrer les différentes formes de réification de la vie ; ce n’est pas en se réfugiant dans le préconçu que l’on apprendra à résister, mais sans doute plus judicieusement en osant l’indétermination et l’inaccompli qui est la marque même de cet entre-deux et de cette non-identité que réserve l’ouverture à l’autre. La résistance se situe beaucoup plus de ce côté-là, celui de la rencontre entre singularités qui apprend à se faire et à se défaire. Si une certaine appropriation de soi est encore pensable, il serait illusoire de la chercher sous la forme d’un en-soi enclos dans sa propre finalité. Elle est sans doute à découvrir dans une incertaine itinérance, avec ce qu’elle comporte d’inclination vers l’autre et d’ouverture de soi, une certaine forme de dépropriation[[Jean Borreil introduit en ces termes la question de la dépropriation, autre manière de nommer la nomadisation qu’il appelle de ses vœux : “cette radicale impropriété qui est notre lot et que nous recouvrons du fantôme d’un propre et d’une appartenance comme faisant notre propre, cherchant ainsi notre singularité là où nous ne la trouverons pas parce qu’elle “n’y est pas”, dans le monde des opinions, au lieu de la chercher là “où elle est”, dans la nomadisation d’un processus permanent, sans cesse se défaisant en se faisant, de renaissances jamais fondatrices. (…) L’étrangéisation constitue ainsi la condition de possibilité d’un advenir à soi; la dépropriation la condition de possibilité d’une certaine appropriation”. Jean Borreil, La raison nomade, Payot, 1993, respectivement pp. 36 et 58..
Autodissoudre. La pensée du complexe provoque une fixité aveugle par la fascination qu’elle induit pour la compacité et l’opacité de l’ordre institué. Elle ne sait voir que les agencements en permanents réagencements qui président à l’autoréalisation du donné et de l’institué. Dans l’univers de la complexité, chaque chose répond aux choses et chaque fonction se réajuste aux autres par une sorte de positivité plastique qui en vient à absorber le plus petit élan de créativité et le moindre influx social. Mais un tel enfermement du monde dans ses ensembles fonctionnels – et dans les mécanismes anonymes qui les coagulent et les recomposent – entraîne la méconnaissance complète de la capacité d’une communauté humaine à instituer ce qui est nécessaire à son accomplissement et en occulte donc le mouvement instituant, le seul mouvement authentiquement fondé et véritablement humain. La complexité offre l’image d’un monde mouvant, en constant redéploiement à travers ses rétroactions et ses interactions, un monde ou la fluidité des fonctions et leur ajustement en continu crée une illusion d’ouverture alors qu’elle ne procède en fait que par l’actualisation de dispositifs existants et la simple adaptation d’un déjà-donné jamais remis en cause. Ce que cache cette agitation brownienne qui ressortit à la réarticulation sans fin – et dépourvue de sens – des différents agencements fonctionnels, c’est en fait l’enfermement du socius dans la circularité objective des automatismes systémiques et, en particulier, dans le plus prégnant d’entre eux, le mécanisme de la valeur d’échange[[Pour une critique de cet “encerclement” du socius par les automatismes systémiques, voir le livre de Jean-Marie Vincent, Critique du travail (le faire et l’agir), P.U.F., 1987.. On rencontre là ce qui pourrait être l’hypostase ultime du réel, sa réification paroxystique. La complexité invoque un nouveau mode de mise en existence qui apprend à se déprendre de l’effort conscient des hommes pour constituer leur environnement de vie et en élucider les processus d’institutionnalisation. Trop complexe pour être déchiffré ou pour envisager sa transformation, l’univers contemporain se voit ainsi absoudre de tous ses péchés – que lui reprocher, en effet, dès lors qu’il excède par nature les moindres tentatives qui sont faites pour le réfléchir et le mettre en discussion ?
L’activité réfléchissante et délibérante s’égare dans les multiples injonctions contradictoires du complexe, dans ses rétroactions sans fin et ses interrelations qui se répondent entre elles à la recherche d’une cristallisation organisationnelle qui ne sera jamais que provisoire ; elle se perd dans cet univers de la fonctionnalité close qui emprisonne les réalités de vie. Pourquoi interroger le donné s’il n’est ainsi que parce qu’il doit l’être au nom du privilège d’un état de fait ? Le discours de la complexité sert de cache-sexe à ce grand renoncement; il le légitime en détournant l’attention de la société des raisons et des logiques qui gouvernent son institutionnalisation[[Le discours de la complexité correspond à l’expression contemporaine de l’hétéronomie telle que Comélius Castoriadis l’a définie : le mode d’être d’une société qui méconnaît son pouvoir instituant (son pouvoir d’auto-création), le refoule de différentes manières, que ce soit par la croyance dans une source extra-sociale de l’être / étant ou par la fétichisation du réel tel qu’il s’est déjà réalisé.. La société refoule toute interrogation sur ce qui est – et sur ce qui justifie qu’il le soit ainsi – en renvoyant la question de son mouvement et l’origine de ses évolutions à une source extra-sociale (un fétiche) : l’agitation “créatrice” des interactions/rétroactions de l’univers des complexités, en oubliant que derrière la complexité il y a avant tout la formidable sédimentation de mécanismes, réglementations et autres agencements fonctionnels qu’elle a elle-même créés au fur et à mesure de son histoire.
La saturation fonctionnelle du monde vécu et la clôture de sens qui en découle s’originent directement dans cet aveuglement et ne laissent pas d’autres perspectives aux individus que de s’adapter à l’état de fait qu’ils rencontrent et de s’incliner devant lui. A l’encontre de ces formes de subjectivation, les plus conservatrices et les plus normalisées, celles qui rétrécissent leur champ de perception à la seule appréhension fonctionnelle du donné social et qui se montrent donc incapables de construire la moindre distance singularisatrice à l’ordre des choses, à l’encontre donc de cette subjectivation essentiellement instrumentale, une ouverture des modes d’attention à la vie est à rechercher, sans doute du côté d’une affirmation positive de soi des subjectivités, qu’elles soient individuelles ou collectives… et cet engagement positif des modes de subjectivation a nécessairement à voir avec une expérimentation praxique de l’auto-dissolution. Là où s’exerce une subjectivité véritablement créatrice, le culte de la factualité ne saurait subsister, pas plus que ne le peut alors la clôture cognitive du donné ; à l’encontre du conformisme subjectif qui s’avère impuissant à percevoir ce que le monde réserve d’inaccompli et de possible, une subjectivité créatrice s’emploiera au contraire à impulser le déploiement du nouveau et à dissoudre ce qui l’entrave, à dissoudre autant que nécessaire et tant que nécessaire. C’est d’ailleurs ce à quoi nous invite le capitalisme développé qui est pris aujourd’hui d’une frénésie irrépressible de restructuration, délocalisation et autres tentatives de reterritorialisation, tout un ensemble de pratiques organisationnelles qui cherche dans la destruction/ déstructuration de l’existant un nouveau souffle à son développement, comme si la dissolution et l’entrée en mobilité des structures et des hommes réservaient des gisements de productivité.
Il y aurait quelque chose de paradoxal à laisser ainsi la praxis de l’auto-dissolution à la seule initiative du capital. L’auto-dissolution, dans ce qu’elle présuppose d’engagement critique vis-à-vis de l’existant et d’insoumission à l’ordre des faits, ouvre un possible à l’espérance. Une subjectivité qui ne renonce pas à instituer ce qui est nécessaire à son accomplissement, et qui respecte en cela ses capacités créatives, est une subjectivité qui apprend à autodissoudre ce qu’elle a fait être et ce qui entrave aujourd’hui ce qu’elle revendique d’être. En cela la destruction n’a rien de mortifère, elle préside au contraire à l’ouverture du novum. En effet pourquoi le progrès devrait-il s’accompagner d’une saturation de l’être, au risque de le piéger dans ce formant informe de la complexité grandissante ? Pourquoi n’y aurait-il progrès que sous la forme d’une accumulation quantitative de l’être et dans son augmentation en continu ?[[Sur la question de la dissolution et la méfiance qu’elle suscite, voir Toni Negri “Lettre archéologique”, in Félix Guattari et Toni Negri, Les nouveaux espaces de liberté, Dominique Bedou, 1985.
La présence spatialisante. Il n’y a pas pire obstacle au déploiement de l’expérience subjective et aux modes d’individuation qui l’animent, que la déchéance de ses qualités temporelle et historique, car en scotomisant l’historicité d’une expérience, on lui confisque à la fois la processualité dont elle procède et l’ouverture à laquelle elle accède, autrement dit, on lui interdit l’accès à ce passé qui la fait advenir et à ce futur qu’elle est susceptible d’accomplir. A cette dénégation de la temporalité répond l’étouffement de l’être sous l’omniprésence de la factualité et de l’objectivité du présent, un présent immédiatement donné à la conscience et envers lequel il n’est d’autre possibilité que de marquer son adhésion et d’accorder son identification, faute de pouvoir le mettre en perspective. Ne saisir le monde que sous son aspect le plus spatialisé, en accordant ainsi une prévalence au géomorphisme de l’ordre institué au détriment de sa processualité, fait refluer le temps au risque de piéger l’être dans “l’espace nuisible”[[. L’expression est de Georg Lukacs, in Histoire et conscience de classe, Les éditions de Minuit, 1960, (Trad. de K. Axelos et de J. Bois), p. 251. d’un présent sans devenir, complètement enclavé dans son réalisé. La spatialisation du vécu représente l’une des sources les plus actives du délitement accéléré des subjectivités. Une conscience du monde aussi spatialisée, c’est une conscience qui se donne le monde comme identité parfaitement établie, fermement inscrite dans le réel, mais cette distorsion pathogène de la structure spatio-temporelle de l’existence se révèle d’emblée sous un autre jour, c’est une conscience qui se donne au monde, qui s’y abandonne aveuglément: elle s’y perd comme on se perd dans un espace dont on méconnaît les ouvertures et les portes de sortie, un espace devenu trop homogène pour se déprendre de son actualité présentifiée.
Du point de vue de l’implication et de la complexion de ses manières d’être, cette sur-spatialisation provoque une mise en existence de type compulsif, comme si par-là seulement l’existence advenait à sa réalité ; sous l’effet de la refluence du temps, les processus de subjectivation opèrent alors par identification immédiate à ce qui est présent, faute de pouvoir “développer ses propres distances de singularisation à l’égard de la subjectivité normalisée”[[Felix Guattari, Les trois écologies, Galilée, 1989, p.20.. Que l’on ne se méprenne pas sur ce constat, la spatialisation des modes d’être n’est pas en soi mortifère, c’est sa prévalence excessive qui finit par exproprier les expériences de vie de leur propre historicité et qui donc en opère le laminage. Bien au contraire, l’idéal de spatialité représente la condition même de l’inclusion et de l’agrégation des expériences singulières et donc la condition de ce qu’est l’entrée en rapport social des individus, car ce processus de spatialisation va disposer les schèmes de convergence et d’ensemblisation (l’architecture de l’institué) sans lesquels les hommes ne sauraient se rapporter les uns aux autres, tant il est vrai qu’il n’y a d’existence que référée à son institutionnalisation et aux configurations cognitives et praxiques qui en permettent l’énonciation. Autre manière de dire que l’être social ne saurait être hors de l’institutionnalisation/spatialisation de ses conduites de vie et hors d’un idéal de formalisation dans lequel il s’inclut.
Que la spatialité soit une composante irréductible du fait d’existence ou du fait de socialité, voilà quelque chose qui s’impose sauf à considérer les réalités sociales sous l’aspect d’une informe réticulation, mais encore faut-il la considérer en tant que spatialité ouverte, donc l’entendre comme spatialité processuelle – une spatialisation qui respecte sa propre historicité. S’il y a un privilège de raison ou de fait accordé au spatial dans ce continuum spatio-temporel qui constitue le social[[Joseph Gabel voit dans la prépondérance de l’élément spatial par rapport à l’élément temporel, dans la saisie du monde, la source de la déchéance de la qualité dialectique de la pensée. A la suite de Lukacs, il relève que l’univers de la réification est essentiellement un univers de la spatialisation. Voir à ce propos, La fausse conscience, Les éditions de Minuit, 1962, et Études dialectiques, Méridiens Klincksieck, 1990. A cette dialectique spatialité / temporalité répond chez Castoriadis la dialectique institué / instituant et sans doute aussi la dialectique territorialité / déterritorialisation que l’on rencontre dans les travaux de Félix Guattari., il se fait au mépris de cette créativité axiologique que réserve une temporalité pleinement vécue. Il n’y a donc pas à s’étonner que la technologie politique de la surimplication s’emploie justement à résorber la dimension temporelle du temps présent au point où l’expérience vécue au présent en vient à se perdre dans l’instantanéité de l’action ; c’est la guerre du temps[[Selon l’expression de Paul Virilio dans Vitesse et politique, Galilée, 1977. qui se radicalise ainsi sous le post-fordisme. Ce temps que le post-fordisme a colonisé, ce n’est pas le temps taylorisé, ce temps réifié par la répétitivité de la tâche et perverti par la linéarité mécanique du processus de production, un temps exproprié par l’ordre machinique et dévitalisé, non, c’est un temps qui, plus profondément peut-être, se déshistoricise, un temps systématiquement spatialisé, un temps qui, à trop vouloir se circonscrire et se finaliser, finit par se déréaliser, un temps qui efface sa propre processualité. Sous le post-fordisme, l’idéal projectif finit par avoir raison du temps dans ce qu’il possède d’ouverture et d’indécision – de vécu, en fait – ; ne subsiste alors que l’ordonnancement univoque des objectifs de tous ordres et autres projections définitivement fixées. Il n’y a plus d’implication qui vaille si elle ne s’ordonne pas – si elle ne s’identifie pas – à certains de ces segments de temps, qu’ils expriment un projet professionnel ou qu’ils relèvent plus prosaïquement d’un objectif de production. Un temps spatialisé – des objectifs, un projet – un temps qui ne se vit plus dans sa temporalité, mais un temps auquel on adhère et auquel on s’identifie, comme on le fait pour toute chose dont la compacité est telle qu’elle inhibe toute possibilité de prise de distance et d’ouverture.