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Postmodernisme et marché

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La linguistique[[Ce texte est le chapitre 8 d’un ouvrage récent de F. Jameson Postmodernism, or The Cultural Logic of Capitalism, Durham, Duke University Press, 1991. dispose d’un système bien pratique qui malheureusement fait défaut dans l’analyse idéologique : elle peut marquer un mot donné soit comme “mot” soit comme “idée” en utilisant soit des barres soit des crochets. Ainsi, le mot marché, avec ses différentes prononciations dialectales et ses origines étymologiques en latin dans le sens de commerce et marchandise, est décrit /marché/; tandis que le concept, tel que l’ont théorisé les philosophes et les idéologues à travers les âges, d’Aristote à Milton Friedman, serait écrit “marché”. On peut penser un instant que cela pourrait résoudre nombre de nos problèmes quand nous traitons un sujet de cet ordre, qui est à la fois une idéologie et un ensemble de problèmes institutionnels pratiques : mais alors on se rappelle les grands mouvements de tenailles du premier chapitre des Grundrisse, où Marx détruit les espoirs et les attentes de simplification des proudhoniens ; ils pensaient en effet qu’ils pouvaient se débarrasser de tous les problèmes liés à l’argent en abolissant l’argent, sans voir que ce sont les contradictions mêmes du système d’échange qui sont objectivées et qui s’expriment dans l’argent ; par conséquent elles se perpétueront de manière identique avec d’autres substituts plus simples, comme des coupons correspondant à la durée du travail. Ces derniers, observe sèchement Marx, retourneraient tout simplement à l’argent lui-même, le capitalisme continuant, et toutes les contradictions antérieures reviendraient en force.

Il en est de même des tentatives de séparer idéologie et réalité l’idéologie du marché malheureusement n’est pas un luxe ou un embellissement supplémentaire dans l’idéation ou la représentation qui puisse être écarté du problème économique pour être envoyé à une sorte de morgue culturelle ou superstructurelle et y être disséqué par des spécialistes. D’une certaine façon, elle est générée par la chose même, comme une après-image objectivement nécessaire : les deux dimensions doivent être enregistrées ensemble, dans leur identité aussi bien que dans leurs différences. Elles sont, pour reprendre une expression contemporaine mais déjà démodée, semi-autonomes, ce qui signifie, si cela doit signifier quelque chose, qu’elles ne sont pas véritablement autonomes ou indépendantes l’une de l’autre, mais qu’elles ne font pas non plus qu’un. Le concept marxien d’idéologie a toujours eu pour objet de respecter et de développer le paradoxe de la simple semi-autonomie du concept idéologique, par exemple, les idéologies du marché, relativement au marché même – ou dans le cas qui nous occupe, les problèmes de marché et de planification dans le capitalisme tardif aussi bien que dans les pays socialistes aujourd’hui. Mais le concept marxien classique (y compris le mot même d’idéologie, lui-même quelque chose comme l’idéologie de la chose, en tant qu’opposée à sa réalité) est souvent tombé en panne précisément à cet égard, devenant purement autonome et ensuite dérivant comme un simple “epiphenomenon” dans le monde des superstructures, tandis que la réalité demeurait en dessous, responsabilité quotidienne des économistes professionnels.

Il y a bien sûr de nombreux modèles professionnels d’idéologie dans Marx lui-même. L’exemple suivant issu des Grundrisse qui met en lumière les illusions des proudhoniens a été moins remarqué et étudié, mais il est très riche et très suggestif. Marx discute un élément central de notre question, à savoir la relation des idées et des valeurs de la liberté et de l’égalité avec le système de l’échange; et il montre, comme Milton Friedman, que ces concepts et valeurs sont réels et objectifs, engendrés organiquement par le système de marché lui-même, et qu’ils lui sont dialectiquement et indissolublement liés. Et il ajoute -j’allais dire maintenant, à la différence de Friedman, mais après réflexion je me souviens que même ces conséquences déplaisantes sont admises, et même quelquefois célébrées par les néo-libéraux – que, en pratique, cette liberté et cette égalité deviennent non-liberté et inégalité. Cependant, il est question de l’attitude des proudhoniens face à ce renversement et de leur incompréhension de la dimension idéologique du système de l’échange et de comment cela fonctionne – à la fois vrai et faux, objectif et illusoire, ce que nous avions l’habitude de rendre par l’expression hégélienne d’ “apparence objective”.

“La valeur d’échange, ou plus précisément le système monétaire, est assurément le système de la liberté et de l’égalité, et ce qui perturbe (les proudhoniens) dans le développement le plus récent du système, ce sont les perturbations immanentes au système, c’est-à-dire la réalisation effective de l’égalité et de la liberté, qui se transforment en inégalité et non-liberté. C’est une aspiration aussi pieuse que stupide de souhaiter que la valeur d’échange puisse ne pas se développer en capital, ou que le travail qui produit la valeur d’échange puisse ne pas se développer en travail salarié. Ce qui distingue ces messieurs (en d’autres termes, les proudhoniens, ou comme on pourrait dire aujourd’hui, les social-démocrates) des défenseurs de la bourgeoisie, c’est d’une part leur conscience des contradictions inhérentes au système, et d’autre part leur perspective utopiste, manifeste dans leur incapacité à saisir la différence inévitable entre la forme réelle et la forme idéale de la société bourgeoise, et conséquemment leur désir d’entreprendre la tâche superflue de changer l’expression idéale même en réalité, alors qu’en fait il s’agit simplement d’une image photographique (Lichtbild) de cette réalité.” (traduction libre)[[Marx et Engels : Collected Works, vol. 28, New York, 1987, p. 180.

Il s’agit donc véritablement d’une question culturelle (au sens contemporain du terme), qui pose le problème même de la représentation : les proudhoniens sont des réalistes, pourrait-on dire, de la variété “modèle de correspondance”. Ils pensent, (tout comme les habermassiens aujourd’hui, peut-être) que les idéaux révolutionnaires du système bourgeois – liberté et égalité – sont la propriété de sociétés réelles, et ils remarquent que, alors qu’ils sont encore présents dans l’image utopique idéale de la société de marché bourgeoise, ces mêmes caractéristiques sont malheureusement absentes quand on en revient à la réalité qui a servi de modèle à ce portrait idéal. Il suffirait donc de changer et d’améliorer le modèle pour faire finalement apparaître la liberté et l’égalité, réellement, en chair et en os, dans le système de marché.

Mais Marx est, pour ainsi dire, un moderniste ; et cette théorisation particulière de l’idéologie, s’inspirant, seulement vingt ans après l’invention de la photographie, des portraits photographiques très contemporains (là où auparavant Marx et Engels avaient privilégié la tradition picturale, avec sa variété de chambres noires) -, suggère que la dimension idéologique est intrinsèquement enchâssée dans la réalité, qui la secrète comme une caractéristique nécessaire de sa propre structure. Cette dimension est ainsi profondément imaginaire dans un sens réel et positif, c’est-à-dire qu’elle existe et est réelle pour autant qu’elle est une image, marquée comme telle et destinée à demeurer telle, son irréalité même et son irréalisabilité étant ce qu’il y a de réel en elle. Je pense à des épisodes du théâtre de Sartre qui pourraient servir d’allégories utiles de ce processus particulier: par exemple, le désir passionné d’Électre d’assassiner sa mère, qui se révèle finalement n’avoir jamais eu vocation à se réaliser. Électre, après la réalisation, découvre qu’elle ne voulait pas voir sa mère (“morte”, c’est-à-dire morte en réalité) : elle voulait seulement continuer à désirer avec violence et ressentiment de la voir /morte/. Et il en est ainsi, comme nous allons le voir, avec ces deux caractéristiques plutôt contradictoires du système de marché, la liberté et l’égalité : tout le monde veut les vouloir; mais elles ne peuvent être réalisées. La seule chose qui puisse leur arriver est la disparition du système qui les a générées, abolissant ainsi les “idéaux” avec la réalité elle-même.

Mais redonner à l’ “idéologie” cette relation complexe avec ses racines dans sa propre réalité sociale signifierait réinventer la dialectique, chose que chaque génération échoue, à sa manière, à réaliser. La nôtre n’a d’ailleurs même pas essayé ; et la dernière tentative, celle d’Althusser, a disparu depuis longtemps derrière l’horizon en compagnie des ouragans des années passées. Cependant, j’ai l’impression que seul ce qu’on appelle la “théorie du discours” a tenté de remplir le vide laissé par la disparition dans l’abîme du concept d’idéologie, en même temps que le reste du marxisme classique. On peut facilement adhérer au programme de Stuart Hall fondé, ainsi que je le comprends, sur l’idée que le niveau fondamental auquel est menée la lutte politique est celui de la lutte contre la légitimité des concepts et des idéologies, que la légitimation politique vient de là, et que, par exemple, le thatchérisme et sa contre-révolution culturelle étaient fondés au moins autant sur la délégitimation du Welfare-state ou de l’idéologie social-démocrate (qu’on appelait, aux États-Unis, libérale) que sur les problèmes structurels inhérents au Welfare-state lui-même.

Ceci me permet d’exprimer ma thèse de la façon la plus forte, à savoir que la rhétorique du marché a été une composante fondamentale et centrale de cette lutte idéologique pour la légitimation ou la délégitimation du discours de gauche. La reddition aux diverses formes de l’idéologie du marché – celle de la gauche, précisons, pour ne mentionner qu’elle – a été imperceptible mais, à un degré alarmant, universelle. Tout le monde aujourd’hui est disposé à marmonner, comme si c’était une concession sans conséquence que de se rallier à l’opinion publique et au sens commun (ou à des présupposés partagés de communication), qu’aucune société ne peut fonctionner efficacement sans marché et que la planification est de toute évidence impossible. Ceci est le deuxième volet du destin d’un discours plus ancien, celui de la “nationalisation”, qui avait cours quelque vingt ans plus tôt, exactement comme, en général, le postmodernisme intégral (particulièrement dans le champ politique) s’est révélé être la conséquence, la continuation et l’accomplissement de l’épisode “fin des idéologies” qui a marqué les années cinquante. A cette époque nous étions prêts à ajouter notre accent à la proposition qui se diffusait largement à savoir que le socialisme n’avait rien à voir avec la nationalisation : la conséquence, c’est qu’aujourd’hui nous sommes contraints d’admettre que le socialisme n’a véritablement plus rien à voir avec le socialisme lui-même. Que le marché soit “dans la nature humaine” est une proposition que l’on ne peut laisser passer sans discussion; à mon avis, c’est là le terrain le plus crucial de la lutte idéologique aujourd’hui. Si on laisse passer cette assertion sous prétexte qu’elle semble sans conséquence, ou pire, parce qu’on en est soi-même convaincu, au plus profond de soi, alors il est vrai que le socialisme et le marxisme auront effectivement perdu toute légitimité, au moins pour un temps. Sweezy nous rappelle que le capitalisme n’a pas réussi à s’implanter dans un certain nombre d’endroits avant d’arriver finalement en Angleterre et que, si les socialismes existants tombent à l’eau, il y en aura d’autres, meilleurs, plus tard. C’est aussi ce que je crois, mais rien ne nous oblige à en faire une prophétie qui s’auto-accomplisse. Dans le même état d’esprit, je veux ajouter aux formulations et aux tactiques de l’ “analyse du discours” de Stuart Hall, un qualificatif (qualifier) historique du même genre : le niveau fondamental sur lequel se mène la lutte politique est celui de la légitimité de concepts tels que planification ou marché – au moins dans notre situation présente. Dans le futur, la politique prendra des formes plus activistes, tout comme cela s’est produit dans le passé.

Nous devons enfin ajouter, sur ce point de méthodologie, que le cadre conceptuel de l’analyse du discours – bien qu’il nous permette d’une manière commode, dans une période postmoderne, de pratiquer une analyse idéologique sans lui donner ce nom – n’est pas plus satisfaisant que les rêveries des proudhoniens : autonomiser la dimension du /concept/ et l’appeler “discours” suggère que cette dimension est potentiellement non reliée à la réalité et qu’elle peut flotter à son côté, pour fonder sa propre sous-discipline et susciter ses propres spécialistes. Je préfère encore appeler le /marché/ ce qu’il est, à savoir un idéologème, et en dire ce que l’on doit dire de toutes les idéologies : que, malheureusement, il nous faut parler des réalités tout autant que des concepts. Est-ce que le discours sur le marché est pure rhétorique ? Oui et non (pour reprendre la grande logique formelle de l’identité de l’identité et de la non-identité) et pour bien faire, il faut parler des marchés réels aussi bien que de la métaphysique, de la psychologie, de la publicité, de la culture, des représentations, et des appareils libidinaux.

Mais cela signifie d’une certaine façon que l’on fait le tour du vaste continent de la philosophie politique en tant que tel, lui-même une sorte de “marché” idéologique, dans lequel, comme dans quelque gigantesque combinatoire, sont disponibles toutes les variantes possibles et toutes les combinaisons de “valeurs”, “options” et “solutions” politiques, à condition que vous pensiez avoir la liberté de choix parmi eux. Dans ce grand bazar on peut faire varier le rapport entre liberté et égalité en fonction de son propre tempérament, par exemple en considérant l’intervention de l’État, en tant qu’elle est combattue en raison du tort qu’elle peut causer à telle ou telle représentation de la liberté individuelle ou personnelle ; ou bien en considérant l’égalité, en tant qu’elle est déplorée parce que ses valeurs conduisent à demander des corrections des mécanismes du marché et l’intervention d’autres espèces de “valeurs” et de priorités. La théorie de l’idéologie exclut cette “optionnalité” des théories politiques, non seulement parce que les “valeurs” en elles-mêmes ont des sources, liées à la classe sociale et inconscientes, plus profondes que celles de l’esprit conscient, mais aussi parce que la théorie est elle-même une sorte de forme déterminée par son contenu social, et qu’elle reflète la réalité sociale de façon plus compliquée qu’une solution “reflète” son problème. Ce que l’on peut ici observer à l’œuvre, c’est la loi dialectique fondamentale de la détermination d’une forme par son contenu : phénomène qui n’existe pas dans les théories ou les disciplines dans lesquelles il n’y a pas de différenciation entre un niveau des “apparences” et un niveau de “l’essence”, et dans lesquelles une décision consciente ou une persuasion rationnelle peuvent modifier des phénomènes éthiques ou relevant de la simple opinion politique. Assurément, l’extraordinaire remarque de Mallarmé – “Il n’existe d’ouvert à la recherche mentale que deux voies, en tout, où bifurque notre besoin, à savoir, l’esthétique d’une part et aussi l’économie politique”[[Cf. Stéphane Mallarmé : “Magie” in Variations sur un sujet, in Œuvres complètes, Paris, 1945, p. 399. Cette phrase, que j’ai citée en exergue dans mon Marxism and Form, est le fruit d’une méditation complexe sur la poésie, la politique, l’économie et les classes sociales, écrite en 1895 à l’aube même du modernisme. – suggère que les affinités les plus profondes entre la conception marxienne de l’économie politique en général et le domaine de l’esthétique (comme par exemple dans l’œuvre d’Adorno ou de Benjamin) se situent précisément ici, dans la perception que partagent ces deux disciplines de cet immense mouvement dual entre un plan de la forme et un plan de la substance (pour utiliser le langage alternatif du linguiste Hjemslev).

On pourrait voir là une confirmation du traditionnel reproche fait au marxisme de manquer de toute réflexion politique autonome, ce qui, pourtant, pourrait plutôt apparaître comme une force que comme une faiblesse. Le marxisme n’est certes par une philosophie politique de la variété weltanschauung, et il n’est en aucun cas comparable au conservatisme, au libéralisme, au radicalisme, au populisme ou à tout autre. Il y a sans conteste une pratique marxiste de la politique, mais la pensée politique dans le marxisme, quand elle n’est pas pratiqué en se sens, n’a rien à voir qu’avec l’organisation économique de la société et avec la façon dont les gens coopèrent pour organiser la production. Ceci signifie que le “socialisme” n’est pas exactement une idée politique, ou si vous voulez, qu’il présuppose la fin d’une certaine pensée politique. Cela signifie aussi que nous avons nos homologues parmi les penseurs bourgeois, non pas les fascistes (qui n’ont produit que très peu de pensée en ce sens, et qui de toute façon ont disparu historiquement), mais plutôt les néolibéraux et les adeptes du marché: car à leurs yeux également, la philosophie politique est sans valeur (au moins dès qu’on s’est débarrassé des arguments de l’ennemi marxiste et collectiviste), et la “politique” ne signifie maintenant que prendre soin de, et alimenter l’appareil économique (dans ce cas, le marché plutôt que les moyens de production possédés et organisés collectivement). 3e vais donc affirmer que nous avons beaucoup en commun avec les néo-libéraux, en fait virtuellement tout- sauf l’essentiel !

Mais il faut d’abord dire une évidence, à savoir que le slogan du marché ne recouvre pas seulement une grande variété de référents ou de préoccupations différentes, mais qu’il est aussi pratiquement toujours une fausse appellation. Pour une bonne raison. le marché libre n’existe plus aujourd’hui dans le domaine des oligopoles et des multinationales : Galbraith a suggéré, il y a bien longtemps, que nos oligopoles étaient des substituts imparfaits de la planification de type socialiste.

Cependant, dans son acception générale, le marché en tant que concept a rarement quelque chose à faire avec le choix ou la liberté, qui sont déterminés à l’avance pour nous, qu’il s’agisse de nouveaux modèles de voitures, de jouets ou de programmes de télévision: assurément nous faisons un choix parmi ces éléments, mais il est difficile d’affamer que nous avons eu notre mot à dire en faisant un choix véritable. Donc l’homologie avec la liberté est au mieux une homologie avec la démocratie parlementaire de type représentatif qui est la nôtre.

Il est vrai également que le marché dans les pays socialistes semblera plus concerné par la production que par la consommation, puisque le problème souligné comme le plus urgent est celui qui consiste à fournir des pièces détachées, des composants, et des matières premières à l’intention d’autres unités de production (le marché de type occidental étant alors fantasmé comme la solution). Mais vraisemblablement, le slogan du marché, et toute la rhétorique qui l’accompagne, ont été conçus pour assurer un glissement et un déplacement décisifs du caractère conceptuel de la production vers celui de la distribution et de la consommation : ce qu’en fait il ne semble réaliser que rarement.

Il semble aussi, soit dit en passant, masquer le problème si crucial de la propriété, avec lequel les conservateurs ont eu de notables difficultés intellectuelles : ici, l’exclusion de “la justification de titres originaux de propriété”[[Norman P. Barry : On Classical Liberalism and Libertarianism, New York, 1987, p. 13. sera considérée comme une construction synchronique qui exclut la dimension de l’histoire et le changement historique systémique.

Il faut enfin remarquer que, aux yeux de nombreux néo-libéraux, non seulement nous n’avons pas encore de marché libre, mais ce que nous avons à sa place (et qui est parfois défendu comme un “marché libre” face à l’Union Soviétique)[[Ibid., p. 194. – à savoir des compromis et des ententes entre groupes de pression, intérêts particuliers et équivalents – est en soi, selon la Nouvelle Droite, une structure absolument opposée au véritable marché libre et à son établissement. Ce type d’analyse (parfois appelée théorie du choix public) est l’équivalent à droite de l’analyse de gauche des médias et du consumérisme (en d’autres termes, la théorie obligatoire de la résistance, l’explication de ce qui, dans l’espace public et la sphère publique, empêche généralement les gens d’adopter un meilleur système et interdit leur compréhension et leur réception d’un tel système).

On peut alors chercher les raisons du succès de l’idéologie de marché ailleurs que dans le marché lui-même (même quand on a fait le tri précis de celui qui, parmi ces nombreux phénomènes, est désigné par le mot). Mais il vaut mieux commencer par la version métaphysique la plus forte et la plus large, qui associe le marché et la nature humaine. Ce point de vue apparaît sous des formes nombreuses et souvent imperceptibles, mais il a été très bien globalisé par Gary Becker dans son admirable approche totalisante : “Je dis que l’approche économique fournit un cadre unifié précieux pour comprendre tout comportement humain”[[Gary Becker : An Economic Approach to Human Behavior, Chicago, 1976, p. 14.. Ainsi, par exemple, le mariage peut donner lieu à une analyse en termes de marché : “Mon analyse suggère que les personnes semblables ou dissemblables s’unissent quand cette union maximalise le rendement de l’ensemble des équipements ménagers par rapport à tous les autres mariages, que ce soit du point de vue financier (comme les revenus du travail ou de la propriété), génétique (comme la taille ou l’intelligence), ou psychologique (comme l’agressivité ou la passivité).”[[Ibid., p. 217. Mais là, une note en bas de page apporte un éclaircissement fondamental, qui permet d’entrevoir quel est l’enjeu véritable de l’intéressante proposition de Becker : “Permettez-moi de souligner à nouveau que le rendement en marchandises n’est pas la même chose que le produit national tel qu’on le mesure habituellement, mais qu’il inclut les enfants, la camaraderie, la santé, et diverses autres choses.” Ce qui saute immédiatement aux yeux, alors, c’est le paradoxe (de la plus haute signification pour un théoricien marxien de passage) que ce modèle de marché scandaleux entre tous est en réalité un modèle de production ! Dans ce modèle, la consommation est explicitement décrite comme la production d’une commodité ou d’un service spécifique, en d’autres termes, une valeur d’usage qui peut être n’importe quoi, de la satisfaction sexuelle jusqu’à un lieu convenable pour s’en prendre à ses enfants quand le monde extérieur est hostile. Voici la description centrale de Becker :

L’approche théorique centrée sur la fonction de la production domestique souligne les services parallèles fournis par les firmes et par les foyers en tant qu’entités organisationnelles. Le foyer, de façon analogue à la firme typique analysée dans la théorie de la production habituelle, investit dans des avoirs en capitaux (l’épargne), l’équipement (les biens durables), et le capital, incarné dans sa force de travail (le capital humain des membres de la famille). En tant qu’unité organisationnelle, le foyer, comme la firme, s’engage dans la production en utilisant ce travail et ce capital. On considère que ceux-ci maximisent leur fonction objective, en étant sujets à des contraintes de ressources et de technologie. Le modèle de la production met non seulement l’accent sur le fait que le foyer est l’unité d’analyse appropriée dans la théorie de la consommation, il fait ressortir également l’interdépendance des différentes décisions au sein du foyer décisions à propos de l’offre de la force de travail et des dépenses de temps et de biens dans une période du temps donnée, ainsi que des décisions sur les mariages, la taille des familles, l’insertion dans la force de travail, et les dépenses consacrées aux biens et aux investissements de capital humain, dans le cadre d’une analyse du cycle de vie.
La reconnaissance de l’importance du temps comme ressource rare dans le foyer a joué un rôle essentiel dans le développement des applications empiriques de cette approche centrée sur la fonction de la production domestique?[[Ibid., p. 141.

Je dois admettre que ceci, à mon avis, est acceptable et fournit une vision parfaitement réaliste et judicieuse non seulement de ce monde humain mais de tous les autres, jusqu’aux tout premiers hominidés. Laissez-moi souligner quelques caractéristiques essentielles du modèle de Becker : la première est l’accent mis sur le temps considéré comme ressource (il a intitulé un de ses essais fondamentaux “A Theory of the Allocation of Time”). On trouve là bien sûr largement la propre vision de la temporalité de Marx, telle qu’elle se dégage des Grundrisse, où finalement toute valeur est une question de temps. Je veux aussi suggérer la cohérence et la parenté entre cette proposition particulière et une grande partie des théories ou philosophies contemporaines, ce qui a conduit à une prodigieuse expansion de ce que nous considérons comme un comportement rationnel ou significatif. Voici mon opinion : spécialement après la diffusion de la psychanalyse, mais aussi en raison de l’évaporation de “l’altérité” dans un monde qui rétrécit et dans une société envahie par les médias, il reste très peu de choses qui puissent être considérées comme “irrationnelles” au sens ancien de “incompréhensibles” : les formes les plus viles de prises de décision et de comportements humains – tortures par des sadiques et interventions à l’étranger, déguisées ou non, des chefs de gouvernement – nous sont à tous dorénavant compréhensibles (au sens d’un Verstehen diltheyien, disons), indépendamment de ce que nous en pensons. Un concept aussi extraordinairement élargi de la Raison a-t-il encore une valeur normative (comme le pense toujours Habermas) dans un contexte dans lequel son opposé, l’irrationnel, s’est rétréci au point d’être virtuellement inexistant ? C’est une autre question, certes intéressante. Mais les calculs de Becker (et le mot, chez lui n’implique pas l’homo oeconomicus, mais plutôt des comportements de toute sorte, très irréfléchis, quotidiens, “préconscients”) se situent dans ce courant ; assurément, ce système me fait penser plus qu’à tout autre chose à la liberté sartrienne, dans la mesure où il implique une responsabilité pour chacun de nos actes ; le choix sartrien (qui, bien sûr, se pose également à un niveau de comportement quotidien, non auto-conscient) signifie la production individuelle ou collective à chaque moment des “marchandises” de Becker (qui ne sont pas nécessairement hédoniques, au sens étroit du mot, l’altruisme par exemple étant une de ces marchandises ou de ces plaisirs). Les conséquences en termes de représentation d’un tel point de vue vont maintenant nous conduire tardivement à prononcer, pour la première fois, le mot postmodernisme. Seuls les romans de Sartre (et ce sont des échantillons, des fragments énormes, inachevés) donnent une idée de ce à quoi pourrait ressembler une représentation de la vie qui interpréterait et raconterait chaque acte et chaque geste humain, chaque désir et chaque décision conformément au modèle de maximisation de Becker. Une telle représentation révèlerait un monde singulièrement sans transcendance et sans perspective (la mort y apparaît, par exemple, comme n’importe quelle autre question de maximisation de l’utilité), et certes sans intrigue dans un sens traditionnel, puisque tous les choix seraient équidistants et situés sur le même plan. L’analogie avec Sartre, cependant, suggère que ce type de lecture – qui devrait être largement une rencontre démystifiante, les yeux dans les yeux, avec la vie quotidienne, sans distance et sans embellissements – pourrait, tout compte fait, ne pas être postmoderne au sens le plus fantastique de cette esthétique. Becker semble être passé à côté des formes les plus sauvages de consommation que l’on trouve dans le postmoderne, qui est capable de mettre en scène un délire virtuel de la consommation, de l’idée même de consommation : dans le postmoderne, en effet, c’est l’idée même de marché qui est consommée avec la plus prodigieuse satisfaction, comme si c’était un bonus ou un surplus du processus de réification marchande. Les calculs rationnels de Becker sont loin de correspondre à cela, et pas nécessairement parce que le postmodernisme est en contradiction ou incompatible avec le conservatisme politique, mais bien plutôt parce que son modèle est finalement un modèle de production et pas du tout de consommation, comme on l’a suggéré ci-dessus. Cela rappellera la grande introduction des Grundrisse, dans laquelle la production devient consommation et distribution, et ensuite ne cesse de revenir à sa forme productive de base (à l’intérieur de la catégorie systémique élargie de la production que Marx souhaitait substituer à la catégorie thématique ou analytique). Assurément, on peut regretter que ceux qui célèbrent communément le marché – les conservateurs théoriques – n’arrivent pas à manifester beaucoup de plaisir ou de jouissance (et comme nous le verrons ci-après, leur marché sert essentiellement de gendarme pour tenir Staline éloigné des barrières, et avec de surcroît le soupçon que Staline lui-même est un simple nom de code pour Roosevelt).

Dans son aspect descriptif, donc, le modèle de Becker me semble irréprochable et très fidèle à la vie, telle que nous la connaissons ; quand il devient prescriptif, bien sûr, nous nous trouvons face aux formes les plus insidieuses de la réaction (les deux conséquences que j’en tire le plus volontiers sont, premièrement, que les minorités opprimées ne font qu’aggraver leur condition en se défendant; et deuxièmement, que la production domestique, au sens précis qu’il lui donne voir – ci-dessus -, perd sérieusement de sa productivité quand la femme exerce un métier). Mais il est facile de voir comment cela peut être vrai. Un modèle de Becker est postmoderne par sa structure de transcodage. Deux systèmes d’explication séparés sont ici combinés au moyen de l’affirmation d’une identité fondamentale (dont on proclame continûment qu’elle n’est pas métaphorique, signe le plus sûr d’une intention de métaphoriser) : d’un côté, le comportement humain (surtout la famille ou l’oikos), de l’autre, la firme ou l’entreprise. Le fait de retranscrire ensuite les phénomènes comme le temps libre et les traits de personnalité en matières premières potentielles produit force et clarté mais il ne s’ensuit pas cependant que l’on puisse enlever les guillemets qui signifient le sens figuré, comme on arrache triomphalement le voile d’une statue, permettant alors de raisonner sur les questions domestiques en termes de monnaie ou d’économie en tant que telle. Mais c’est exactement ce que fait Becker quand il “déduit” ses conclusions pratico-politiques. Là non plus, il n’atteint pas la postmodernité absolue, dans laquelle le processus de transcodage a pour conséquence la suspension de tout ce qui était habituellement “littéral”. Becker veut organiser les outils de la métaphore et de l’identification figurée, uniquement pour revenir finalement au niveau littéral (qui, entre-temps, s’est évaporé et lui a échappé dans le capitalisme dit).

Pourquoi ne suis-je particulièrement scandalisé par rien de tout cela, et comment en trouver un “bon usage” ? Comme chez Sartre, chez Becker, le choix se pose à l’intérieur d’un environnement déjà donné, que Sartre théorise comme tel (il l’appelle la “situation”), mais que Becker néglige. Chez l’un comme chez l’autre, nous sommes en présence d’une réduction bienvenue du sujet à l’ancienne mode (l’individu, ou l’ego), qui n’est maintenant guère plus qu’un point de conscience dirigé vers tout le stock de matériaux disponibles dans le monde extérieur, et qui prend des décisions à partir de cette information, qui sont “rationnelles” dans le sens élargi de “ce que tout autre être humain pourrait comprendre” (au sens de Dilthey, ou de Rousseau, “ce avec quoi tout autre être humain pourrait sympathiser”). Ce qui signifie que nous sommes libérés de toutes sortes de mythes plus proprement “irrationnels” à propos de la subjectivité et que nous pouvons porter notre attention sur cette situation elle-même, cet inventaire disponible de ressources qu’est le monde extérieur lui-même et qui doit être maintenant assurément appelé Histoire. Le concept sartrien de la situation est une nouvelle façon de penser l’histoire comme telle ; Becker évite de procéder ainsi, pour de bonnes raisons. J’ai laissé entendre que même dans le socialisme (comme dans les modes de production plus anciens) on peut imaginer que les gens agissent selon le modèle de Becker. Ce qui sera différent est alors la situation même: la nature du “ménage”; le stock de matières premières ; la forme même des “marchandises” qui seront produites. Le marché de Becker n’en arrive donc pas du tout à être juste une autre célébration du système de marché, mais il nous amène plutôt à rediriger involontairement notre attention vers l’histoire elle-même et la variété de situations alternatives qu’elle offre.

Nous devons supposer, par conséquent, que les défenses essentialistes du marché impliquent en réalité en même temps d’autres thèmes et d’autres questions : les plaisirs de la consommation ne sont guère plus que les conséquences idéologiques, phantasmagoriques que subissent des consommateurs idéologiques qui adhèrent à la théorie du marché, dont eux-mêmes ne font pas partie. En effet, l’une des grandes crises de la nouvelle révolution culturelle conservatrice – et du même coup, une de ses contradictions internes les plus fortes – se manifeste lorsque ces mêmes idéologues ont témoigné de quelque nervosité à propos de la façon dont l’Amérique consommatrice a surmonté avec succès l’éthique protestante et est devenue capable de jeter ses économies (et ses futurs revenus) à tous vents en exerçant sa nouvelle nature d’acheteur professionnel à plein temps. Mais bien sûr, il faut choisir; il n’existe pas de marché actif, en plein essor, dont les clients proviennent des rangs des calvinistes et des traditionalistes qui travaillent dur et qui connaissent la valeur du dollar.

La passion pour le marché a toujours été politique, ainsi que nous l’enseigne le grand livre d’Albert O. Hirschman, The Passions and the Interests. Le marché de “idéologie du marché”, a finalement moins à voir avec la consommation qu’avec l’intervention de l’État, et bien sûr avec les démons de la liberté et la nature humaine elle-même. Barry fournit une description caractéristique du fameux “mécanisme” du marché :

Par le terme processus naturel (natural process), Smith voulait dire ce qui se passe, ou la constellation d’événements qui émerge de l’interaction des individus en l’absence d’une intervention humaine spécifique, soit de nature politique, soit à caractère violent.
Le comportement d’un marché est un exemple évident d’un tel phénomène naturel. Les caractéristiques auto-régulatrices d’un système de marché me sont pas le produit d’un esprit de “concepteur”, mais plutôt le résultat spontané d’un mécanisme de prix. Or, de certaines uniformités dans la mature humaine, y compris, bien sûr, le désir naturel de s’améliorer, on peut déduire ce qui se passera lorsque l’État (government) dérangera ce processus auto-régulateur. Ainsi Smith montre comment les lois sur l’apprentissage, les contraintes imposées au commerce international, les privilèges des corporations, etc., dérangent, mais n’arrivent pas complètement à annuler, les tendances économiques naturelles. L’ordre spontané du marché se réalise à travers l’interdépendance de ses parties intégrantes, et toute intervention dans cet ordre est tout simplement contre-productive : “Aucune réglementation du commerce me saurait accroître la quantité d’industrie dans un secteur quelconque de la société, au-delà de ce que son capital peut maintenir. Elle me peut que divertir une partie de cette activité dans un sens où elle me serait pas allée autrement”. Par le terme “liberté naturelle”, Smith voulait désigner le système dans lequel tout homme, pourvu qu’il me viole pas les lois (négatives) de la justice, est laissé parfaitement libre de poursuivre ses propres intérêts et de faire entrer son activité et son capital en concurrence avec ceux de m’importe quel autre homme.[[Barry, On Classical Liberalism…, p. 30.

Donc, la force du concept de marché réside dans sa structure “totalisante”, comme on dit aujourd’hui, c’est-à-dire, dans sa capacité à fournir un modèle d’une totalité sociale. Il propose une autre façon de remplacer le modèle marxien, différente du glissement wébérien et post-wébérien désormais classique de l’économique au politique, de la production au pouvoir et à la domination. Mais le passage de la production à la circulation n’est pas moins profond et idéologique, et il a l’avantage de remplacer les représentations antédiluviennes et phantasmagoriques qui ont accompagné le modèle de “domination” de 1984 et Oriental Despotism jusqu’à Foucault – récits plutôt comiques pour le nouvel âge postmoderne – par des représentations d’un ordre tout différent. (Je vais bientôt montrer qu’elles ne sont pas non plus des représentations fondées principalement sur la consommation).

Ce que nous devons d’abord comprendre, ce sont les conditions de possibilité de ce concept alternatif de totalité sociale. Marx suggère (à nouveau dans les Grundrisse) que le modèle de la circulation du marché doit historiquement et épistémologiquement précéder les autres formes de représentation et offrira la première représentation d’appréhension de la totalité sociale :

La circulation est le mouvement par lequel l’aliénation générale apparaît comme l’appropriation générale, et l’appropriation générale comme l’aliénation générale. Bien que ce mouvement dans sa totalité puisse apparaître comme un processus social, et bien que des éléments individuels de ce mouvement proviennent de la volonté consciente et des buts particuliers des individus, la totalité du processus rien apparaît pas moins comme une relation objective qui surgit spontanément, une relation qui résulte de l’interaction d’individus consciente mais qui ne fait pas partie de leur conscience et n’est pas non plus subsumée sous eux en tant que totalité. Leurs collisions peuvent susciter une puissance sociale étrangère qui se dresse au-dessus d’eux. Leur propre interaction apparaît comme un processus et une force qui sont indépendants par rapport à eux. Puisque la circulation est une totalité du processus social, elle est également la première forme dans laquelle non seulement la relation sociale apparaît comme quelque chose d’indépendant par rapport aux individus, comme, par exemple, dans le cas d’une pièce de monnaie ou d’une valeur d’échange, mais aussi comme la totalité du mouvement social lui-même. (traduction libre)[[Marx et Engels : Collected Works, vol. 28, pp. 131-132.

Ce qui est remarquable dans la démarche de ces réflexions c’est qu’elles semblent identifier deux choses que l’on a souvent eu pour habitude de considérer comme très différentes l’une de l`autre en tant que concepts : le “bellum omnium contra omnes” de Hobbes et la “main invisible” d’Adam Smith (apparaissant ici sous le déguisement de la “ruse de la raison” de Hegel). Je voudrais soutenir que le concept de Marx de “société civile” suggère ce qui arrive quand les deux concepts ci-dessus (comme la matière et l’antimatière) sont combinés à l’improviste. Dans ce cas cependant, ce qui est important c’est que ce que craint Hobbes est d’une certaine façon ce qui donne confiance à Smith (la nature profonde de la terreur de Hobbes est de toute façon singulièrement éclairée par la complaisante définition de Milton Friedman : “Un libéral a fondamentalement peur de la concentration du pouvoir”)[[Milton Friedman : Capitalism and Democracy, Chicago, 1962, P. 39.. La conception de quelque féroce violence inhérente à la nature humaine et mise en oeuvre dans la révolution anglaise, d’où la théorisation “effrayée”, n’est pas modifiée ni améliorée par la “douceur du commerce” de Hirschman[[Cf. Albert O. Hirschman : The passions and the Interests, Princeton, 1977, 1ère partie. : c’est absolument la même chose (chez Marx) que la compétition du marché comme tel. La différence n’est pas politico-idéologique mais historique Hobbes a besoin du pouvoir de l’État pour apprivoiser et contrôler la violence de la nature et de la compétition des hommes : chez Adam Smith (et chez Hegel sur un autre plan métaphysique), le système compétitif, le marché, est en mesure par lui-même de jouer ce double rôle et n’a plus besoin d’un État absolu. Mais ce qui est clair à travers toute la tradition conservatrice, c’est qu’elle est motivée par la peur et par les inquiétudes, et qu’ainsi la guerre civile ou le crime urbain sont eux-mêmes de simples figures de la lutte des classes. Le marché est ainsi le Léviathan sous une peau de mouton : sa fonction n’est pas d’encourager et de perpétuer la liberté (et encore moins la liberté de type politique) mais plutôt de la réprimer ; et à propos de telles visions, on peut ranimer les slogans des années existentielles,- la peur de la liberté, la fuite de la liberté. L’idéologie du marché nous assure que les êtres humains ne font que du gâchis quand ils essaient de contrôler leurs destinées (“le socialisme est impossible”) et que nous avons de la chance de posséder un mécanisme interpersonnel – le marché qui peut se substituer à l’orgueil humain et à la planification et remplacer les décisions humaines complètement. Il nous suffit de le maintenir propre et bien huilé et, tel le monarque il y a des siècles, il s’occupera de nous et nous fera rester dans le rang.

Les raisons de l’attraction universelle qu’exerce aujourd’hui cette substitution consolatrice de la divinité sont toutefois une question historique différente. Attribuer cet attachement à tout sauf à la liberté du marché, à la crainte du stalinisme et de Staline est touchant mais très légèrement anachronique, bien que certainement l’actuelle Industrie du Goulag ait joué un rôle essentiel dans la “légitimation” de ces représentations idéologiques (comme l’Industrie de l’Holocauste, dont les relations particulières avec la rhétorique du Goulag exigeraient une étude culturelle et idéologique plus poussée).

C’est à Wlad Godzich que je dois la critique la plus intelligente d’une longue analyse que j’ai publiée[[“Periodizing the Sixties” in The Ideologies of Theory, Minneapolis, 1988, vol. 2, pp. 178-208. sur les années soixante : il y exprimait une surprise toute socratique face à l’absence, dans mon modèle global, de la Deuxième Guerre mondiale, et en particulier de l’Union soviétique. L’expérience de la perestroïka nous a révélé des dimensions de l’histoire soviétique qui viennent puissamment conforter le point de vue de Godzich et rendent d’autant plus regrettable ma défaillance ; je vais donc faire ici amende honorable en exagérant dans l’autre sens. Mon sentiment, en fait, est maintenant le suivant : l’échec de l’expérience de Khroutchev n’a pas été seulement désastreux pour l’Union soviétique, mais d’une certaine façon elle a été fondamentalement cruciale pour le reste de l’histoire universelle, et non moins pour l’avenir du socialisme lui-même. En Union soviétique, en effet, on nous donne à entendre que la génération Khroutchev a été la dernière à croire en la possibilité d’un renouveau du marxisme et du socialisme ; ou plutôt, pour tourner la chose autrement, que ce fut leur échec qui, maintenant, détermine l’indifférence complète à l’égard du marxisme et du socialisme de plusieurs générations parmi les intellectuels les plus jeunes. Mais je pense que cet échec a aussi été tout aussi déterminant dans les développements fondamentaux d’autres pays, et tandis qu’on refuse de voir porter toute la responsabilité, pour l’histoire universelle, par les camarades russes, il me semble qu’existe une similitude entre la signification positive qu’a eue pour le reste du monde la révolution soviétique et les effets négatifs de cette dernière occasion manquée de restaurer cette révolution et de transformer le parti par la même occasion. Aussi bien l’anarchisme des années soixante en Occident que la Révolution culturelle en Chine doivent être attribués à cet échec, dont la prolongation, bien après ces événements, explique le triomphe universel de ce que Sloterdijk appelle “raison cynique” dans le consumérisme omniprésent du postmodernisme actuel. Il ne faut donc pas s’étonner qu’une désillusion aussi profonde à l’égard de la praxis politique puisse aboutir à la faveur dont jouit la rhétorique de l’abnégation du marché et à la capitulation de la liberté humaine face à une main invisible aujourd’hui prodigue.

Rien de tout cela, cependant, qui implique encore de penser et de raisonner, ne va très loin dans la direction d’une explication du caractère le plus étonnant de ce développement discursif, à savoir, comment le côté morne du travail et de la propriété privée, l’aspect poussiéreux de l’entreprenariat, et la dimension quasi dickensienne des titres et des appropriations, des coupons d’actions, des fusions d’entreprise, des investissements et autres transactions (après la fin de la période héroïque des affaires, ou celle des magnats-voleurs) ont réussi de nos jours à être aussi sexy. A mon avis, l’exaltation pour la représentation du marché libre, celle des années cinquante, autrefois ennuyeuse, tient à son association métaphorique illicite avec une représentation d’un tout autre ordre, à savoir les médias dans leur acception contemporaine et universelle la plus large (y compris l’infrastructure de tous les gadgets médiatiques les plus récents et de la haute technologie). L’opération qui s’effectue ici, c’est l’opération postmoderne à laquelle j’ai fait allusion plus haut, dans laquelle deux systèmes de codes sont assimilés de telle sorte que les énergies libidinales de l’un puissent envahir le second, sans toutefois aboutir (comme cela s’est produit dans des périodes plus anciennes de notre histoire culturelle et intellectuelle) à une synthèse, une nouvelle combinaison, un langage nouvellement fusionné, ou quoi que ce soit.

Horkheimer et Adorno ont observé, il y a longtemps, à l’âge de la radio, les spécificités de la structure d’une “industrie de la culture” commerciale dont les produits sont gratuits[[T.W. Adorno et M. Horkheimer : Dialectic of Enlightenment, trad., New York, 1972, pp. 161-167.. L’analogie entre le média et le marché est en fait cimentée par ce mécanisme ce n’est pas parce que le média est comme un marché que les deux choses sont comparables ; c’est bien plutôt parce que le “marché” est aussi différent de son “concept” (ou de son idée platonicienne) que le média est différent du sien propre que les deux sont comparables. Les médias proposent des programmes gratuits dont le consommateur ne peut choisir ni le contenu ni l’éventail mais dont la sélection qu’il fait est alors rebaptisée “libre choix”.

Avec la disparition progressive de la place du marché dans sa réalité physique, bien sûr, et avec l’identification tendancielle du service avec son image (ou avec la marque ou le logo), une autre symbiose, plus intime, se produit entre le marché et le média ; dans celui-ci, les frontières sont brouillées (de façon très caractéristique du postmoderne) et une indifférenciation des niveaux remplace progressivement l’ancienne séparation entre la chose et le concept (ou économie et culture, base et superstructure). En premier lieu, les produits vendus sur le marché deviennent le contenu même de l’image du média, de sorte que, pour ainsi dire, le même référent est apparemment maintenu’ dans les deux domaines. Ceci est très différent d’une situation plus primitive dans laquelle un doucement est ajouté à une émission pour vendre un produit commercial sans rapport avec celle-ci. Aujourd’hui, les produits sont, pour ainsi dire, diffusés à travers l’espace et le temps de séquences de divertissement (ou même d’actualités), comme partie intégrante de ce contenu, de sorte que parfois dans quelques cas très connus (particulièrement la série “Dynasty”)[[Cf. Jane Feuer : “Reading ‘Dynasty’ : Television and Reception Theory”, South Atlantic Quarterly, vol. 88, n° 2, septembre 1989, pp. 443-60. on ne sait pas clairement quand la séquence narrative se termine et quand commence la publicité (puisque les mêmes acteurs apparaissent aussi dans la publicité).

Cette interpénétration au moyen du contenu est ensuite amplifiée, de façon quelque peu différente, par la nature des produits mêmes : on a le sentiment, surtout quand on est en relation avec des étrangers qui se sont enflammés pour le consumérisme américain, que les produits forment une sorte de hiérarchie dont le sommet réside très précisément dans la technologie de reproduction elle-même, qui maintenant se déploie bien au-delà du classique poste de télévision et en est arrivée à symboliser la nouvelle technologie de l’information du troisième âge du capitalisme. Nous devons donc aussi porter un autre type de consommation: la consommation du processus même de consommation, au-dessus et au-delà de son contenu et des produits commerciaux immédiats. Il faut parler d’une sorte de prime de plaisir technologique fourni par les nouveaux appareils, et, pour ainsi dire, reconstituée et rituellement dévorée à chaque séance de la consommation officielle du média. Ce n’est pas l’effet du hasard si la rhétorique conservatrice qui a souvent accompagné la rhétorique du marché dont on parle ici (mais qui à mon avis représentait une stratégie quelque peu différente de délégitimation), si cette rhétorique a à voir avec la fin des classes sociales – une conclusion toujours démontrée et “prouvée” par la présence de la télévision dans les foyers ouvriers. Une grande partie de l’euphorie du postmodernisme vient de cette célébration du processus même de l’informatisation high-tech (la fréquence des théories actuelles sur la communication, le langage, ou les signes était une retombée idéologique de cette “vision du monde” plus générale). C’est donc, comme Marx aurait pu le présenter, un second moment pendant lequel (comme le “capital en général” en opposition à la “pluralité des capitaux”) le média “en général” comme processus unifié est en quelque sorte mis au premier plan et vécu (par opposition au contenu des émissions sur un média individuel) ; et il semblerait que ce soit cette “totalisation” qui permette de faire le lien avec les images phantasmagoriques du “marché en général” ou du “marché comme processus unifié”.

La troisième caractéristique de l’ensemble complexe d’analogies entre média et marché qui sous-tend la force de la rhétorique courante de ce dernier aujourd’hui peut donc être située dans la forme elle-même. C’est à ce point que nous devons retourner à la théorie de l’image, rappelant la remarquable dérivation théorique de Guy Debord (l’image comme forme ultime de la réification marchande)[[Guy Debord : La société du spectacle, chapitre 1.. A ce stade, le processus est inversé et ce ne sont pas les produits commerciaux du marché qui, par la publicité, deviennent des images, mais plutôt le divertissement même et les procédés narratifs de la télévision commerciale qui sont, à leur tour, réifiés et transformés en autant de produits depuis la série télévisée elle-même, avec ses épisodes et ses coupures presque standardisées et rigides, jusqu’à ce que les prises de vue de la caméra font à l’espace, à l’histoire, aux personnages et à la mode ; y compris un nouveau processus de production des stars et des célébrités qui semble différent de l’expérience historique plus ancienne et plus familière dans ces domaines, et qui maintenant se rapproche du phénomène jusqu’alors “séculier” de la sphère publique antérieure elle-même (des gens et des événements véritables dans votre journal télévisé du soir, la transformation des noms en quelque chose comme des logos de l’émission d’informations, etc.). De nombreuses analyses ont montré comment les journaux télévisés sont composés exactement comme des séries télévisées ; cependant, certains d’entre nous à l’intérieur du monde de la culture officielle, ou “élevée”, ont essayé de montrer le déclin et l’obsolescence de catégories comme la “fiction” (comprise comme ce qui est à l’opposé du “littéral” ou du “factuel”). Mais je pense qu’il convient à cet égard de théoriser une profonde modification de la sphère publique: l’émergence d’un nouveau domaine de réalité de l’image à la fois fictif (narratif) et factuel (même les personnages dans les séries sont appréhendés comme de vraies stars “avec un nom”, dont on lit les aventures en dehors de la série) ; et – comme la classique “sphère culturelle” de jadis – celui-ci devient maintenant semi-autonome et il flotte au-dessus de la réalité ; mais il existe une différence historique fondamentale : pendant la période classique, la réalité persistait indépendamment de cette “sphère culturelle” sentimentale et romantique, tandis qu’aujourd’hui elle semble avoir perdu ce mode d’existence séparé. Aujourd’hui, la culture exerce un effet en retour sur la réalité de telle façon que toute forme indépendante et, pour ainsi dire, non ou extra-culturelle de celle-ci devient problématique (un peu l’équivalent du principe de Heisenberg pour la culture de masse, qui s’interpose entre l’œil et l’objet lui-même) ; et ainsi finalement les théoriciens disent d’une seule voix que le “référent” n’existe plus – c’est leur nouvelle doxa.

En tout cas, à ce troisième stade, les contenus mêmes du média sont devenus désormais des marchandises, qui sont ensuite diffusées dans une sorte de version élargie du marché à laquelle elles deviennent liées, et finissent par ne pas pouvoir en être distinguées. Et à ce moment-là, les médias, auxquels le marché avait été lui-même identifié, en fantasme, revient à l’intérieur du marché et en devenant partie de celui-ci, il scelle et certifie son identification, autrefois métaphorique ou analogique, en tant que réalité “littérale”.

En conclusion, il faut ajouter à ces discussions abstraites à propos du marché un qualificatif pragmatique, une fonctionnalité secrète, susceptible, parfois, de jeter une lumière crue et toute nouvelle sur le discours apparent lui-même. Il s’agit de ce que laisse échapper Barry, dans la conclusion de son précieux ouvrage, soit par désespoir, soit par exaspération: à savoir, que le test philosophique des différentes théories néo-libérales ne peut s’appliquer que dans une seule et unique situation fondamentale, que l’or peut définir (non sans ironie) “la transition du socialisme au capitalisme”[[Cf. Barry, On Classical Liberalism, pp. 193-96.. Les théories du marché, autrement dit, demeurent des utopies dans la mesure où elles ne peuvent s’appliquer à ce processus fondamental de “dérégulation” systémique. Barry lui-même a déjà illustré la signification de ce jugement dans un chapitre antérieur où, à propos des théoriciens du choix rationnel, il fait remarquer que la situation de marché idéale est à leurs yeux aussi utopique et irréalisable dans les conditions actuelles que, aux yeux de la gauche, la révolution ou la transformation socialiste dans les pays capitalistes développés aujourd’hui. On a envie d’ajouter que le référent est ici double : non pas simplement les processus qui, dans les divers pays de l’Est, ont été compris comme une tentative de restaurer le marché d’une façon ou d’une autre, mais aussi les efforts occidentaux, particulièrement sous Reagan et Thatcher, pour se débarrasser des “régulations” du Welfare-state et revenir à des formes plus pures des conditions de marché. Nous devons prendre en considération la possibilité que ces deux tentatives puissent échouer pour des raisons structurelles ; mais nous devons aussi souligner inlassablement l’idée intéressante que le “marché” se révèle finalement être tout aussi utopique que le socialisme récemment. Dans ces circonstances, il ne sert à rien de substituer une structure institutionnelle inerte (la planification bureaucratique) à une autre structure institutionnelle inerte (à savoir le marché lui-même). Ce qu’il faut, c’est un grand projet collectif auquel participe une majorité active de la population, parce qu’il lui appartient et qu’il a été construit par sa propre énergie. L’établissement de priorités sociales – appelées aussi, dans la littérature socialiste, planification – devrait faire partie d’un tel projet collectif. Il doit être clair cependant que, presque par définition, le marché ne peut pas être du tout un projet.