Ce texte est paru dans la revue Po&sie, Editions Belin, n°75, 1er trimestre 1996.Mille neuf cent soixante dix et quelques… un lundi matin de début décembre
à Vincennes. Toute « la salle de Deleuze » attendait sagement : « 9 h 30
passées… un peu de retard… Il risque de ne pas venir… Il a peut-être
attrapé quelque chose avec ce temps froid et humide. »
II revenait la semaine suivante, tout joyeux que cette maudite tuyauterie
pulmonaire lui permette à nouveau de philosopher et de butiner l’histoire de
la philosophie. Il y avait du pain sur la planche ! Il fallait une patience
et une tendresse presque infinies pour rendre attentif à la philosophie
toute cette turbulence… Sans se laisser dévier, il répétait ce qui lui
tenait à coeur : savoir se réveiller – non pour faire des « objections »,
mais pour éprouver, pour savoir écouter, pour saisir les problèmes au vol –
plus ils sont fugaces, plus ils sont importants -, savoir ajuster et affûter
un problème, se pénétrer d’une véritable discipline de forgeron pour
coaliser les tendresses et les duretés les plus extrêmes.
Car Gilles, mieux que quiconque, savait que son ennemie – la Bêtise -,
qu’elle soit hargneuse ou grassouillette et « pluraliste », ne fait et ne
fera jamais de cadeau. Il ajouterait peut-être ; la Bêtise a beaucoup
d’avenir. Mais ce sont des devenirs que réclame le penseur, des expériences
réelles – très différentes des possibles anticipés ou « des pours et des
contres » indéfiniment pesés -, des rencontres, avec la virulence du Dehors,
presque toujours dangereuses… Il y a quelquefois des rencontres-siestes,
des rencontres-orgies (la rencontre avec la Kermesse Héroïque de
Bacon-Rubens) mais aussi bien plus souvent des rencontres-rhumatismes ou des
rencontres-torticolis… Ce sont ces rencontres qui donnent « l’impulsion
d’un mouvement infini qui nous dessaisit en même temps du pouvoir de dire
je ».
C’est pourquoi, selon Gilles, il était si urgent de répondre à la question
de Spinoza : Que peut un corps ? C’est toujours le corps qui doit prendre
sur lui, accuser le coup en forgeant une élasticité nouvelle – une
plasticité – pour se ramasser, se ressaisir et bondir armé d’un levier plus
puissant, d’une articulation à la fois plus tendre et plus fine et donc plus
subtile.
C’est toujours la Bêtise qui ne sait pas « prendre son temps ou plus
exactement qui le perd en oscillant toujours entre l’impatience et
l’accablement. Elle ignore le ressort parce qu’elle confond la force et la
pétulance : ivre d’elle-même, elle croit bondir et ne fait que ricaner et
gesticuler pour «faire l’intéressante »…. ce qui, bien sûr, lui fait
manquer toutes les rencontres.
Nous touchons ici un des points sensibles sur lesquels
Gilles ne concédait rien : ne jamais confondre la force et la volonté
d’anéantir, la penser toujours comme susceptible d’un tact, comme une main à
serrer mais jamais à apprivoiser, de la force, il s’agit de capter un
geste – le geste acéré du danseur ou du funambule – sans jamais succomber
aux excentricités et aux tonitruances des grands dadais du performatif. Il
faut jouer la gymnastique contre la musculation. Gilles aimait les «
embryons larvaires », non parce qu’ils sont promesses de papillons, mais
parce qu’il y a beaucoup à apprendre de leur sobriété et de leur plasticité
et peut-être surtout parce qu’ils savent comme l’herbe, pousser par le
milieu. Gilles répétait sans cesse : pensez au milieu et pensez le milieu
comme cour des choses et comme cour de la pensée, quittez la pensée-arbre
avec ses hauts et ses bas, ses alphas et ses omégas, devenez un penseur-brin
d’herbe qui pousse et pense ! Vous serez plus véloce que les lévriers les
mieux dressés à la course ! On entend déjà grommeler la Bêtise : « Mais
enfin, où est-il donc votre foutu milieu ? » II est peut-être partout, mais
jamais à la moyenne d’extrémités qui sont déjà là, La moyenne affaiblit
toujours.,. Le « milieu » de Gilles n’est pas un « point » – ou alors ce
serait un « point métaphysique » comme disait Leibniz – mais plutôt un axe,
une charnière commandant tout un champ de forces (de « virtualités »), II y
a même du chimique dans le milieu : c’est un catalyseur : sans être un
constituant, il déclenche la transformation.
C’était pour Gilles un enjeu crucial : penser à la hauteur de précision d’un
déclic,,, comme l’arc électrique, la pensée ne peut que jaillir dans les gaz
rares et extrêmes. Il y a bien une alchimie deleuzienne qui réhabilite la
Température comme captant l’intensité des déclics (comme peut-être le
souhaitait Jacob Boehme, et non comme estimation de l’agitation d’un
réservoir). C’est un même mouvement de pensée qui réhabilite la Température
et qui réhabilite la force comme plasticité et non comme pétulance…
L’alchimie du déclic de Gilles concerne aussi bien les tigres, les rats, les
orchidées que les rochers et les solfatares : il s’agit de saisir le passage
d’un règne dans un autre au mieux la contamination d’un devenir-règne par un
autre devenir-règne. Toute son ouvre est traversée par cette contamination
splendide : « L’agonie d’un rat ou l’exécution d’un veau restent présentes
dans la pensée, non par pitié, mais comme la zone d’échange entre l’homme et
l’animal, où quelque chose de l’un passe dans l’autre. On pense et on écrit
pour les animaux mêmes. On devient animal pour que l’animal devienne autre
chose… » Il aurait certainement beaucoup aimé cette rencontre filmée où se
noue une véritable politesse entre un explorateur et une louve dominante de
horde qui n’autorise la visite de la caverne de louveteaux que lorsque le
cri du loup s’est emparé de l’homme…
Devenir-rat, devenir-tique, points immobiles de vitesse et de température
infinie… Gilles aimait aussi les elfes, les feux-follets, et surtout les
démons qui courent et prolifèrent. À eux au moins, on n’élève pas de
statues, comme pour les dieux et c’est pour ça qu’ils savent penser à la
hauteur des arcs électriques. C’est peut-être aussi pour ça que Gilles avait
un flair de démon pour repérer les mouvements de pensée les plus lestes,
même dans les sciences dites « dures » (et réputées sans odeur!). Il y avait
décidément de quoi scandaliser la Bêtise, toujours « modérée », spécialement
lorsqu’elle se blottit dans « l’épistémologie sérieuse >>, toujours affairée
à calmer le jeu, à éteindre les déclics de la science en ratiocinant sur des
propositions aussi radicales que : « la neige est blanche » ou « Amédée aime
la glace au chocolat ».
Mais, du point de vue de la Bêtise, il y a bien pire.., Gilles détestait la
communication et les «discussions»,.. Un démon s’assoit rarement à une table
ronde… A la Bêtise qui lui demandait : « Et Socrate… Que faites-vous de
Socrate? ». Gilles répliquait : « Socrate n’a pas cessé de rendre toute
discussion impossible… Il a fait de l’ami “l’ami du seul concept. » II
savait très bien que l’objecteur professionnel des tables rondes, le citoyen
panéliste fait toujours l’âne pour avoir du son, et que s’il prétend «
alimenter le débat », c’est surtout pour se positionner aux moindres faux
frais : ce sont les fameux coups d’oeil de travers des panélistes pour
prendre la température du raisonnable.
C’est peut-être cette manière du communicatif de tricher avec les
virtualités, avec la sympathie des déclics qui exaspérait Gilles : il y
voyait une manière de rendre supportable ce qui lui insupportait le plus :
la tyrannie de la gestion du Grand Réservoir des « avenirs possibles » pour
les « Tartuffes » de la Démocratie-Marché : « La honte d’être un homme, nous
ne l’éprouvons pas seulement dans des conditions extrêmes décrites par Primo
Lévi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la
vulgarité d’existence qui hantent les démocraties, devant la propagation de
ces modes d’existence et de pensée pour le marché… Et il n’y a pas d’autre
moyen de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour
échapper à l’ignoble ; la pensée même est parfois plus proche d’un animal
qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate. »
II fallait donc quelquefois, quand la coupe des Tartuffes était pleine,
sortir ses griffes : on imagine combien cela était pénible : Gilles-le-démon
qui avait défié les fauves les plus redoutables de la philosophie (parmi
lesquels Kant, Hegel, Heidegger…) devait se colleter avec du bétail
subsidiaire lesté de catégories-besaces aussi subtiles que la loi, le Mal,
le Droit, le Pouvoir, etc. Avec Félix Guattari, il était sans pitié pour
toutes les supérettes du post et du repentir : post-industriel,
post-moderne, post-philosophe (très improprement appelé nouvelle
philosophie), post-empirique, post-gauchiste, post-neuronal et bien d’autres
qui aimeraient impliquer toute la pensée dans leurs propres petits
naufrages… Il savait très bien que toutes ces supérettes sont pleines
d’avenir, destinées à assouvir la plèbe et ses insolences de pacotille.
C’est pourquoi, comme l’évèque Berkeley, il faut oser dire « nous autres
Irlandais, la populace » et c’est aussi pourquoi : « Le philosophe doit
devenir non philosophe, pour que la non-philosophie devienne la terre et le
peuple de la philosophie. »