Au milieu de son commentaire sur les élections américaines, Philippe Zarifian écrit:
C’est l’un des principaux problèmes posés par le livre de Negri et Hardt : ils extraient une tendance (la formation et l’expression de la multitude) en l’isolant du complexe de rapport et de tensions au sein duquel nécessairement cette tendance existe et en lui conférant une “pureté” qu’elle ne saurait en aucun cas posséder.
Enfin, un énoncé clair de la faiblesse majeure des analyses que nous tentons de développer dans la revue.
Ne pas reconnaître le caractère intrinsèquement minoritaire de chacun des processus d’émergence qui composent les multitudes, ne pas reconnaître la nécessité d’une pensée théorique permettant et informant des manières pour eux d’agir ensemble, c’est rester dans une idéalisation coupée du réel, apolitique, basée sur une confiance aveugle dans les puissances de l’exode. Mais il s’agit au contraire de renforcer ces puissances, c’est l’aspect positif de la revue et son sens est là, à mon avis.
Renforcer les puissances d’exode, c’est aussi avoir des idées claires concernant ce qui leur est contraire. Ce pourquoi je trouve dommage de ne pas poursuivre le travail conceptuel sur les modalités opératoires de l’ “empire” – quel que soit le nom que l’on donne à cette nouvelle forme de pouvoir planétaire.
Zarifian développe son idée:
Autrement dit : on peut rejeter intellectuellement la notion de “peuple”, cela n’empêchera en rien un peuple d’exister, et de le faire en particulier dans
la manière dont sont conduites et conclues les campagnes électorales en “démocratie”, sanctionnée
par la règle de la majorité et le principe d'”autorisation” du souverain élu (et sortant d’autant plus légitimé) d’agir au nom, non seulement du peuple majoritaire qui a voté pour lui, mais du peuple américain tout entier.
La souveraineté dite “démocratique”, basée sur la volonté dite “populaire” continue d’exister, certes, sous une forme simplifiée (toujours plus présidentielle), mais je ne suis pas d’accord sur la réalité substantielle de quelque chose s’appelant “peuple” sous les conditions contemporaines. La réalité substantielle du peuple suppose l’adhésion au moins possible de tous dans un même projet, au sein d’une entité nationale clairement définie (historiquement territoriale). C’est la “volonté générale” de Rousseau. Je crois que le terme opératoire ici est “majoritaire”. La majorité, aujourd’hui, se fabrique selon des procédures de pression psychique collective et surtout individualisée, procédures dont le maître absolu s’appelle Karl Rove (chef de la campagne Bush), mais dont le modèle fondemental c’est le télé-évangéliste. L’aspect novateur de cette majorité, c’est qu’elle repose sur des rapports d’individu à individu, qui ne peuvent pas dépasser l’échelle communautaire. La fabric
ation d’une telle majorité ne suppose en rien l’adhésion de tous. Cela se vérifie dans le fait que le ressort majeur de cette fabrication, c’est la diabolisation de l’Autre et le renforcement défensif du Même. Il n’y a pas de “légitimité” ici dans le sens égalitaire et universalisant du terme. Derrière ces procédures de fabrication il y a nécessairement des groupes restreints qui pensent et agissent à l’échelle nationale (celle de l’état) et transnationale (celle de l’économie mondiale et de la coopération militaire). Leur pouvoir à l’échelle du monde repose sur la possibilité d’imposer la pensée individuelle-communautaire. C’est donc l’une des modalités opératoires de ce que Zarifian, dans un excellent article, nomme “le régime de guerre”.
Les procédures de fabrication de majorités gagnent du terrain partout (y compris en Europe), apparemment à cause de la disparition progressive de la solidarité institutionnalisée, avec les phénomènes d’anomie qui s’ensuivent. En ce sens, le modèle majoritaire est un phénomène impérial. Ben Laden l’a compris, ou plutôt, a été emporté par ce phénomène. Dans son discours de télé-évangéliste musulman il n’y a aucune trace du projet de développement technique et économique pour le monde arabe qui caractérisait au départ le jihad salafi (je fais cette remarque pour pointer un simple fait, non pas pour défendre le projet salafi). Si on prend ce discours et on remplace les mots codés en religion islamique par d’autres codés en religion chrétienne, on arrive à peu près au même discours intimiste, moralisant, peureux et simplificateur que celui qui a emporté les voix des 37% d’américains qui ont voté, ou pour des “raisons morales” ou par inquiétude concernant le terrorisme. C’est vous
qui décidez, dans votre famille et dans votre coeur, dit Bin Laden, s’adressant comme Bush à tous par des moyens technologique impliquant l’existence d’une économie mondiale. Le modèle majoritaire impérial, véhiculé par le face-à-face de l’individu avec son téléviseur, soude un bloc hégémonique autour d’une religion basée sur la peur et la haine de l’autre. Que ce soit le modèle d’une guerre civile planétaire à échelles multiples et imbriquées ne change pas son caractère impériale, mais indique seulement la contradiction profonde du système impérial.
Encore une remarque de Ph. Zarifian:
C’est sans doute en regardant du côté de la minorité, celle qui a voté démocrate et contre Bush, qu’il faut regarder pour mieux comprendre ce qui s’est passé. Il me semble en effet, vu de loin (vu de France), que cette minorité était un composé très original et vivant de “peuple” et de “multitude”, et qu’il n’était donc absolument pas, de ce point de vue, le simple alter ego de la majorité conservatrice. … Il n’existe pas de symétrie entre la “majorité” et la “minorité” parce que cette minorité n’est pas composée et ne se développe pas de la même manière que la majorité. Elle est effectivement, tout en étant obligée de “faire peuple”, ne serait ce que par le jeu des partis et du système politique, une véritable multiplicité de propensions à l’émancipation qui voyait, dans Bush, non le “mal”, mais une force oppressive radicale.
Cette remarque ne me semble pas tout à fait exacte. En plus de l’obligation, évidemment réelle, de “faire parti”, il y a le fait que les démocrates du parti représentent, voire incarnent l’ancienne formation majoritaire, celle qui va du New Deal jusqu’à Carter, celle qui promeuvait le Welfare State. Cette formation se voulait “populaire” et pouvait prétendre de l’être. Elle se conçoit à l’intérieur de frontières nationales. Dans ce cadre, elle veut oeuvrer pour le bien de tous. Du devenir-multiple elle ignore presque tout. Elle peut interpeller les multitudes sur le plan économique, comme l’a fait Clinton, en disant “enrichissez-vous”, ce que les républicains font parfaitement aussi. Elle peut surfer sur le désir de devenir multiple (en favorisant, timidement faut-il le dire, le marriage homosexuel, en défendant le droit à l’avortement). Mais elle n’a aucun programme pour institutionnaliser ce devenir-multiple, pour le garantir de façon non-oppressive. Ses propositions pour ”
sauver” l’état-providence ont fait long feu. Elle n’a plus rien à offrir qui la différencie de la droite. Elle laisse donc beaucoup de ses militants désamparés.
La dernière remarque méthodologique de Zarifian demande à être pensée à la lumière de cette possibilité de garantir un devenir-multiple:
Et c’est moins, contrairement à ce qu’affirment Negri et Hardt, par le “commun” qu’une telle multitude s’exprime, que par une convergence d’affirmations positives qui restent toujours irréductiblement différenciées et singulières, tout en étant conduite à “faire cause commune”, à converger dans des synthèses disjonctives (qui se disjoignent des passions réactionnaires de la “majorité”). Mais le problème est qu’elles ont fait cause commune, non comme multitude, mais comme peuple qui aurait pu être majoritaire (mais est resté minoritaire). C’est bien d’ailleurs le paradoxe du régime démocratique actuel, dans sa légalité et ses mécanismes. Il fait sans cesse régresser la multitude “multiple” vers un peuple du “commun”.
Concevoir le “common” comme un attribut de la “multitude” est en effet erroné. Ce “common”-là serait une propriété transcendentale, un atttribut de l’être, ce qui ferait effectivement regresser les multitudes vers une unité populaire introuvable (erreur que la droite ne fait pas du tout, dans son interpellation de l’individu). Il s’agit en revanche de penser le statut de “biens communs” dont l’existence objective peut être reconnue et instituée. Le bien commun doit être accessible pour l’individu, sans contraintes pesant sur les modalités de son usage. Il est au départ écologique,informationnel, culturel; il relève en général de ce que la logique comptable du capitalisme traite comme des “externalités”. Mais sologique peut être élargie, jusqu’à la gestion de l’environnement bâti et la provision de services. De nombreux articles et dossiers de la revue développent la théorie des biens communs, en liaison avec d’autres projets théoriques émanant d’autres aires linguistiques, notamment l’aire anglosaxon. Cette idée fondamentale permet de concevoir un projet politique, cohérent sinon unitaire, qui renforcerait les devenir-multiples, les puissances d’exode du nouveau modèle majoritaire. Cela permet une nouvelle pensée de l’Etat social. Mais à mon avis, l’idée positive des biens communs n’apparaît clairement que dans son opposition de principe au régime de guerre actuel, et plus largement, au régime économique et politique du capitalisme impérial. Pour faire exister cette idée comme principe d’articulation politique, pourlerendre attrayant et nécessaire dans les têtes et dans les coeurs, il faut poursuivre en même temps l’analyse de la forme impériale du pouvoir.Non pas pour développer une haine irrationnelle du “capitalistes” et du “capitalisme”, mais pour arriver à ce que dit très bien Zarifian: “une véritable multiplicité de propensions à l’émancipation qui [verrait, dans Bush, non le “mal”, mais une force oppressive radicale”.