Textes d'intervention

Pour une refondation des pratiques sociales

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Le Monde diplomatique (octobre 1992)Le progrès social et moral est inséparable des pratiques collectives et
individuelles qui en assument la promotion. Le nazisme et le fascisme n’ont
pas été des maladies transitoires, des “accidents de l’histoire” désormais
dépassés. Ils constituent des potentialités toujours présentes ; ils
continuent d’habiter nos univers de virtualité ; le stalinisme du Goulag, le
despotisme maoïste, peuvent renaître, demain, dans de nouveaux contextes.

Sous des formes variées, un microfascisme prolifère dans les pores de nos
sociétés, se manifestant à travers le racisme, la xénophobie, la remontée
des fondamentalismes religieux, du militarisme, de l’oppression des femmes.

L’histoire ne garantit aucun franchissement irréversible de “seuils
progressistes”. Seules les pratiques humaines, un volontarisme collectif
peuvent nous prémunir de retomber dans les pires barbaries. A cet égard, il
serait tout à fait illusoire de s’en remettre aux impératifs formels de la
défense des “droits de l’homme” ou du “droit des peuples”. Les droits ne
sont pas garantis par une autorité divine ; ils reposent sur la vitalité des
institutions et des formations de pouvoir qui en soutiennent l’existence.

Une condition primordiale pour aboutir à la promotion d’une nouvelle
conscience planétaire résidera donc dans notre capacité collective à faire
réémerger des systèmes de valeurs échappant au laminage moral, psychologique
et social auquel procède la valorisation capitaliste uniquement axée sur le
profit économique. La joie de vivre, la solidarité, la compassion à l’égard
d’autrui doivent être considérées comme des sentiments en voie de
disparition et qu’il convient de protéger, de vivifier, de réimpulser dans
de nouvelles voies. (?)

La puissance de suggestion de la théorie de l’information a contribué à
masquer l’importance des dimensions énonciatrices de la communication. Elle
a souvent conduit à oublier que c’est seulement s’il est reçu qu’un message
prend son sens, et non simplement parce qu’il est transmis. L’information ne
peut être réduite à ses manifestations objectives ; elle est,
essentiellement, production de subjectivité, prise de consistance d’univers
incorporels. Et ces derniers aspects ne peuvent être réduits à une analyse
en termes d’improbabilité et calculés sur la base de choix binaires. La
vérité de l’information renvoie toujours à un événement existentiel chez
ceux qui la reçoivent. Son registre n’est pas celui de l’exactitude des
faits, mais celui de la pertinence d’un problème, de la consistance d’un
univers de valeurs. La crise actuelle des médias et la ligne d’ouverture
vers une ère postmédias constituent les symptômes d’une crise beaucoup plus
profonde.

Ce sur quoi j’entends mettre l’accent, c’est sur le caractère foncièrement
pluraliste, multicentré, hétérogène, de la subjectivité contemporaine,
malgré l’homogénéisation dont elle est l’objet du fait de sa
mass-médiatisation. A cet égard, un individu est déjà un “collectif” de
composantes hétérogènes. Un fait subjectif renvoie à des territoires
personnels – le corps, le moi, – mais, en même temps, à des territoires
collectifs – la famille, le groupe, l’ethnie. Et à cela s’ajoutent toutes
les procédures de subjectivation qui s’incarnent dans la parole, l’écriture,
l’informatique, les machines technologiques.

Dans les sociétés antérieures au capitalisme, l’initiation aux choses de la
vie et aux mystères du monde passait par le canal de rapports familiaux, de
rapports de classes d’âge, de rapports de clan, de corporation, de rituels,
etc. Ce type d’échange direct entre individus tend à se raréfier. C’est à
travers de multiples médiations que se forge la subjectivité, tandis que les
rapports individuels entre les générations, les sexes, les groupes de
proximité se distendent.

Par exemple, très souvent, la fonction des grands-parents comme support
d’une mémoire intergénérationnelle pour les enfants disparaît. L’enfant se
développe dans un contexte hanté par la télévision, les jeux informatiques,
les communications télématiques, les bandes dessinées…

Une nouvelle solitude machinique est née, qui n’est certes pas sans qualité,
mais qui mériterait d’être retravaillée en permanence de façon qu’elle
puisse s’accorder avec des formes renouvelées de socialité. Plutôt que des
rapports d’opposition, il s’agit de forger des enlacements polyphoniques
entre l’individu et le social. Toute une musique subjective reste ainsi à
inventer.

La nouvelle conscience planétaire devra repenser le machinisme. Il est
fréquent que l’on continue d’opposer la machine à l’âme humaine.

Certaines philosophies estiment que la technique moderne nous a voilé
l’accès à nos fondements ontologiques, à l’Etre primordial.
Et si, au contraire, un renouveau de l’âme et des valeurs humaines pouvait
être attendu d’une nouvelle alliance avec la machine ?

Les biologistes associent actuellement la vie à une nouvelle approche du
machinisme à propos de la cellule, des organes et du corps vivant.

Ce sont encore des linguistes, des mathématiciens, des sociologues, qui
explorent d’autres modalités de machinisme. En élargissant ainsi le concept
de machine, ils nous conduisent à mettre l’accent sur certains de ses
aspects insuffisamment explorés à ce jour. Les machines ne sont pas des
totalités refermées sur elles-mêmes. Elles entretiennent des rapports
déterminés avec une extériorité spatio-temporelle, ainsi qu’avec des univers
de signes et des champs de virtualités. Le rapport entre le dedans et le
dehors d’un système machinique n’est pas seulement le fait d’une
consommation d’énergie, d’une production d’objet : il s’incarne également à
travers des phylums génétiques (1).

Une machine affleure au présent comme terme d’une lignée passée et elle est
le point de relance, ou le point de rupture, à partir duquel se déploiera,
dans le futur, une lignée évolutive.
L’émergence de ces généalogies et de ces champs d’altérité est complexe.

Elle est travaillée en permanence par toutes les forces créatrices des
sciences, des arts, des innovations sociales, qui s’enchevêtrent et
constituent une mécanosphère enveloppant notre biosphère. Et cela non comme
un carcan contraignant ou une cuirasse extérieure, mais comme une
efflorescence machinique abstraite, explorant le devenir humain. (…)

L’humanité devra contracter un mariage de raison et de sentiments avec les
multiples rameaux du machinisme, sinon elle risque de sombrer dans le chaos.
Un renouveau de la démocratie pourrait avoir pour objectif une gestion
pluraliste de l’ensemble de ses composantes machiniques.

Le juridique et le législatif seront ainsi amenés à nouer des liens imprévus
avec le monde de la technologie et de la recherche (c’est déjà le cas avec
les commissions d’éthique relatives aux problèmes de la biologie et de la
médecine contemporaines ; mais il faudrait aussi concevoir rapidement des
commissions d’éthique des médias, d’éthique de l’urbanisme, d’éthique de
l’éducation).

Il s’agit, en somme, de redécouper les véritables entités existentielles de
notre époque, qui ne correspondent plus à celles d’il y a encore quelques
décennies.

L’individu, le social, le machinique, se chevauchent ; le juridique,
l’éthique, l’esthétique et le politique également.

Une grande dérive des finalités est en train de s’opérer : les valeurs de
resingularisation de l’existence, de responsabilité écologique, de
créativité machinique, sont appelées à s’instaurer comme foyer d’une
nouvelle polarité progressiste au lieu et place de l’ancienne dichotomie
droite-gauche. (?)

Au sein de tout état de chose, un point d’échappée de sens est à repérer, à
travers l’impatience de ce que l’autre n’adopte pas mon point de vue, à
travers la mauvaise volonté de la réalité à se plier à mes désirs.

Cette adversité, j’ai non seulement à l’accepter, mais à l’aimer pour
elle-même ; j’ai à la rechercher, à dialoguer avec elle, à la creuser, à
l’approfondir.

C’est elle qui me fera sortir de mon narcissisme, de mon aveuglement
bureaucratique, qui me restituera un sens de la finitude, que toute la
subjectivité massmédiatique infantilisante s’emploie à voiler.

La démocratie écosophique ne s’abandonnera pas à la facilité de l’accord
consensuel : elle s’investira dans la métamodélisation dissensuelle. Avec
elle, la responsabilité sort du soi pour passer à l’autre.

Faute de la promotion d’une telle subjectivité de la différence, de
l’atypie, de l’utopie, notre époque pourrait basculer dans les conflits
atroces de l’identité, comme ceux que subissent les peuples de
l’ex-Yougoslavie. Il restera vain d’en appeler à la morale et au respect des
droits.

La subjectivité s’enlise dans le vide des enjeux de profit et de pouvoir. Le
refus du statut des médias actuels, associé à la recherche de nouvelles
interactivités sociales, d’une créativité institutionnelle et d’un
enrichissement des univers de valeurs, constituerait déjà une étape
importante sur la voie d’une refondation des pratiques sociales.