Ce texte constitue la troisième partie du point 1 du chapitre I du livre de Franco Berardi, plus connu sous le nom de Bifo : Le ciel est enfin tombé sur la terre (traduction française de Pierre Rival, Paris, Le Seuil, 1978).
Ce livre a d’abord été publié en italien sous le titre Finalmente il cielo è caduto sulla terra Milan, Squilibri, 1978.
Rompre le mur des 40 heures
Printemps 1976. Une extraordinaire vague de luttes ouvrières secoue les grandes usines italiennes. Les patrons et les réformistes sont terrorisés. Ils regardent vers les ateliers et saisis d’effroi se demandent: qui sont ces gens? Ils croyaient en être venus à bout par les licenciements et l’attaque syndicale contre les avant-gardes révolutionnaires; ils ne reconnaissent pas chez eux de structures organisées, comités, brigades ou partis.
Et pourtant des cortèges internes gigantesques réapparaissent à Mirafiori [[Principale usine Fiat de Turin, citadelle depuis 1968 des formes de lutte les plus dures de la classe ouvrière de l’automobile (cortèges internes, corrections de petits chefs, sabotages, etc.). Sur cet argument, cf. en français les Autoréductions, de Yann Collonges et Pierre Randal, Christian Bourgois éd., p. 29-53 (NdT). ; et pourtant, des usines milanaises les ouvriers partent occuper les gares et les préfectures; et pourtant Massa[[Massa: ville de Toscane. et Naples vont rester pendant des heures entre les mains des prolétaires. Les patrons et les réformistes ont beau regarder à travers les grilles d’usine, avec leurs longues-vues affolées: ils ne peuvent comprendre que l’organisation ne se laisse pas trouver à l’intérieur tout simplement parce qu’elle est ailleurs. Elle est dans le refus des femmes de demeurer à la cuisine pour faire coïncider comptes et sacrifices. Elle est dans l’expérience de jeunes ouvriers qui ont appris que la vie est trop belle pour en faire cadeau aux cadences des chaînes. Elle est dans ces mansardes des métropoles, où circule de main en main un joint qu’on continue de fumer quand on est au travail, à l’atelier. Elle est dans une créativité qui ne veut plus être écrasée et pompée par le langage codifié du transfert, une créativité qui se met à parler un langage délirant en regard des normes de la production. Elle est dans la richesse des besoins que l’ouvrier métropolitain a découverte en circulant à travers la ville. Elle est dans une scolarisation qui permet à ceux-là mêmes qui sont contraints de travailler de savoir que le travail n’est plus nécessaire pour produire les biens utiles. Elle est dans l’urgence de libérer le temps-existence des chaînes de la création de plus-value.
Le temps, comme l’annonçait la prophétie de Marx, prend fin où les machines font faire à l’homme ce qu’elles peuvent elles-mêmes accomplir à sa place.
Rompre le mur des 40 heures, telle est la stratégie que s’est fixée la reprise des luttes ouvrières. Et c’est aussi sur ce terrain qu’aujourd’hui – à l’intérieur même du processus de restructuration et de réorganisation capitalistes – peut exister un pouvoir ouvrier. Encore faut-il – pour avancer ce propos être capable de voir dans le pouvoir ouvrier la dialectique entre temps déjà libéré du travail et pratique ultérieurement libératrice du temps.
Marx, dans les dernières pages du premier Livre des Grundrisse, fait allusion à la libération de temps social par le surtravail accumulé. La tradition post-marxienne a toujours lu cette ébauche de manière unilatérale: la classe ouvrière libère, grâce à son surtravail, du temps social pour la bourgeoisie. Mais tel n’est pas le sens le plus intéressant de cette analyse; la classe ouvrière – par son surtravail, par l’accumulation du travail-savoir et de la technologie – libère un temps qu’elle-même s’approprie à travers le refus du travail et une existence (intensité) libérée de la prestation (temps réduit jusqu’à l’extinction).
Alors que l’histoire du mouvement ouvrier a toujours lu la classe ouvrière comme force de travail, elle est avant tout – en tant que sujet de libération – temps-vie, libéré du travail, produit et renversement actif du surtravail accumulé. La définition anti-économiste, c’est celle qui identifie la classe ouvrière avec qui ne travaille pas, ou du moins avec ces segments de la journée ouvrière qui sont soustraits à la nécessité et à la logique de la prestation salariale. En fait, le temps libéré tout à la fois accélère (objectivement) les temps et les modes de la réduction du travail à une activité abstraite, et multiplie (subjectivement) les possibilités ultérieures de libération du temps.
Dès que le travail, sous sa forme immédiate, a cessé d’être la source principale de la richesse, (…) le surtravail des grandes masses a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale, tout comme le non-travail de quelques-uns a cessé d’être la condition du développement des forces générales du cerveau humain. La production basée sur la valeur d’échange s’effondre de ce fait, et le procès de production matériel immédiat se voit lui-même dépouillé de sa forme mesquine, misérable et antagonique. C’est alors le libre développement des individualités. Il ne s’agit plus dès lors de réduire le temps de travail nécessaire, en vue de développer le surtravail, mais de réduire en général le travail nécessaire de la société à un minimum. Or cette réduction suppose la formation et le développement artistique, scientifique, créatif des individus grâce au temps libéré et aux moyens créés au bénéfice de tous [[ K. Marx, Grundrisse, op. cit. t. 3, p. 342-343.
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Il ne s’agit pas d’attendre un “ après ” pour transformer la vie mais transformer la vie pour monter à l’assaut de l’ultime rempart du travail nécessaire: le mur – qui n’est ni technique ni économique, mais essentiellement politique – des quarante heures. Un mur au-delà duquel se trouve la chute de la domination capitaliste, et la manifestation nue de sa contradiction ultime: la contradiction entre valeur d’usage et valeur d’échange; un mur au-delà duquel on débouche sur le pouvoir ouvrier, comme direction consciente du processus d’abolition du travail.
Le communisme n’ est pas une force de gouvernement ; s’il est pouvoir, il est dissociation
Pouvoir ouvrier: rien à voir ici avec l’édification de l’État socialiste, ni avec un gouvernement de l’existence. L’État est la forme globale du contrôle du travail mort (capital) sur le travail vivant, et plus précisément l’étranglement de la force-intelligence dans le cercle de la valorisation. Le socialisme est la forme entièrement déployée de ce même contrôle: un terrorisme qui tend à réduire tous les aspects de l’existence à la production de la valeur et à la reproduction du commandement. Le communisme, au contraire, est la forme que le temps libéré assume pour stimuler encore la réduction du travail nécessaire, et se constituer subjectivement en dehors de la domination des rapports travail-salaire.
Entre communisme en acte dans la libération du temps de travail et État (social-démocrate) du capital, la contradiction explose et se recompose continuellement, pour ré-exploser et resurgir à nouveau; parce que l’autonomie ouvrière et le développement capitaliste sont le moteur l’un de l’autre : même si le communisme de l’autonomie représente la crise permanente de la domination politique du capital.
C’est Mao Tsé-toung qui a démontré la possibilité pratique de faire vivre ensemble et en contradiction ces deux pôles: le mouvement des masses, l’autonomie des prolétaires qui s’approprient le savoir, le pouvoir, la vie d’un côté, et de l’autre un développement de la production tendant à la suppression formelle du travail, à la réduction du travail nécessaire.
L’équation stalino-léniniste entre ordre socialiste et mouvement de classe a été rompue dans la Chine de la Révolution culturelle: ne jamais mettre la stabilité au poste de commande; ne jamais prétendre que l’ordre puisse réduire en soi la richesse de l’existence qui se libère; se dissocier continuellement de ses propres réalisations et attaquer continuellement l’ordre qui se constitue. État et communisme ne peuvent jamais s’identifier; et le pouvoir ouvrier ne peut pas signifier un gouvernement global de toutes les relations sociales, de l’existence dans sa richesse et ses contradictions.
Multiplication des logiques et fin du sujet unitaire
C’est donc précisément en ce moment où les luttes relancent l’exigence d’un pouvoir ouvrier qu’il convient de repousser le terrorisme de la politique, la tendance à enfermer la richesse de l’existence dans le réduit de la politique comme gouvernement (pratique et connaissance) de toute la société. Le pouvoir ouvrier n’est pas la solution des contradictions; seulement la dimension dans laquelle les contradictions peuvent se déployer en leur entier, dans laquelle des sujets peuvent, dans le même temps qu’ils y émergent, se libérer à l’intérieur de leur sépar/action.
La théorie post-marxienne (lieu d’un long silence du matérialisme) postule l’existence d’un sujet unitaire (molaire) très proche du concept d’“ individu ” propre à la bourgeoisie des Lumières.
… Le moi c’est comme papa-maman, il y a longtemps que le schizo n’y croit plus. Il est au-delà, il est derrière, dessous, ailleurs, mais pas dans ces problèmes-là. Et là où il est, il y a des problèmes, des souffrances insurmontables, des pauvretés insupportables [[ Deleuze-Guattari, L’Anti-Œdipe, éd. de Minuit, p. 30.
Or, de même que le schizo ne croit plus à l’unité de son moi reoedipianisé, de même nous ne croyons plus à l’unité (idéologique, intériorisée et sociologique) d’un sujet réduit à l’individu. Pour cette raison, nous ne croyons pas que la solution de toutes les contradictions réside dans la transformation des rapports de production, et encore moins que le rapport de classe puisse être entendu comme une infrastructure, et la sexualité, le langage, la ségrégation, l’angoisse, le corps, comme des superstructures. La famille, le sexisme, l’angoisse, la misère du quotidien, l’aphasie, surdéterminent structurellement le rapport d’exploitation, et le sujet n’est pas définissable de manière univoque: il est au contraire parcouru trans/versalement par des flux de contradictions, de désirs, qui ne peuvent attendre que soit donnée une solution à une quelconque “ contradiction principale ” ; qui déchaînent d’eux-mêmes au contraire des micro-comportements désespérés et/ou libérateurs. Le pouvoir ouvrier est la dimension de leur déchaînement. C’est à ce niveau-là que les micro-comportements définissent leur dimension de masse. Et sur le plan des micro-comportements, le pouvoir constitué se découvre en minorité, tout à fait incapable de contenir, réprimer, contrôler, ou même connaître. Il n’existe plus une seule logique, tout de même que le sujet n’a pas une seule logique (sinon celle du refoulement, au moyen de laquelle l’individu cherche à sauvegarder une illusoire identité unitaire). La multiplicité des flux désirants qui parcourent trans/versalement le sujet (de même que la multiplicité des désespér/actions qui le tra/versent) définissent une multiplicité de logiques.
Une analyse matérialiste du processus de libération ne peut donc qu’assumer un point de vue moléculaire, le point de vue de la multiplicité des tensions désirantes et des logiques qui en dérivent. Toute conception de l’organisation (et du pouvoir) comme lieu politique visant à centrer est constitutionnellement idéaliste.
L’absentéisme, le sabotage, la collectivisation: autant de micro-comportements symptomatiques en train d’émerger. Le communisme n’est pas la synthèse, l’unification de ces comportements. Il en est la recomposition trans/versale. Et aucun de ces moments ne peut prétendre être un lieu central, un programme de parti, sans que soit du coup reproduit un schéma paranoïaque et idéaliste, fondé sur le refoulement de la multiplicité irréductible des tensions désirantes : de ces tensions qui composent et tra/versent le sujet en rébellion.
(A/traverso, mai 1976)