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Prémisses pour une définition politique des services publics

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I Quelques remarques

Quant on parcourt la littérature produite par la sociologie sur la « relation de service » (ou encore l’ensemble des analyses des activités de services qui mettent plus l’accent sur l’aspect relationnel de l’activité que sur la production de la marchandise particulière qui en découle) on se trouve devant un certain nombre de problèmes concernant la nature même de la connaissance sociologique et le concept d’action/acteur social. Personnellement, je suis convaincu que les analyses qui sont passées de l’utilisation du concept de « service » à celui de « relation de service » sont innovatrices et enrichissent notre connaissance de l’action sociale.
En guise d’introduction à mes réflexions sur tous ces thèmes, je voudrais avant tout présenter un certain nombre de remarques sur la phénoménologie de la « relation de service », inspirées de la littérature sociologique sur ce sujet, remarques qui témoignent toutes, comme on le verra, d’un même type de préoccupation.

Première remarque. Un sujet qui agit dans une « relation de service » (et d’autant plus s’il se trouve « en contact avec le public »), qu’il soit professionnel ou volontaire, qu’il soit dans le public, ou dans le privé, qu’il soit dans des services proprement dits ou dans l’industrie, – dans tous les cas, en produisant le service produit une subjectivation hors norme, ou encore une série de comportements qui innovent par rapport à la norme (et/ou à la hiérarchie des normes) à laquelle il est soumis. Donc, pour valoir dans la relation de service, l’action de l’acteur doit être connotée subjectivement et ce n’est qu’à cette condition qu’elle sera innovatrice. Dans ce sens l’action échappe aux catégories de classification traditionnelles du travail de service qui mettent l’accent sur l’adéquation instrumentale. Quand elle est valorisante, elle démontre une spontanéité créatrice qui s’oppose à la norme traditionnelle. En conséquence, elle se voit infliger (pour ce qui est de sa définition) le trauma résultant de l’opposition entre logiques instrumentales et logiques communicationnelles. Est-il donc possible de commencer à conceptualiser une figure du travailleur de la (ou dans la) relation de service, en tant que figure de crise ? en tant que concept (aussi ambigu qu’ouvert) d’opérateur social ? Est-il possible de transférer la « relation » du concept de service sur celui de son acteur ? Estil possible, en outre, dans la mesure où la dimension « service » investit, dans le post-fordisme celle de la production en général, de commencer à penser que la crise qui touche le travailleur des services touche l’acteur de la production en général ?

Seconde remarque. Dans ces conditions, la construction sociologique de l’objet « travailleur des services » devient hautement problématique. Une partie de la sociologie française contemporaine – et en particulier ce groupe de nombreux chercheurs qui navigue avec éclectisme entre intéractivisme, ethnométhodologie et conventionalisme – opte, face à la crise de la définition traditionnelle pour une reconstruction de l’objet en termes normatifs
(ou performatifs = élaboration socio-politique de l’objet). On tente par là de faire converger la recherche de sens et l’élaboration de la règle, en présupposant une homologie tendancielle des deux. De l’observation naturaliste donc, à la mise en forme, de la mise en scène à la mise en sens. Cette démarche « de la justification » n’est pas du tout convaincante. Elle laisse de côté trop d’éléments phénoménologiques (critiques) du concept de travailleur de service et semble, pour ainsi dire, faire marcher davantage les concepts sur la tête que sur leurs pieds. Il faudra se demander non seulement en quoi ce parti pris théorique ne permet pas de fournir une réponse aux problèmes posés ici et en quoi éventuellement il en mystifie la nature ; mais aussi et surtout il faudra se demander si la problématique de la relation de service ne conduit pas -plus qu’à la clôture normative de l’analyse – à la découverte de nouvelles directions de recherche.

Troisième remarque. Si l’on suit cette dernière piste, c’est à dire celle qui ouvre vers de nouvelles directions de recherche, il faut se demander – quand on commence à appréhender cette littérature – si les processus de subjectivation dans la « relation de service » plutôt que d’être à la recherche de la norme ne se structurent pas tacitement et/ou de manière invisible. Il existerait donc une opposition entre agencements de référence et agencements de compétence et une dynamique contradictoire entre agencements (individuels ou collectifs) d’énonciation et agencements normatifs. Dans ces alternatives, parfois extrêmes, réside cependant (comme l’ont montré Bateson et Goffman) une puissance structurante d’autant plus forte qu’elle est innovatrice.
Je voudrais dans ce qui suit tirer de ces remarques un certain nombre de conséquences, en élargissant l’observation, en mettant en relation les expériences entre elles et, en en dégageant si possible le noyau de quelque nouvelle hypothèse euristique.

II Crise de l’objet « service » et nouvelle productivité

Je pars d’une constatation phénoménologique, celle de la subjectivation hors normes du travail dans la relation de service. J’ai l’impression que l’on peut constater une certaine convergence d’approches disciplinaires sur ce point. Ce qui veut dire que la microsociologie (avec une certaine complaisance), l’analyse économique (quand je parle d’analyse économique je me réfère essentiellement à l’école de la régulation), (avec une certaine suffisance), la science politique (avec une certaine préoccupation), toutes s’accordent sur le fait que le travail dans la relation de service présente une subjectivation hors normes.

Mais que signifie subjectivation hors normes ? et quelles conséquences peut-on en tirer ?

Subjectivation hors normes signifie que la relation de service est une relation au sens propre, c’est à dire une relation dont les sujets ne sont pas annulés et dépassés dialectiquement, mais, au contraire, reconnus et reproduits par le fait d’être en relation. Cela signifie en outre que la forme de la relation ne se réduit pas et ne peut être réduite à des directives ou des règles préconstituées et/ou répétitives. La subjectivation hors normes se donne donc comme différence et la relation de service comme objet en crise: parce que objet inclassable a priori, irreprésentable par quelque modèle que ce soit, irréductible à toute fixité. Nous nous trouvons donc face à la crise d’un concept fondamental de la recherche socio-économique : le service. La définition expérimentale du « service » en tant que « relation de service » ne se contente pas de requalifier l’objet de l’analyse, elle le transforme.
Reposons la question, que signifie donc la crise de l’objet ?
a. cela signifie en premier lieu que l’analyse qui doit cerner l’objet doit éviter les parcours traditionnels. La relation de service (dans la plus élémentaire de ses figures phénoménologiques) ne peut être enfermée dans la relation fonctionnelle de la sociologie compréhensive ; elle ne peut non plus être bloquée dans la relation d’équilibre de l’économie fordiste ; elle ne peut enfin pas être structurée selon la figure traditionnelle du processus de légitimation. Dans chacune de ces approches, la lecture de l’action de l’acteur se trouvait soumise à une fonction épistémologique effective qui présupposait un modèle (modèle formel souvent transcendental). L’action, trouvait donc sa conclusion, de manière fonctionnelle ou dialectique, dans le cadre de la norme, et sa définition empirique même s’en trouvait conditionnée. En premier lieu donc, la crise de l’objet, signifie une césure épistémologique dans l’approche analytique.
(On peut rappeler ici deux exemples importants: le «frame of reference » signalé par Goffman et le concept foucauldien de « dispositif ». Nous reviendrons plus loin sur le premier concept.
Analysons dés maintenant le second. Il faut signaler ici, à propos du concept de « dispositif » chez Foucault qu’il présuppose une césure épistémologique destinée à éliminer de la définition d’un objet sociologique toute référence à une quelconque substancialité. De cette façon la définition du « service » en tant que « relation » – excluant de sa définition toute référence à une substancialité – devient le prototype de l’approche de la sociologie à son objet. De plus, le « dispositif » foucauldien, tout comme l’ « agencement » de Deleuze-Guattari, ne traduit pas seulement tout objet en relations, mais aussi toute relation par un processus de constitution intersubjectif, mieux, par une rencontre/conflit de plusieurs stratégies constituant des filières de subjectivations intéractives complexes à travers des systèmes symboliques, communicationnels et normatifs. Naturellement, ce n’est pas seulement par le jeu des symboles, des langages et de l’interaction que le sujet se trouve constitué. Mais ce n’est pas non plus le renvoi à un « réel » extérieur (aux rapports de production, au contexte, à la situation) qui peut nous tirer d’affaire, car le réel est lui-même produit. Donc, pour Foucault la grammaire, les discours, la conversation, le langage, le jeu de rôle sont des pratiques de pouvoir (ou des désirs) et non pas des universaux communicationnels des rapports humains. Et ces pratiques renvoient à des dispositifs de pouvoir qui ne sont pas seulement locaux, en situation, singuliers: elles sont bien ontologiquement constitutives).

b. En second lieu, et ce n’est pas un jeu de mots, crise de l’objet signifie que l’analyse nous présente l’objet en tant que crise. Ce qui veut dire que le service, et l’action de son acteur, sont compris non seulement comme relation, mais comme relation ouverte. Pour la microsociologie ce qui est en question c’est le sens de l’action ; pour l’analyse économique ce qui est en question c’est la mesure de la valeur ; pour la science politique de l’administration ce qui est en question c’est l’adéquation du processus de légitimation. Sens de l’action, mesure de la valeur, adéquation du commandement ne sont pas que des objets inatteignables, ce sont des variables de la subjectivité dans la relation de service: le sujet de la relation de service est placé en situation ouverte, sur un horizon s’ouvrant à des alternatives,

c. Enfin, et c’est le plus important, en conséquence de ce que nous venons de dire, les nouvelles approches de la crise de l’objet nous offrent de nouveaux éléments d’énonciations (d’autodescription et d’action) en ce qui concerne le sujet du service. Dans la crise de définition, le sujet est marqué par de nouvelles catégories. L’approche microsociologique (ethnométhodologique), en même temps qu’elle insiste sur la variabilité des fonction de sens (et par là dissout l’acteur dans l’activité de représentation: Garfinkel), nous en restitue une figure animée par l’imagination productive, par une tension structurante, constitutive de fonctions et de relations sociales complexes. (Qu’il nous soit permis de nous référer ici à la théorie du «frame » élaborée par E. Goffman. Il soutient que le sens de la structure sociale émerge de la capacité des acteurs à élaborer, observer ou violer les « cadres » sociaux établis: le sens est donc structuré, constitutivement, par un agir social qui transforme le fait sociologique).
L’approche de la phénoménologie économique se trouve tout autant bouleversée: il n’y a pas en effet dans l’organisation du travail postfordiste, de possibilité d’établir des critères d’évaluation de l’activité économique, si on ne reconnaît pas dans la singularité de l’évènement productif la source de productivité, et dans l’immatérialité des relations ou de réseaux de service le tissu connectif du processus social de production. Le centre de l’imputation de l’activité productive, et en conséquence de la valorisation économique, est constitué plus par l’« âme au travail » dans la participation et la coopération des acteurs de la production que par l’entreprise. De ce point de vue on peut peutêtre commencer à considérer la « relation de service » comme une cellule de constitution de la productivité sociale (en particulier dans la production immatérielle).
La science politique et la science de l’administration sont enfin contraintes de recourir de plus en plus aux catégories de l’ interactivité, de la transversalité et de l’espace public pour reconstruire les dynamiques de la légitimité. Et il est peut-être significatif (et aussi paradoxal) de noter que des motivations de type contractuelles réapparaissent. On a ainsi recours à de très anciens modèles de construction et d’interprétation du « lien social » dans lesquels le rôle de la subjectivité devient l’ élément principal de la constitution de la strucure sociale. Ces hypothèses n’ont évidemment aucune valeur probante: leur remise a jour signale toutefois l’intensité avec laquelle le problème se trouve reposé.

Mais il nous faut nous arrêter ici pour étudier la façon dont certains concepts sociologiques (dans notre exemple de « service » et de « relation de service ») se modifient en fonction des transformations historiques entraînant la mise en évidence de différents aspects de ces concepts. Il est reconnu aujourd’hui que c’est Simmel qui a établi dans l’analyse des rapports capitalistiques de socialisation le caractère central de la rupture entre système et monde vécu ou plus précisément la résistance de l’âme aux rapports capitalistiques de socialisation, qui colonisent l’esprit, – âme, qui ne peut être ni réïfiée, ni capturée par la rationalisation instrumentelle mais qui au contraire se structure, en retrait, comme réservoir de subjectivité, comme liberté et créativité. La vie et les formes, les êtres et les choses, sont ainsi dissociés: les mots et les choses, comme ajoutait ironiquement Foucault. Cette séparation a été établie par Simmel sous une forme tragique. Lukacs et Benjamin reprirent, entre les années 20 et 40 cette dimension tragique, en en faisant – en sociologie et en philosophie – un stilème incontournable pour la pensée critique.

Dans le développement de la pensée sociologique contemporaine, cet élément tragique s’est toutefois trouvé neutralisé ou tout du moins fortement relativisé. Il intervient soit comme élément de rupture par rapport à toute conception fonctionaliste ou systémiste ; soit en opposition vis à vis de toute conception dialectiquement triomphaliste (qu’elle s’inspire du marxisme ou de l’idéalisme pragmatique américain): cependant, son rôle se borne là. Au delà de cette opération négative, le dualisme et l’interaction communicationnelle -chez Habermas, et surtout chez le premier Habermas – sont désormais, dans une détermination positive, au coeur de la constitution du tissu sociologique et la clé de lecture de tout phénomène d’innovation productive.
Entre Simmel et Habermas, donc, beaucoup de choses ont changé – essentiellement la forme et la dimension de l’intégration du monde vécu dans la production – et cette mutation modifie la forme sous laquelle s’effectue la dissociation entre la vie et le système. Au XIXème siècle le développement capitalistique était passé, comme Marx l’avait prévu, de l’intégration formelle à la « subsumption réelle » de la société. Ce qui veut dire que le capital ne dominait plus (par le haut) la société mais l’organisait de l’intérieur. Extérieure, à l’époque de Simmel, l’intégration du monde vécu à la production s’est faite, intérieure en conséquence, la relation du monde vécu et des fonctions sociales de sens, de valeur, de légitimation doit désormais se réaliser à l’intérieur d’un ensemble unifié: société et production.

La crise de l’objet sociologique (service) renvoie donc à un modèle dans lequel la nouvelle représentation de l’objet (la relation de service) se révèle comme étant la figure de la nouvelle productivité sociale – dans la mesure où la productivité s’ entend en termes d’interactivité, d’échange entre culture et production, et se trouve donc définie en termes d’évènement et de singularité. C’est en cela que consiste la grande contribution de la théorie de l’agir communicationnel d’Habermas. Il nous a rendu le social comme totalité, mais comme totalité des relations, de l’interactivité – il a pris en compte, en somme, la césure épistémologique au niveau à l’échelle de la totalité.

III Difficultés sociologiques

Dans le modèle de Habermas, l’interaction communicationnelle n’est pas fermée: tout au contraire, dans ce modèle la fonction instrumentale et la dimension éthique ne trouvent pas de point d’équilibre et s’opposent donc. Les auteurs conventionalistes auxquels nous avons fait allusion quand nous avons proposé le second thème de notre recherche ont tenté une sortie au forceps de cette impasse, en utilisant des instruments normatifs. Ils acceptent la dissolution de l’ancien objet sociologique (dans le cas d’espèces le concept de « service ») ; ils reprennent donc à leur compte la relation comme base — mais pour l’introduire dans un processus, ou encore un ensemble dynamique, dans lequel le sens de l’action et la détermination de la règle sont homologables. De telle sorte qu’à partir de la relation ouverte reprise comme hypothèse on puisse reconstruire une forme socio-politique déterminée.
La nouveauté, par rapport à l’institutionalisme traditionnel, à la Gurvitch pour tout dire, réside dans le fait qu’ici la synthèse n’est pas matrice juridique mais politique ; qu’elle n’est pas déterministe mais relativiste ; qu’elle n’est pas évolutive mais « faible-molle » ; qu’elle n’est pas social-démocrate mais libérale. En ce qui concerne ces tendances normatives, les références fondamentales sont Rawls et Rorty. Désormais, la synthèse du sens et de la règle est caractérisée par la méthodologie du « va et vient », par l’hybridation de l’analyse entre comportements actuels et attentes futures: tout ceci jouant sur un registre d’intensité moindre. Plus essentiellement, la synthèse résulte de l’utilisation d’« a priori » relativistes, « mous », de modèles normatifs appliqués à la description même des situations et du contexte phénoménologique. Le présupposé est qu’il n’y ait pas de description sans possibilité d’évaluation, de subordination à un ordre. La fin est celle de la « justification », c’est à dire d’une référence transcendantale de l’évaluation. Le désordre, l’insubordination, la rupture, la marge: eux aussi doivent être contenus formellement par l’épistémologie sociologique, et contrôlés. (Emblématique, en ce sens, même si elle est accentuée à l’extrême est la position reprise par Rawls dans Political Liberalism à travers la théorie de l’« overlapping consensus » qui met brutalement un terme aux ouvertures contractualistes d’« Une théorie de la justice »). L’élégance avec laquelle les conventionalistes français présentent leurs « modèles de cité » et leur font jouer le rôle de cribles normatifs à l’intérieur des situations, n’ôte pas son apreté à la tâche théorique qu’ils accomplissent. Les valeurs qu’ils filtrent dans les catégories d’évaluation de l’approche sociologique, sont des valeurs établies, hégémoniques, c’est à dire majoritaires et idéologiquement conformes aux assises du système social en vigueur. Le conventionalisme à la française s’appuie donc sur une éthique politiquement modérée, qui peut parfaitement concourir aux exigences bureaucratiques.

Ceci dit, il importe cependant de dégager ce qu’il y a de positif dans ces positions conventionalistes – ce positif qui ne réside pas dans les conclusions de ces théories mais plutôt dans certaines prémices de leur méthodologie. Il réside dans la conviction que l’analyse sociologique doit reprendre en compte l’inhérence qui rend indissociable le social de l’idéologique et du politique. L’explicitation sociologique des prémices communicationnelles haberrnassiennes est ici positive.

Cette dimension de l’analyse conventionaliste n’est pas particulièrement originale. Si elle nait en effet dans la polémique avec la ligne Durkheim-Bourdieu, elle assure cependant une continuité avec un certain nombre d’intuitions de l’école de Mauss. Mais, de toutes façons, c’est important parce qu’elle est capable de réveler des aspects complexes de l’expérience contemporaine, au niveau actuel du développement capitalistique et de la structure des marchés. Elle représente, pour ainsi dire, la récupération théorique de l’irréversibilité du Welfarestate, ou encore de cette imbrication d’administration, de politique et d’économie que le WFS a imposé comme cadre du raisonnement sociologique.

De la même façon que nous avions mis en évidence la capacité des microsociologies de saisir les éléments créatifs de l’action sociale, il faut dire à propos du conventionalisme que, dans sa façon de procéder, quelque part, il est en phase (même si en même temps il les mystifie) avec les dimensions immatérielles, coopératives et toujours singulières, de la relation de service et plus généralement, des relations de travail et de production, telles que l’expérience nous les présente aujourd’hui et qu’en même temps il les met en évidence. Ce que je veux dire, c’est qu’au delà de l’effort de codification normatif (faible) qu’il développe le conventionalisme touche cependant au nouvel objet de la recherche sociale, – et identifie la productivité dans les relations coopératives, décrit la société en tant qu’ensemble composé et indissociable de production et de reproduction, saisit l’intéractivité comme tissu dans lequel le productif et le politique (idéologique, idéal, convivial) se posent de manière hybride. Le conventionalisme exprime une normativité qui est tout à la fois adéquate à la nouvelle réalité productive et mystificatrice. Par certains côtés le conventionalisme semble recueillir à travers les dispositifs normatifs qu’il produit, une réalité que la conscience du producteur ne réussit pas encore à rendre réelle.

(A travers les modèles transcendantaux et a priori, le conventionalisme interprète par exemple les phénomènes d’« entreprenariat politique », c’est à dire les processus politiques d’élaboration de sens qui se donnent à lire dans un certain nombre de situations productives et dans les relations de service).
Une fois reconnus les aspects positifs de la lecture conventionaliste de l’interactivité, on est toutefois obligés de conclure que la construction du nouvel objet de l’analyse sociologique est d’autant plus difficile qu’on s’en tient à la manière conventionaliste. L’exemple définitif de cette difficulté nous est offert par les applications du conventionalisme à l’analyse économique. Ici la valorisation microsociologique de l’action indépendante de l’usager, ou la reconnaissance des marges d’autonomie du travail immatériel et/ou intellectuel, deviennent des obstacles difficiles à franchir. Tandis que la relation productive (de service et/ou industrielle) se répand dans l’espace social et sur l’ensemble du temps de reproduction des rapports de travail (et production, formation, reproduction apparaissent également comme des fonctions valorisantes), la science économique récupère l’élaboration conventionaliste pour reconduire tout phénomène dans l’espace de l’entreprise, – pour imposer donc à la complexité du social des systèmes d’évaluation calqués sur le modèle de l’entreprise.

Si le conventionalisme appréhende la socialisation croissante du travail et – c’est le plus important, – de l’ immatérialisation du travail qui le constitue en figure productive de services, il développe pourtant cette analyse correcte de la nouvelle nature du travail et de sa figure relationnelle vers des critères d’évaluation fonctionnels, qu’ils soient élaborés selon des modalités d’ordre ou qu’ils soient ramenés à la logique d’entreprise comme déterminante de la mesure de la valeur. Le conventionalisme comprend la nature politique des processus de valorisation, mais il se ferme devant la nécessité de fixer cette figure politique en des termes de singularité et d’évenement. Un schéma transcendantal est de toutes façons imposé à l’analyse. Ce schéma peut peut-être définir abstraitement les difficultés épistémologiques auxquelles les différentes disciplines des sciences humaines se trouvent faire face: ce n’est toutefois pas satisfaisant pour répondre à la nouvelle phénoménologie des relations de travail et de service. Le problème posé par Habermas demeure, dans cette perspective, totalement irrésolu.

IV L’expérience de Foucault

Dans la théorie de l’ « agir communicationnel », après avoir parcouru l’histoire des systèmes sociologiques, Habermas reconnaît que le trait de génie de la théorie marxienne tient au fait qu’elle permet de faire tenir ensemble monde vécu et système. C’est, comme on le sait, le concept de force de travail qui permet cette opération: la force de travail est en effet d’une part une marchandise, et en même temps, par ailleurs un sujet qui participe du monde vécu. Ce rapport est toutefois un rapport contradictoire. Dans le processus du développement capitalistique la contradiction est toujours présente: d’un côté elle nourrit un développement qui ne pourrait avoir lieu sans la présence de la subjectivité ouvrière, de l’autre elle est contrôlée et dominée, à travers la transformation permanente de la subjectivité en marchandise. L’action du monde vécu est, dans le développement capitalistique posée en fonction de la reproduction du système, la contradiction qu’elle génère est fonctionnellement dominée.

Faisons maintenant l’hypothèse qu’une pause, qu’une interruption se produise dans la subsumption du monde vécu par le système, – pause qui peut être due à l’apparition de deux conditions nouvelles: d’abord le fait que (comme l’assurent les microsociologies) la subjectivité se produit, dans la relation productive ou de service, hors norme ; ensuite, le fait que les processus de constitution de la subjectivité, à travers l’activité immatérielle et la transversalité/coopération des subjectivités collectives (comme nous l’assurent les sociologies interactives) soumettent les mécanismes systémiques de contrôle à une forte tension et à la possibilité permanente de rupture. Dans cette hypothèse d’interruption du contrôle du monde vécu par le système, nous nous trouverons donc devant une production de valeurs et de relations sociales qui apparaît de manière autonome par rapport au système, si bien que le rapport entre monde vécu et système ne se présenterait plus seulement de manière contradictoire mais de manière alternative, il ne serait plus contrôlé mais antagonique.

C’est dans cette perspective que se justifie le paradoxe signalé au troisième point de notre réflexion qui considère que plus les relations de service se développent, et plus l’organisation sociale du travail se développe en termes de service, plus l’écart entre agencements de compétence et agencements de référence est fort, et plus la contradiction qui se joue dans l’écart entre agencements (individuels et collectifs) d’énonciation (en soi structurants) et les agencements normatifs, systémiques est dynamique. Cet antagonisme est celui qui, dans les dispositifs historiquement déterminés aujourd’hui, oppose constitution de la subjectivité et relations de pouvoir.
Pour expliciter ce point de vue, tout en excluant pour le moment une lecture de « Marx au delà de Marx » (des concepts de subsumption réelle, de travail social productif, de « general intellect » etc..), je voudrais seulement rappeler comment cette conception intègre dans sa propre méthodologie les aspects les plus intéressants de l’approche ethnométhodologique et microsociologique (quand elle se veut structurante) et, du point de vue théorique les aspects les plus novateurs de l’approche intéractive et communicationnelle (quand elle met en question la globalité du social à travers l’intéractivité des acteurs).

Je voudrais rappeler en outre comment ce point de vue paradoxal intègre les résultats de la discussion post-structuraliste sur l’irréductibilité de l’évènement, dans cette figure paradigmatique pour toute théorie de la relation qu’est la relation linguistique. Il n’est pas secondaire de rappeler ceci dans une période où le « tournant linguistique » de la philosophie contemporaine est évoqué à tout bout de champ et récupéré à toutes les sauces, sauf quand il s’agit de mettre en avant sa découverte théorique fondamentale: l’irréductibilité du mot à la langue, l’opposition de l’évènement au système, la créativité de la relation par rapport au concept.
Qu’il me soit enfin permis de rappeler ici l’expérience centrale à mon sens dans cette problématique et qui tout à la fois résume et étaye une approche de la relation de service en tant que relation contradictoire: l’expérience de Foucault.

Foucault nous propose de dépasser la philosophie de la conscience, l’opposition entre sujet et objet (« Les mots et les choses ») par un matérialisme de l’évènement. Les travaux de Foucault constituent une piste de recherche alternative à la fois à la sociologie américaine et à la rationalité communicationnelle habermassienne.

Foucault analyse la relation de service du point de vue des relations de pouvoir dans lesquelles elle est prise. Après la lecture de Foucault, il apparaît de manière évidente que les méthodologies économiques, symboliques, communicationnelles, intéractives, ne nous permettent pas d’appréhender le problème des relations de pouvoir mises en place par les services. Ces méthodologies demeurent timidement au bord de ce trou noir.
Selon Foucault, dans le mode de production capitaliste, les relations de pouvoir dans la société s’organisent selon deux dispositifs:
1)La technique disciplinaire s’exerçant sur les corps, qui produit des effets d’individualisation et manipule ces corps en tant qu’ils constituent des foyers de forces qu’il faut rendre utiles et dociles (l’école, l’hopital, la prison, etc…).
2) Une forme de technologie qu’il dénomme bio-politique qui ne s’exerce pas sur les corps mais sur la population en tant que corps multiple. Il s’agit d’une technique qui vise les effets de masse propres à une population spécifique et essaye de contrôler « la série d’évènements aléatoires qui peuvent se produire à l’intérieur de la masse, pour installer des mécanismes de sécurité qui permettent d’optimiser la vie. Car l’objectif de ces dispositifs est la vie: en prolonger la durée, en multiplier les possibilités, éviter les accidents, compenser les déficits (sécurité sociale, instituts de crédit aux consommateurs, assurances, etc…) ».
Soit une cité ouvrière, un exemple pris par Foucault: elle est à la fois régie par des mécanismes disciplinaires de contrôle sur les corps (forme de l’habitation, organisation de l’espace etc…) et par des mécanismes régulateurs qui s’appliquent à la population et qui induisent des comportements déterminés: l’accés au crédit-logement et de consommation, les assurances sociales, les règles d’hygiène, etc… De ce point de vue la médecine peut être à la fois une technique disciplinaire et une technique régulatrice. De toutes façons ce qu’on appelle les services et que Foucault définit peut-être avec plus de rigueur techniques de contrôle et de régulation occupent et organisent tout l’espace social. Foucault ajoute que ces deux techniques impliquent chacune un certain ordre de succession dans leur déroulement:
1) Corps-organisme-discipline-institutions.
2) Population-processus biologique-mécanismes régulateurs-Etat.
La police peut se retrouver à la fois dans la première et dans la deuxième configuration.
Si la première technique vise l’assujettissement individuel (transformation de l’individu en « sujet »), la deuxième vise un assujettissement collectif (transformation de la masse en « population »).
Foucault nous démontre comment historiquement les services constituent un terrain de conflits et de luttes autour des formes de constitution de la « subjectivité » ; des luttes contre l’assujettissement.
Foucault nous donne aussi à penser que les techniques de pouvoir visent à transformer l’individu en sujet au double sens du terme: sujet soumis à l’autre par le contrôle et la dépendance et sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi. Dans les deux cas, ce mot évoque une forme de pouvoir qui subjugue et assujettit. On pourrait donc avancer l’hypothèse que les dispositifs de pouvoir dont les services (de l’école aux assurances) sont partie constitutive, ont organisé jusqu’à la fin du fordisme des formes d’assujettissement par le contrôle et la dépendance et qu’aujourd’hui, ils cherchent en tatonnant à organiser l’assujettissement à travers « l’usage de soi », à travers l’implication de la subjectivité, à travers la participation. Avec comme effet économique le renvoi du coût des services sur l’usager. C’est ce que Deleuze appelle le passage des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle. Dans les sociétés disciplinaires les services s’assuraient de l’assujettissement par l’enfermement et l’individu devait passer par une succession de lieux d’enfermement (famille, école, armée, hôpital, usine…). Tous ces lieux d’enfermement connaissent aujourd’hui une crise généralisée. Dans les sociétés post-tayloristes il s’agit plutôt d’opérer un contrôle modulé de manière continue et en espace ouvert, et les services doivent assurer cette régulation: on passe par exemple du travail au chômage, à la formation et on revient au travail. Les services doivent produire de nouvelles formes de subjectivité, de nouvelles formes d’assujettissement adaptées à la nouvelle forme de production et de reproduction des rapports sociaux: « Le contrôle est à court terme et à rotation rapide, mais aussi continu et illimité, tandis que la discipline était de longue durée, infinie et discontinue… L’homme n’est plus l’homme enfermé, mais l’homme endetté ».
Les provocations théorico-historiques de Foucault nous permettent de formuler plusieurs constatations essentielles:
1) Les services sont des dispositifs de pouvoir.
2) Les services sont des technologies et des institutions qui garantissent une transformation spécifique, pour utiliser le langage de la sociologie de l’action, celle du « monde vécu » en système, en normes, en institutions, en subjectivités.
3) Les relations de service sont des lieux d’affrontement entre des formes et des stratégies de constitution des subjectivités antagoniques.

V Conclusion

En conclusion: De tout ce que nous avons dit jusqu’ici il semble donc que de cette recherche sur les services et les relations de service, il soit possible de dégager une sociologie
a) capable de mettre en évidence le tissu de l’ intéractivité dans sa pleine extension sociale, comprenant donc aussi bien le service que la relation sociale de travail.
b) capable de prendre en compte la relation non seulement en tant que crise, ou encore en tant que rupture entre subjectivité et normes, mais aussi comme détermination autonome du sujet, comme potentialité de création ;
c) une sociologie ouverte à l’évènement, capable de décrire de nouveaux dispositifs, ou encore les formes et les grandeurs de la nouvelle structuration de la subjectivité qui se détermine dans la mutation en cours.

Reste, en revanche, toujours entièrement posé le problème de ce que signifie du point de vue de l’administration, dans la crise actuelle, gérer la mutation et les contradictions qu’elle détermine, et le nouveau qui apparaît, en termes critiques et réformistes.

Traduit de l’italien par Giselle DONNARD