Classe ouvriére, Etat, autonomie De tous les thèmes du courant opéraïste, il en est un particulièrement central, celui du refus du travail. C’est un thème scandaleux. Scandaleux aujourd’hui ici au Québec où le refus du travail semble être le refus du capital de créer du travail et où des dizaines de milliers de jeunes doivent survivre avec 152$ par mois. Scandaleux partout où la crise a réduit au chômage des millions et des millions de femmes et d’hommes. Scandaleux dans les pays du Sud où 40 p. cent de la population est condamnée à l’inactivité, à la misère et à la faim.
Le refus du travail est d’abord un thème scandaleux pour la classe ouvrière. Pour les ouvriers, leur force, leur orgueil, leur vertu c’est d’être des travailleurs face aux autres, les propriétaires, les non-travailleurs. Leur mépris plus ou moins latent va aux embusqués qui sont dans les bureaux, à ceux qui ne se salissent pas les mains, aux intellectuels. Leur mépris va à ceux qui de facto refusent de travailler mais qui sont pourtant payés.
Scandale donc. «Il était une fois en Italie…» c’est ainsi que commence l’histoire que chacun racontera durant ce colloque avec ses propres mots, c’est l’histoire de ce scandale. Cette histoire est déjà racontée, c’est pourquoi il y a, en fait, matière à colloque. C’est l’histoire du philosophe et du gendarme. Le gendarme, nous savons qui il est. Le gendarme arrête et met en prison. Le gendarme donne la main à un autre gendarme au-delà des frontières. Le gendarme tue impunément. Ce colloque est par son intention initiale mais aussi par sa tenue – ce qui a supposé, passez-moi l’expression, pas mal de travail – un geste de solidarité. Un geste de solidarité avec les quatre mille militants italiens en prison depuis plusieurs années. Ils continuent à essayer d’inventer la vie. Belle formule, à la limite dérisoire. À nous, en tout cas, de réinventer le sens de la solidarité. Solidarité ni aveugle, ni complaisante. Même si nous sommes très attentifs à la défense des droits formels, notre terrain n’est pas celui des justifications et des jugements. Il s’agit au contraire de sortir de la chape de culpabilisation, d’évacuer le gendarme qui sommeille au fond de chacun de nous. N’ayons pas peur du scandale!
Dans cette histoire de scandale, identifier le gendarme n’est peut-être déjà pas aussi simple que dans un théâtre de marionnettes. Mais qui est le philosophe? Est-ce Pinocchio, le lutin qui par sa vie fantasque nargue le gendarme? C’est bien ici que commence l’histoire, non plus comme simple récit mais comme histoire qui se fait. Et cette histoire qui se fait commence par une narration, celle du philosophe, ici un philosophe qui n’accepte pas le scandale. Revenons à la classe ouvrière, il y a quelqu’un qui prétend parler pour elle, qui lui dit ce qu’elle est, qui lui dit aussi ce qu’elle ne peut pas être. Mais ce philosophe-inquisiteur n’a pas de bras séculier pour brûler les sorcières. Le philosophe raconte, il raconte les vertus du travail comme force d’émancipation, il raconte le temps futur. Il lance aussi des malédictions: malheur par qui le scandale arrive! Le philosophe rapporte les choses, mais en les rapportant, il rend des décisions acceptables. Ce n’est pas lui qui arrête et questionne, il le rend possible. Peut-être à la fin met-il la main à la pâte – après tout lui aussi doit travailler! -mais son rôle est efficace bien avant, il fait l’histoire par sa narration. Aujourd’hui les tribunaux sont institués, les bûchers dressés; on a presque oublié le philosophe. Reste le gendarme. Viendra-t-il arrêter le philosophe? Mais cela, c’est une autre histoire.
Mais, me direz-vous, dans cette histoire, il y a un autre philosophe. Celui qui raconte le refus du travail, la jouissance aujourd’hui, la violence des masses, et celui-là a été arrêté. N’est-ce pas lui qui a rendu décidable le terrorisme? Sans doute n’a-t-il, lui, pas mis la main à la pâte, mais qu’importe? Veut-il maintenant se faire passer pour un lutin fantasque?
Il ne faut pas éluder cette question, même si on peut relever immédiatement la dissymétrie d’effets dans le cours de l’histoire. D’un côté, des appareils violent nationalement et internationalement les droits les plus fondamentaux – détention préventive prolongée, extradition, exil forcé, quadrillage du contrôle policier, quand ce n’est pas torture et disparition – et d’un autre côté, un gendarme qui s’est installé un peu plus au fond de nous.
Il est bien question quelque part de sortir des années de plomb. Pour cela, deux points d’appui. La réalité même du refus du travail. Elle s’est imposée dans de larges segments de la société et elle a fait de l’Italie un vaste laboratoire. Ensuite le défi que nous lancent les nouvelles formes de restructuration internationale et autres virages technologiques.
Le premier point est certainement le plus fort. Il permet d’affronter le scandale. Le refus du travail est une pratique ouvrière; il est, pour reprendre une expression autonome, une pratique du «jeune prolétariat», une pratique de couches segmentées et diversifiées de jeunes et de moins jeunes confrontés notamment à la précarité du travail, pratique d’une jeunesse relativement scolarisée et dont la scolarisation est au moins en partie l’envers d’un chômage persistant, pratique d’hommes et de femmes qui sont mobilisés dans le contexte de transformations urbaines et qui, en prenant le centre des villes, ont inventé de nouvelles formes de communauté et de vie. Refus du travail certes mais aussi refus du temps-vide. J’ai même rencontré des gens heureux… mais la réalité de ce bonheur est également la force d’une utopie partagée et racontée au présent.
Refus du travail, s’agit-il là de la forme d’existence de la nouvelle figure du prolétariat – le fameux ouvrier social? le m’interroge sur le besoin de légitimer une pratique en la présentant comme la nouvelle figure centrale. Par ailleurs, le refus du travail pose la question de la diversité des formes de travail – je pense par exemple au travail domestique et de production d’enfants – et donc des intérêts contraires auxquels il répond. Enfin raconter le refus du travail, raconter les besoins et le désir, c’est poser le problème de la violence, la violence des masses sans doute mais également la violence qui se fonde sur la différence de chaque individu.
Je ne crois pas que les intervenants à ce colloque apporteront une même réponse a ces questions, ni même ne poseront les mêmes questions. Il ne s’agit pas de proposer un nouveau système de pensée, une nouvelle théorie, mais de libérer les questions. Que personne ne doive se sentir tenu de chercher de fausses concordances pour faire bloc face à d’autres courants idéologiques résulte en partie des hésitations de ces autres à participer à cette réunion. En fin de compte, c’est un facteur positif. Il nous donne des chances d’aller plus loin dans la réflexion et le débat.
Le second point d’appui est le défi de ce qu’on appelle ici le virage technologique. Point d’appui ou ligne de fuite? Fuite salutaire pour échapper au jeu des comptes et des bilans, soit. Mais il y a plus que cela. Le questionnement des nouvelles technologies est, depuis longtemps, au cœur du courant opéraïste. Il l’est avec cette thèse terriblement provocante: c’est la classe ouvrière qui délimite pour la première fois et de façon constante le rapport de classes. Les capitalistes, eux, tentent d’échapper à leur constante subordination: ils capitalisent la révolution dans de nouvelles technologies. Thèse jubilatoire. Les opéraïstes rompent avec toute une tradition de misérabilisme en partie déplacée aujourd’hui vers l’analyse des pays du Sud. Thèse quelque part associée, à travers une vision internationale de la composition de classe, à cette autre thèse provocante qu’exprimait déjà Tronti en 1970: «les traditions d’organisation des ouvriers américains sont les plus politiques du monde». La fascination pour les nouvelles technologies, la fascination pour l’Amérique sont des composantes de la pensée opéraïste et autonome.
Que penser de ces fascinations? Elles suscitent de nouvelles interrogations. Le refus du travail a-t-il d’autant plus de chance de s’affirmer comme réalité que les technologies libèrent l’être humain du travail? Thèse bien évolutionniste que ne tempère pas vraiment la conception du «point moyen» que représenterait la classe ouvrière italienne. leu stérile des anathèmes, il est vrai. Précisons donc la question. Même à s’en tenir strictement au primat, à l’initiative de la classe ouvrière dans les transformations technologiques, comment délimiter le rapport de classes dans les pays où ces technologies sont arrivées toutes faites, héritières de la lutte du prolétariat du Nord? Sur quoi repose alors le primat, l’initiative de la classe ouvrière dans les pays du Sud?
Ces questions ne sont pas purement abstraites. Ce colloque a lieu en Amérique. Il a lieu dans une société d’Amérique, mais dans une société à part. Une société qui lutte pour son identité. Une société où certains, il n’y a pas si longtemps, racontait son histoire comme celle d’un pays du Sud. Une société d’immigrants: Italiens, mais aussi Haïtiens et Vietnamiens. D’ailleurs, vis-à-vis des Autochtones, qui n’est pas immigrant? Une société où le discours sur le virage technologique est énoncé en termes d’adaptation à quelque chose qui vient d’ailleurs.
Le Québec n’en reste pas moins un pays du Nord. Non seulement par sa géographie, par ses conventions sur le temps social aussi. Mais pays qui, de par sa relation à l’Amérique et son complexe vis-à-vis de la technologie, est travaillé par la fracture de plus en plus large qui pose les pays du Sud comme entités irréductibles à un quelconque principe d’universalisation. Penser l’individu social en dehors de ce travail de déchirement, penser l’individu social seulement par rapport au fétichisme de la technologie en oubliant les autres fétichismes – que ce soit la rente pétrolière ou encore la dite arme alimentaire -, penser l’individu social dans un duel solitaire avec l’ordinateur et le robot, permet-il de penser vraiment la vie et de l’inventer?
Par rapport au philosophe qui raconte la vie d’un sujet universel, par rapport au philosophe-Prince, il existe sans doute un autre philosophe, c’est l’image de Pinocchio qui pense et raconte sa vie dans la différence. Un Pinocchio non-repenti et qui a la pudeur de ne pas croire qu’il est innocent.
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