La coordination rurale est aujourd’hui l’une des coordinations les moins bien connues. Ceci ne provient pas seulement de la date de sa création, relativement récente (1991, département du Gers)[[La coordination des instituteurs, par exemple, était en place dès 1986 (B. Geay, 1991)., mais aussi des conditions de son analyse : étant indissociable de celle des représentations (au double sens du terme) des paysans et du salariat agricole, cette analyse doit faire les comptes avec une situation particulièrement complexe à la fin des années 80. Dans quelles couches sociales, à partir de quels “pays”, cantons ou régions, la coordination rurale a-t-elle surgi puis étendu son influence ? Quels types de producteurs agricoles représente-t-elle et pourquoi ? Quelles relations entretient-elle avec les O.P.A.[[O.P.A. : Organisations Professionnelles Agricoles, ensemble complexe comprenant notamment les organisations syndicales “agricoles” et “paysannes”. Cf AFIP, Le pluralisme syndical, une idée neuve ? (1983) et A.B.C. des O.P.A. (1985). et les partis politiques ? Il est impossible de répondre à ces questions à partir de l’information médiatisée. Les publications scientifiques n’ont pas encore abordé les problèmes posés par l’émergence de la coordination en question et par les pratiques qui résistent aux catégories de la science politique classique (agriculture alternative par exemple). Enfin il existe peu de repères pour la construction de représentations sociales capables d’intégrer les mouvements qui traversent la paysannerie et le salariat agricole, à l’intérieur des organisations syndicales ou en dehors d’elles[[Sur les nouveaux clivages et les regroupements en cours chez les agriculteurs, cf Projet, n° spécial, été 1993, en particulier l’article de F. Colson..
La coordination rurale, à la différence de la vision qu’impose d’elle un schéma ultra-simpliste parfois soutenu par les médias (tentatives de blocus de Paris), n’est ni la première, ni la seule organisation à mettre en cause la politique agricole et les habitudes de concertation entre État et profession (“L’agriculture a toujours été une affaire d’État”[[L’ouvrage collectif Les agriculteurs et la politique (1990) permet d’en finir avec le schématisme sur cette question décisive. Cf en particulier la partie intitulée “La cogestion : une nouvelle tentative corporatiste ?” qui rassemble, sous la direction de P. Coulomb, plusieurs contributions importantes pour notre propos.). Dans l’attente d’un matériel qui permettrait de décrypter sa signification propre, on évoquera ici, au moyen d’éléments importants du point de vue des représentations, connus (cf bibliographie) ou méconnus (formes d’expression collective porteuses de perspectives de transformations sociales), la situation dans laquelle s’inscrit la coordination rurale.
Avec la reconnaissance, en 1990, de la Confédération Paysanne en tant qu’organisation syndicale représentative[[Sur les critères fondateurs de la pratique administrative et de la jurisprudence françaises concernant la représentativité des organisations syndicales, cf AFIP, chemise n° 14 (1986), 7., la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants agricoles (FNSEA), dont le Centre National des Jeunes Agriculteurs (CNJA) est la branche “Jeunes”, a perdu le monopole juridique de la représentation des agriculteurs (chefs d’exploitations). Elle le détenait depuis la clôture à son profit (1954) de la polémique qui, dès la Libération et l’annulation des lois du régime de Vichy concernant l’agriculture (plus particulièrement la loi du 2 décembre 1940 par laquelle la Corporation Paysanne avait été créée et toutes les organisations agricoles dissoutes), l’avait opposée à la C.G.A. (Confédération Générale de l’Agriculture créée en 1944, dont l’idée avait pris corps dans la Résistance) autour de l’enjeu suivant : qui détiendra la représentativité des agriculteurs et, le cas échéant, celle des techniciens et des salariés de l’agriculture ? (M. Faure, 1966, 79-85, et L. Prugnaud, 1963). Que la FNSEA, créée en 1946 au sein de la CGA d’orientation socialiste, ait été “dans les faits héritière de plusieurs des principes mis en place sous le régime de Vichy” (S. Cordellier,1985, 466), donne une idée du caractère non immédiatement déchiffrable de l’univers politique des paysans. La transformation du Centre National des Jeunes Agriculteurs en syndicat (1957) n’a en rien altéré le caractère unitaire du syndicalisme agricole ; les dirigeants du “Centre” (adhésion jusqu’à 35 ans) étaient destinés à prendre le contrôle de la FNSEA, comme n’allait pas tarder à le montrer la politique de modernisation (lois d’orientation agricole de 1960 et 1962). Cependant, en 1972, à la question “quelle unité de l’agriculture recouvre cette ‘unité syndicale’?”, P. Coulomb et H. Nallet répondaient que la seconde était alors fragile (in L’univers politique des paysans, 1972, 384 et 408). Au début des années 80, les listes progressistes (MODEF, CNSTP, FNSP, divers[[Comme l’expose très bien S. Cordellier (1985), le MODEF (Mouvement de défense des exploitations familiales) a été fondé en 1959 par des syndicalistes de gauche (il s’est transformé en syndicat en 1975). La CNSTP (Confédération nationale des syndicats de travailleurs-paysans) a été fondée en 1981 par regroupement de plusieurs mouvements autonomes ayant à leur actif de nombreuses luttes des années 70 tandis que la FNSP a été constituée en 1982 par scission d’une partie de l’opposition interne progressiste de la FNSEA et du CNJA. Cf aussi AFIP, chemise n° 4, 1983.) ont rassemblé environ 30 % des voix lors des élections aux chambres d’agriculture ; un processus de reconnaissance de ces trois syndicats et de la FFA ; Fédération Française de l’Agriculture, issue d’une scission de droite de la FNSEA en 1969) a été mis en route par le gouvernement. Bien qu’il n’ait pas complètement abouti (cf la normalisation des relations entre le gouvernement et la FNSEA négociée par Michel Rocard en 1983), “un pluralisme de fait – et partiellement de droit – s’est instauré” (S. Cordellier, 1985).
Dès la fin des années 60, des luttes paysannes multiformes ont scandé le développement de l’agriculture productiviste, mettant en cause de manière plus ou moins directe la FNSEA et le CNJA par leurs objectifs (luttes contre l’endettement, le surtravail, l’insécurité des baux et l’éviction des fermiers dans les régions où la propriété foncière a conservé de fortes positions, luttes pour la rémunération du travail paysan et la définition de contrats avec les firmes d’amont et d’aval) ainsi que par leurs modes d’organisation, fondés sur la construction de nouveaux liens entre paysans, entre paysans et citadins vente directe de produits (dès 1962 les producteurs du Nord-Finistère étaient venus dans une telle circonstance expliquer aux Parisiens les raisons de “la révolte de l’artichaut”), enchères bloquées, grève. En 1972, principalement mais non exclusivement dans l’ouest, les producteurs de lait ont été à même d’organiser pendant plusieurs semaines, sur une base autonome par rapport au syndicalisme unitaire, la grève des livraisons aux coopératives et aux firmes privées (grève du lait). Du point de vue chronologique, la reconnaissance institutionnelle du pluralisme syndical en agriculture présente un fort décalage avec cette situation. Coïncidence fortuite ou ironie de l’histoire ? Elle n’a été acquise qu’au moment où le productivisme commençait à être critiqué, au moins sous certaines formes, dans les sphères dirigeantes, ainsi que permet d’en juger la masse de publications concernant le tournant en cours dans l’agriculture française, couramment dénommé “de l’agricole au rural” (“Note bibliographique” de F. Clerc, Projet, été 1993). Dès 1989, cependant, l’ouvrage consacré au rapport agriculture/nature qu’ont dirigé N. Mathieu et de M. Jollivet portait le titre Du rural à l’environnement.
Le fait que le pluralisme soit encore imparfaitement reconnu politiquement ne peut être passé sous silence. Constituée en 1987 à partir du regroupement de la CNSTP, de la FNSP et de quelques organisations jusqu’alors autonomes, la Confédération Paysanne n’affirme-t-elle pas rencontrer de grandes difficultés pour être acceptée aux réunions rassemblant régulièrement représentants de l’État et représentants des organisations professionnelles agricoles ? Jusqu’en 1990 celles-ci ne comprenaient que les “quatre grands” : FNSEA, CNJA, Chambres d’Agriculture et CNMCCA (Confédération nationale de la Mutualité, du Crédit et de la Coopération Agricoles)[[Sur “l’appareil mixte qui unit dans des relations directes l’État et les OPA”, cf P. Coulomb, 1990, op. cit., p. 147 et suivantes.. Dans un cadre qui présupposait une “communauté” de points de vue et d’intérêts entre tous les paysans, il était impossible pour la majorité d’entre eux (les petits et les moyens) d’exprimer et a fortiori de défendre leurs revendications. Le mode de répartition des “aides” publiques à l’agriculture, qui ont toujours privilégié un produit, les céréales, illustre en gros plan ce qu’il faut bien nommer une sorte d’enfermement: chaque producteur percevant une aide proportionnelle à la superficie qu’il cultive, les producteurs sont d’autant mieux soutenus financièrement par la collectivité qu’ils disposent d’une superficie plus importante !
A la suite des différents courants et organisations syndicales progressistes qui l’ont précédée, la Confédération Paysanne a pris des initiatives en vue d’une rémunération du travail paysan, du maintien de l’emploi en agriculture (vision critique de l’exode rural qui ne relève pas de la fatalité mais de choix politiques), de l’attribution d’une aide non au produit mais au producteur (fixation d’un plafond au-delà duquel il n’y aurait pas lieu de verser une aide) ; l’agriculture est ainsi traitée comme un enjeu de société. Le travail paysan, par exemple, a de plus en plus pour finalité, outre une production de qualité et la solution des problèmes dits de surproduction, l’entretien et la reproduction de l’environnement. Ce qui suppose de nouveaux liens entre paysans européens et paysans du Tiers-Monde, un terrain sur lequel la CNSTP s’était engagée au plan pratique et au plan théorique dès le début des années 80. L’idée d’un contrat agriculture-société, si souvent agitée aujourd’hui, est apparemment proche de ces revendications mais déconnectée des conditions concrètes de reproduction ou tout simplement d’existence matérielle et culturelle des paysans : ainsi la question des aides publiques à l’agriculture n’a-t-elle pas encore été traitée à fond ; la réforme de la PAC elle-même ne prévoit pas une refonte complète du système en vigueur, si bien qu’elle ne mettra pas fin au productivisme.(Le Monde des débats, nov. 1992, interview de François Dufour, de la Confédération Paysanne, p. 5). Comme dans la politique de modernisation de l’agriculture des années 60 (encore celle-ci prévoyait-elle des garde-fous à la concurrence brutale et à l’exode autour de la notion d’exploitation à deux unités de travail-homme), la diminution du nombre des exploitations agricoles et de la population active est vue comme un préalable aux réformes ; alors que près d’un million d’agriculteurs-exploitants ont été recensés en 1990, il est proposé de ramener leur effectif à 300.000 avant l’an 2000, ce qui impliquerait un rythme de l’exode rural jamais atteint depuis les années 50. Rappelons que l’effectif des agriculteurs-exploitants était de 3.954.000 en 1954, 1.652.000 en 1975, 982.000 en 1990, celui des salariés agricoles permanents respectivement de 1.135.000, 372.000, 282.000 aux mêmes dates. Entre 1954 et 1990, la population active agricole est passée de 26,8% de la population active totale à 5% de celle-ci.
La représentation sociale dominante des agriculteurs-exploitants, des paysans – et plus encore celle du salariat agricole, objet d’une véritable occultation depuis sa constitution en tant que tel (C. Veauvy, 1985) – est habitée par le fantasme de leur disparition : leur régression statistique ne pourrait conduire qu’à leur mort. Annoncée à partir de la fin des années 60 (cf. L’Univers Politique des Paysans, op. cit., bibliographie, 637-651), en même temps que des paysans exprimaient pour la première fois publiquement le sens de leur combat et leurs perspectives de transformation sociale (B. Lambert, Les paysans dans la lutte des classes, 1970), cette mort ressurgit aujourd’hui en tant qu’ objet de débats, d’autant plus qu’il y va de notre identité (cf A. Frémont, Le Monde des débats, 1992, op. cit., p.7). Sur cette toile de fond les paysans tendent à être vus comme un groupe social homogène, parfois teinté de passéisme (de source officielle, pourtant, l’accroissement de la productivité et de la demande de capital ont été beaucoup plus élevés dans l’agriculture que dans l’industrie entre 1950 et 1972 ), dont se dégage un peloton de chefs d’entreprise performants. La masse, toutes composantes confondues, n’aurait d’autre recours que de manifester bruyamment son hostilité à la PAC à l’appel de la coordination rurale. On peut se demander pourquoi celle-ci a choisi de se dénommer rurale, étant donné qu’elle regroupe exclusivement, à notre connaissance, des chefs d’exploitations et des techniciens agricoles. Il est vrai que ce terme de rural tend à signifier actuellement la fin du particularisme agricole, mais il est traditionnellement chargé, au moins dans le sens commun, d’une connotation homogénéisante, unitaire. Or il s’agit maintenant, en dépit du fantasme de mort sus-évoqué, de dissiper l’obscurité entretenue sur l’hétérogénéité profonde qui a façonné historiquement le secteur agricole (types d’exploitations envisagées du point de vue de la taille, du statut de l’exploitant par rapport à la terre et du système de production, rapports au marché, “droit aux aides” dispensées par l’État national et maintenant surtout par la CEE, choix idéologiques des paysans, caractéristiques de la condition salariale, etc.), d’autant plus que cette hétérogénéité a constitué depuis trente ans le lieu d’émergence de luttes infiniment plus variées, plus originales, plus puissantes parfois qu’on ne peut le savoir, sauf à avoir travaillé à un titre ou à un autre en milieu paysan.
C’est particulièrement vrai pour le salariat agricole dont l’absence d’expression publique n’est pas considérée habituellement comme problématique. A tort, comme le montre la seule évolution statistique des salariés permanents d’exploitations (les seuls à être connus avec précision bien qu’ils soient de moins en moins pris en compte dans les enquêtes) : entre 1975 et 1990, leurs effectifs ont régressé moins vite que ceux des agriculteurs-exploitants ; ils ont retrouvé la place qu’ils occupaient en 1954 dans l’ensemble des actifs agricoles (22,3 % en 1990 contre 18,4% en 1975 et 22,4% en 1954) Contrairement à ce qu’ont cru les adeptes du déterminisme technologique, il n’y a pas eu élimination du salariat avec la modernisation de l’agriculture. D’autant qu’un nombre impressionnant d’heures de travail est effectué dans ce secteur par des saisonniers ou des occasionnels, non comptabilisés dans les recensements de population. Au début des années 80, la CFDT estimait que, dans le Midi de la France, une heure de travail sur deux était effectuée par un salarié non permanent, et souvent “au noir”. Objet d’études et de discours aussi longtemps que le “retour à la terre” a été prôné politiquement, le salariat agricole, du jour où cette politique a été abandonnée, n’a suscité que peu d’intérêt, jusqu’au moment où, avec l’immigration, il est (re)devenu à l’ordre du jour. La question est que, dans cet entre-deux, s’est jouée sa structuration en tant que salariat, toujours avec des marques spécifiques et dans des conditions de “vide social” (J.L. Courchet et P. Maucorps) pouvant aller jusqu’à une “perte de présence au monde” (É. de Martino) Salariat bâtard aux yeux du mouvement ouvrier et de ses théoriciens (il n’a été que peu ou mal intégré dans les confédérations ouvrières, principalement la CGT lors des grèves de 1936 et des premières années qui ont suivi la Libération, puis, à partir du milieu des années 50, la CFTC devenue ensuite CFDT ), groupe inclassable aux yeux des composantes dynamiques de la paysannerie (les seules à avoir prévu sa participation, la CGA et la Jeunesse Agricole Chrétienne, n’ont pas cessé d’être dominées par la figure de l’exploitant autonome), ennemi de classe pour le syndicalisme unitaire (violence matérielle et symbolique utilisée dans certains moments de lutte), enfin poids mort destiné à disparaître pour bien des intellectuels, le salariat agricole, groupe social dominé par un groupe social lui-même largement dominé, a expérimenté des formes d’action tendues vers la transformation de sa condition. Propres à mettre en garde contre toute conception naïve de la citoyenneté (G. Agamben, 1993) – les salariés agricoles, qu’on pourrait dénommer les mal-aimés du Welfare-State, n’ont obtenu la reconnaissance de principe, sinon l’application, de la parité avec les autres salariés qu’en 1968, par “les accords de Varenne” (jusque-là il existait un SMAG, toujours inférieur au SMIG, une durée du travail en agriculture supérieure à celle de l’industrie, un régime social défavorable, etc) – ces formes d’action sont porteuses d’une critique en acte de la forme syndicat qui atteint, au-delà des doléances sur la bureaucratie, la structure même de notre culture (C. Veauvy, 1985, op. cit.).
La représentation actuelle des paysans comme ensemble homogène (représentation molle, ignorant dans une large mesure les salariés) n’est pas le simple fruit de l’ignorance. Elle a dans ce pays un antécédent aussi ancien que la République, le ruralisme entendu au sens de clôture d’un univers unitaire (représentation dure : du journalier au grand propriétaire), antagonique avec la ville C’est une image-produit de la domination exercée sur les paysans, elle-même”inscrite dans le fonctionnement social et culturel” pour reprendre une formule de F. Collin à propos de la domination masculine (1993, p. 211) Comment l’efficacité du mythe de l’unité paysanne, car mythe il y a eu et il y a encore (R. Ubsher et R.M. Lagrave, 1993), aurait-elle pu se déployer s’il n’y avait eu une telle inscription ? P. Bourdieu a montré comment les paysans ne parlent pas mais sont parlés, comme toutes les classes dominées Avec la particularité que, “simple prétexte à préjugés favorables ou défavorables, le paysan est l’objet d’attentes par définition contradictoires puisqu’il ne doit d’exister dans le discours qu’aux conflits qui se règlent à son propos” (Actes de la recherche en Sciences Sociales, 17-18, Nov. 1977, p. 4). Si le temps n’est plus où les dominants réglaient leurs conflits avec les ouvriers par paysans interposés, on ne peut affirmer pour autant que la construction sociale ayant autorisé ce mécanisme soit effacée… “Entre tous les groupes dominés, la classe paysanne, sans doute parce qu’elle ne s’est jamais donné ou qu’on ne lui a jamais donné le contre-discours capable de la constituer en sujet de sa propre vérité, est l’exemple par excellence de la classe objet, contrainte de former sa propre subjectivité à partir de son objectivation (et très proche en cela des victimes du racisme)” (ibid.).
Maintenant la paysannerie a commencé à forger son propre langage. Ce sont des paysans qui ont impulsé en France la première “marche”, en direction du Larzac : en août 1973, 100 000 manifestants s’y sont retrouvés, non seulement paysans mais aussi ouvriers, employés, étudiants, intellectuels, pour protester contre l’extension d’un camp militaire qui aurait anéanti l’agriculture du plateau (élevage ovin, production de fromage de roquefort). Lutte victorieuse, “le Larzac” a symbolisé depuis vingt ans une expérience réussie d’agriculture en zone dite défavorisée en même temps qu’ un évènement politique jusque-là inédit en France: la rencontre, saluée par B. Lambert, des paysans et des ouvriers représentés à l’époque par “les Lip”. Que cette lutte par laquelle les paysans ont affronté l’État détenteur du monopole de la force, ait eu une telle portée n’est pas un hasard (c’est aussi une lutte a-typique dont le potentiel n’a pas été exploité dans toutes ses dimensions). C’est à partir de l’État et pour lui qu’a été engendré puis entretenu le mythe de l’unité paysanne. Ancré dans la tradition jacobine, sa construction se donne à voir dans la définition du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (rédigé fin des années 1860-début des années 1870) pour le mot “Paysan (anne)” :
“La Révolution en France a inauguré pour la population agricole une ère nouvelle (…) Cependant, bien que cette classe soit dans une voie de bien-être relatif et de progrès, elle n’en reste pas moins encore inférieure sous bien des rapports, au point de vue intellectuel surtout, aux classes urbaines. Généralement ignorants, égoïstes, incapables de s’élever à la compréhension des intérêts publics, les habitants des campagnes, ces descendants des Jacques, affranchis grâce à l’initiative et au courage du peuple des villes, se montrent réfractaires aux idées libérales, repoussent toute réforme et forment par leur masse l’appui le plus considérable de tout pouvoir despotique qui veut perpétuer le statu quo”.
Dès lors on peut comprendre pourquoi il était courant chez les républicains de rendre la paysannerie française responsable de l’échec de la Commune de Paris. Mais on ne sait pas assez que le maintien de cette paysannerie dans la marginalité culturelle et politique (c’est autre chose que l’isolement) n’a pas été exclusivement le fait des notables ruraux. Si les syndicats agricoles ont été reconnus par la loi de 1884 (on sait que leur contenu devait être bien différent de celui des syndicats ouvriers), c’est sur l’intervention d’un sénateur : ils n’étaient même pas mentionnés dans le projet présenté aux députés le 22 novembre 1880 par le Garde des Sceaux et le Ministre de l’Agriculture et du Commerce. (M. Faure, 1966, op. cit., 31) Dans ce contexte, le mouvement ouvrier n’est pas parvenu à déconstruire le mythe de l’unité paysanne. La période du Front populaire, où des grèves importantes d’ouvriers agricoles ont lieu tandis qu’en quelques régions des petits et moyens paysans ont tenté de s’organiser ou de réveiller une tentative antérieure allant dans ce sens, jette une lumière crue sur cette incapacité dont le salariat agricole a payé le prix fort. En témoigne le rejet par le parti communiste de l’analyse développée en 1936 par André Ferrat, au lendemain de son exclusion du comité central rapidement suivie par son exclusion du parti :
On a parlé du danger de voir le prolétariat des villes isolé de la paysannerie comme en 1871. Je réponds que le seul moyen d’éviter cet isolement, c’est de rejeter le programme d’un prétendu sauvetage de l’agriculture prise en bloc (alors défendu par le parti, ndlr), sans distinction de classe, c’est de développer la lutte des ouvriers agricoles et des paysans travailleurs contre les gros, de s’allier avec les premiers contre les seconds.
(lettre ouverte aux membres du parti communiste du 11 juillet 1936, cit. par J.P. Rioux in Révolutionnaires du Front Populaire, UGE, 10/18, 1973).
Après l’expérience de la Résistance, la mise en cause de l’antagonisme entre villes et campagnes, entre ouvriers et paysans, est venue de quelques secteurs du mouvement ouvrier au début des années 60 (Fédération Générale de l’Agriculture-CFDT), puis de la paysannerie elle-même, en particulier à travers le courant des “paysans-travailleurs” qui s’est affirmé dans le CNJA à partir des années 70 avant de constituer la CNSTP (cf “Pour un syndicalisme de travailleurs” par Antoine Richard et Collectif Paysans, Rapport d’orientation du XIIe Congrès CNJA, 1970). Le fait remarquable est que des fractions de la paysannerie, critiques du productivisme et de la forme-syndicat bien avant qu’il ne soit question de coordinations dans le paysage politique français, aient entrepris de forger leur propre langage et de s’autonomiser par rapport à l’État qu’elles ne considéraient plus comme un médiateur obligé ou un État-Providence ayant réponse à tout (C. Veauvy, 1986), ceci au moment où plusieurs intellectuels annonçaient la généralisation de l’agriculture d’entreprise. D’autres courants qualifiés d”‘ alternatifs”, ancrés dans une lutte pour le développement de l’agriculture de proximité, contre la désertification, où l’on voit apparaître encore plus clairement que dans le courant précédent le travail immatériel et l’impossibilité de mesurer “les enjeux agricoles en volume de population active ou en poids économique dans le PIB” (Le Monde, 3 sept. 1993), se dessine depuis le milieu des années 70. Pour les uns et pour les autres, l’expression de la subjectivité passe par la rupture avec la représentation dominante de la paysannerie ; de son côté, la coordination rurale semble, jusqu’à plus ample information, s’être engouffrée dans le sillage de la FNSEA et du CNJA pour la défense de la ruralité au sens traditionaliste du terme (cf la manifestation du 29 septembre 1991 à Paris). Elle est à lire comme un symptôme du refus du projet d’agriculture dominant et de la crise du principe de la représentation (au sens de qui détient la représentativité de qui et pourquoi) dans un secteur où sa mise en oeuvre a été marquée par une forte conflictualité et des manipulations ignorées hors de ses frontières, plutôt que comme une forme nouvelle d’expression collective.
La construction de catégories donnant toute sa place à la subjectivité implique une rupture, au plan historique et au plan sociologique, avec la représentation dominante de la paysannerie. De là l’importance, à l’heure où la mémoire est si souvent mise en avant, que cessent d’être ignorées, pire, frappées de forclusion, les expériences accumulées par des paysans et par des ouvriers dans cette perspective mais non encore capitalisées. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, leur capitalisation est au moins aussi problématique du côté des ouvriers que du côté des paysans, en raison de l’ébranlement des tabous du mouvement ouvrier qu’elles ont déclenché (vision de la paysannerie, rapport à l’État, conception de la citoyenneté, etc … ), qu’il s’agisse des expériences du salariat agricole ou des expériences de luttes communes ouvriers-paysans, par exemple dans le cas de la “commune” de Nantes en 1968 pour ne citer qu’une expérience parmi les rares à avoir eu quelque visibilité. Contre cet ébranlement le mouvement ouvrier s’est défendu sans qu’aucune histoire du syndicalisme ne vienne encore rendre compte de cette histoire, de notre histoire..
Bibliographie sommaire
Ouvrages :
– Y. CHAVAGNE, Bernard Lambert. 30 ans de combat paysan, Quimperlé, La digitale, 1988.
– J.L. COURCHET et P. MAUCORPS, Le vide social. Ses conséquences et leur traitement par la revendication, Paris-La Haye, Mouton, 1966.
– E. DE MARTINO, La fine del mondo
– M. FAURE, Les paysans dans la société française, Paris, Armand Colin, Coll. U, 1966.
– J. FAUVET et H. MENDRAS (sous la direction de), Les paysans et la politique dans la France contemporaine, Cahiers de la FNSP, Paris, A. Colin, 1958.
– B. LAMBERT, Les paysans dans la lutte des classes, Paris, Le Seuil, 1970.
– N. MATHIEU et M. JOLLIVET, Du rural à l’environnement, L’Harmattan, 1989.
– L. PRUGNAUD, Les étapes du syndicalisme agricole en France, Paris, Epi, 1963.
– J.P. RIOUX, Révolutionnaires du Front Populaire, Paris, U.G.E., 10/18, 1973.
– Y. TAVERNIER, M. GERVAIS et C. SERVOLIN (sous la direction de), L’univers politique des paysans dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin, Cahiers de la FNSP, 1972.
– P. COULOMB, H. DELORME, B. HERVIEU, M. JOLLIVET, P. LACOMBE (sous la direction de), Les agriculteurs et la politique, Paris, Presses de la FNSP, 1990.
– Portrait social: les agriculteurs, Paris, INSEE, 1993.
Articles, contributions à des ouvrages collectifs, numéros spéciaux de périodiques :
– AFIP, matériaux pour la formation: chemise n° 4, Le pluralisme syndical, une idée neuve ? Repères sur l’histoire du syndicalisme agricole, oct. 1983.
– AFIP, chemise n° 13, A.B.C. des O.P.A. définitions, rôles et évolutions des Organisations Professionnelles Agricoles, déc. 1985
– AFIP, chemise n° 14, Pouvoirs Publics et Organisations agricoles, des articulations multiples, mars 1986.
– G. Agamben, “Au-delà des droits de l’homme”, Libération, 9 juin 1993.
– G. AGAMBEN, “Forma di vita”, Luogo Comune, Rivista bimestrale, Roma, Anno 111, Guigno 1993, n° 4,25-28.
– P. BOURDIEU, “La paysannerie, une classe objet”, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 17/18, nov. 1977, 2-5. (l’ensemble de ce numéro est consacré à la paysannerie).
– F. BOURQUELOT, P. PHARO, “Les salariés agricoles d’exploitations dans les Etats Généraux du développement”, Nouvelles Campagnes, n° 23, avril 1983, 36-51.
– F. COLLIN, “Le philosophe travesti ou le féminin sans les femmes”, Féminismes au présent, Supplément à Futur Antérieur, 1993, 205-218.
– S. CORDELLIER, “Syndicalisme paysan: le pluralisme en jeu”, in L’état de la France et de ses habitants, Paris, La Découverte, 1985, 465-468.
– B. GEAY, “Espace social et ‘coordinations’. Le mouvement des instituteurs de l’hiver 1987.”, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 86/87, mars 1991, 2-23.
– R. HUBSCHER et R.M. LAGRAVE, “Unité et pluralisme dans le syndicalisme agricole français. Un faux débat”, Annales ESC, Janv.-Fevr. 1993, n° 1, 1993, 109-134.
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– C. VEAUVY, “Paysans et transnationalisation de la culture en France. Points de repère pour une approche critique de l’Etat
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– “Le commerce mondial en danger”, Le Monde, 3 sept. 1993, 1.
– projet, Numéro spécial, été 1993.
– Le Monde des débats, novembre 1992.