Articles

Psychanalyse et quotidienneté

Partagez —> /

La psychanalyse est ce qui vient interroger le quotidien, l’homme quelconque saisi par la question d’une insoutenable pratique où la douleur, la souffrance impossible à user vient interroger la capacité d’être (sans plus), et poser la question « pourquoi être vivant plutôt que mort ? », « pourquoi souffrir autant ? ». Figure moderne du Suppliant dont parle Beaujon ou Blanchot, l’étranger à tout lieu, celui ou celle qui vient voir un psychanalyste, est un « arrivant », un venu d’ailleurs qui « propose une vérité qu’il ne faut pas mettre à la porte » mais qu’il faut accueillir sans savoir ce qu’elle est ni où elle vous mènera.

La psychanalyse témoigne que la communauté fait toujours défaut. Non pas qu’elle n’existe pas et qu’elle ne soit pas de l’ordre d’une nécessité politique, quotidienne mais elle n’est pas toute et elle ne saurait venir colmater les manques à être du sujet, sauf à devenir totalitarisme, agrégation d’une non-pensée radicale, venant écraser ce qui dans le quotidien et parce qu’il est quotidien subvertit par sa répétition les règles les mieux établies, les interdits les plus tenaces.

N’est-ce pas dans l’attention au quotidien que Freud découvre l’inconscient, ce qui toujours rate ou insiste : actes manqués (lapsus, oublis, erreurs d’écriture, pertes…), ces actes non motivés, insignifiants, « surtout superflus » (la chanson que l’on fredonne et qui s’arrête, le vêtement que l’on change de place…), les rêves, les symptômes physiques… tout ce qui dans le quotidien est de l’ordre du laissé-pour-compte, du sans-importance, d’un sans importance qui revient et se signale par sa lancinance, les ambiguïtés et les écarts qu’il crée jusqu’à devenir dans son évidence, incompréhensible ou scandaleux, et qui donc est, dit Freud, « révélateur ».

C’est par l’insistance, par l’entêtement d’un retour souvent infinitésimal que le quotidien marque la faille et le manque, fait défaillir la raison et la maîtrise, ouvre une béance par où, le sujet s’évanouissant, reste l’énigme. Au regard de la psychanalyse, ce qui paraît évident est ce qui se pose comme le plus énigmatique. Le sans-plus du quotidien tisse ainsi toute l’épaisseur d’une incommunicabilité de l’être, d’un dénuement essentiel à la communication, au surgissement de la parole. Car le dénuement n’est pas la transparence, il est au contraire ce qui protège une invisibilité, « la proche présence d’un dieu ».

Devenu étranger à toute communauté, et parce qu’il vit sa douleur au quotidien, quelqu’un sonne à la porte d’un psychanalyste. N’ayant plus que sa douleur, il n’a que sa parole. Sa parole est sa mesure. Ainsi du Suppliant grec. « L’étranger, à qui manque tout langage commun, est paradoxalement celui qui n’est présent que par sa parole ; de même lorsqu’il y a défaut de tout, c’est alors que l’homme abîmé dans le malheur est en mesure de parler, car c’est là sa vraie mesure. » (Blanchot, L’entretien infini, Ed. Gallimard, p. 135).

En effet la communauté tient lieu souvent d’espace où disparaître, de communauté quotidienne du travail, du militantisme, des loisirs ou de la rue, de communauté familiale… où l’individu se coule et fond dans l’intersubjectivité ou simplement le groupement comme support, l’aggroupement comme agrippage. C’est pourquoi toute utopie communautaire tend vers la transparence, où la distinction entre individus vient d’un ordonnancement et non pas de contradictions et de différenciations impliquant le mouvement et à chaque fois la subversion. Au contraire celui ou celle qui s’adresse à un analyste vient contredire le langage communautaire ou intersubjectif pour une parole sans équivalence. Est-il pour cela hors quotidien ?

C’est ne voir du quotidien que sa légèreté d’être ou sa pesanteur, son indifférenciation, ce long fleuve tranquille des désirs apaisés ou des querelles mesquines qui ne marquent pas le temps. On parle de l’ennui du quotidien, ou alors de ces éclats, de ces faits divers qui viennent rompre sa monotonie : le bon père de famille si tranquille qui tout d’un coup s’est révélé un affreux jojo, la bonne mère de famille qui n’en n’était pas une, l’enfance innocente qui n’était pas si innocente… C’est simplement témoigner que le retour inépuisable du quotidien dans son indifférenciation et son ennui porte à leur extrême les différences et révèle les individus en tant qu’ils sont sujets, dans le double sens d’être sujet à, la proie de, mais aussi différenciés, toujours à l’écart, toujours subvertissant l’attendu pour l’inattendu. C’est cet inattendu répété que Freud accueille, restituant au quotidien toute sa présence contradictoire, son espace de vérité.

L’incompréhensible du quotidien est la première matière qui fait penser, d’où notre résistance. Parce qu’on en jouit et qu’elle vous insupporte, qu’elle nous révèle et nous cache, si nos certitudes y trouvent matière à se certifier, à s’y rigidifier, c’est aussi là à l’épreuve du quotidien qu’elles vont se trouver balayées, remises en question : l’essence s’y égale à l’existence, la morale s’y révèle immorale, la politique y trouve son point d’ancrage et son point d’achoppement… Humour impérissable du quotidien qui est aussi son tragique. Espace de l’oubli merveilleux comme du ressassement, du malentendu meurtrier comme du quiproquo amoureux… Bavardage ou dispersion dans l’inauthenticité d’un « on » – Divertissement Pascalien – mais ce parcours que l’un répète ne revient jamais au même.

Freud restitue donc à ce quotidien que l’on croit transparent ou évident, que l’on vit sans penser (heureusement), sa dimension opaque et surprenante : de ce que les « petites choses » dans leur échappée, viennent révéler d’un sujet, c’est-à-dire de la dimension du psychisme humain, pas seulement consciente mais d’abord inconsciente : ce qui fonde le sujet est ce qui lui échappe. Il arrive que nous voulions rattraper ce qui nous échappe (ainsi corriger un lapsus), mais ce vouloir même signale que la chose échappe encore plus, c’est-à-dire que le sujet échappe à lui-même et par là même advient à une vérité qu’il ignore.

En effet, la vérité que la psychanalyse découvre a ceci de particulier qu’elle se signale par le fait qu’on l’ignore, qu’elle est cette ignorance, qu’elle vous possède et non pas qu’on la possède. C’est une de ces « désagréables prémisses » que la psychanalyse découvre dans le quotidien, désagréable parce que les sujets tout puissants que nous sommes préfèrent la maîtrise du moi au surgissement imprévu du sujet, parce que cet imprévu est toujours dénuement.

Car le propre du quotidien dans sa répétition est ce qui nous échappe le plus sûrement, ce qui, en nous absentant de nous-mêmes, nous dénude, d’où l’inattention dans laquelle nous tenons en général nos actes dits banals, qui vivent ainsi leur vie propre, portant le sujet plus qu’il ne les porte. Certains d’entre eux vont nous surprendre par leur étrangeté, mais un moment seulement et nous passerons à autre chose, renvoyant ainsi le surprenant à quelque accident dû au hasard, ou à une explication toute trouvée. L’étrangeté elle-même fait alors partie de la banalité des actes sans importance. Freud en fait au contraire des événements et parle de « faits psychiques » ayant leur propre processus et leur propre sens, renvoyant, écrit-il, à l’ « expression irrécusable d’un programme bien arrêté » (Introduction à la psychanalyse).

Que révèlent l’ambiguïté du quotidien et ces faits divers pas toujours spectaculaires ? Que le sujet n’est pas un. Vous me direz : oui bien sûr, il est contradictoire, signalant par là même que vous n’êtes pas tout à fait ignorants des processus qui vous agitent. Mais pour la psychanalyse ce n’est pas cela. Le contradictoire suppose malgré tout qu’il fait un cet individu-là, qui est non contradictoire dans ses désirs, mais enfin il est reconnaissable. Il est identifié, il sait quant à lui qui il est. Lui-même. Quand nous disons « je suis contradictoire » ou « je me contredis », nous rattrapons le contradictoire dans un « je » qui s’affirme pleinement conscient. Bon, dites-vous, je ne suis pas tout à fait net, mais passons. Ça n’empêche pas de vivre.

Différent est l’énoncé « c’est contradictoire », passant subrepticement du simple contradictoire à la contradiction. Là où le cela, le « ça » vient signaler la béance de deux choses se passant en même temps et se contredisant et dont vous n’avez pas la maîtrise ni le sens, parce qu’elles s’imposent comme conflit. C’est alors que l’acte se soutient en lui-même dans son irréductibilité et vous revient, vous prenant à revers ou en défaut. Défaut de quoi, là où l’intention inconsciente vient récuser ce qui est posé comme conscient ? Là où vous voulez dire advient autre chose (que vous ne vouliez pas dire, ne sachant pas que vous ne le vouliez pas, ne sachant même pas l’existence d’un dire autre), de même que le rêve qui fait partie de la quotidienneté vient révéler ce que vous n’avez jamais pensé. Le rêve comme les actes manqués pense à notre place ou encore pense là où nous sommes et non pas là où nous croyons être. (En cela, on pourrait se demander si la pensée consciente ne relève pas toujours d’une certaine « croyance », nécessaire à la pensée elle-même). C’est en quoi, nous dit Lacan, Freud se sépare de Descartes, bien qu’il vienne dans son sillage, le sillage du Cogito. Mais pour Freud, là où je pense je ne suis pas, et là où je ne pense pas, je suis.

Ici le contradictoire relève de la saisie d’opposés, d’intentions opposées, saisissant le sujet, qui à se poser ainsi, ne peut pas se comprendre si on en reste à la seule explication consciente. Explication consciente qui se révèle plutôt irrationnelle et incompréhensible en son fond. L’effort rationnel d’explication ne se trouve pas du côté de l’explication consciente partiale et partielle, mais de la recherche qui prend en compte la dimension inconsciente. C’est pourquoi Freud peut, avec raison, revendiquer pour la psychanalyse une démarche relevant de l’explication scientifique. Mais ajoutons : la psychanalyse a des traits scientifiques, elle ne saurait se confondre avec la science (sciences dures), le sujet y est concerné en premier lieu et par là même tout ce qui sépare la parole du « discours vrai » le juste, la vérité de la réalité.

Mise en jeu de deux oppositions, le sujet n’est donc pas seulement contradictoire mais divisé, divisé par son désir, non entre l’être et le non-être mais entre l’Un et L’Autre (Nasio). Cette division est structurelle en ce qu’elle révèle que « le désir de l’homme s’aliène dans le désir de l’autre ». La subjectivité, loin d’être une fonction synthétique, reste marquée d’une scission originaire causée par l’effet de langage et par la présence de l’autre auquel l’enfant est aliéné dans sa prématuration. Cette prématuration, d’où s’origine une « servitude originale », en aliénant le sujet à l’autre du langage, lui ouvre sa liberté, son être-pour-la mort, son accès au désir où il rencontre l’Autre dans la perte.

Ce qui « cause » le sujet n’est pas une unification mais une « séparation constituante » où se noue l’intrication des pulsions de vie et de mort, la haine et l’amour. Le sujet advient toujours en tiers-place dans le triangle qui le constitue, place marquée par son évanouissement au moment même où il y paraît, glissant le long des représentations qui le signifient sans jamais le saisir, car le sujet n’existe que dans la relance de son désir, là où s’est marqué un interdit.

Cette division du sujet entre l’un et l’Autre qui n’est pas simple séparation en deux mais séparation entre le un et le multiple des représentations (sujet feuilleté, comme dirait Nasio) et qui vient ainsi se ponctuer, se dire dans le quotidien, s’inscrit comme langage et, comme langage, il engage le corps. C’est comme corps que le langage se fait parole ou discours et qu’il se reprend dans la filiation historique des hommes, comme corps que le sujet se trouve voué à la mort (ce « centre extérieur au langage ») et donc est en proie au langage. C’est comme corps, symptôme que le langage vient à la parole comme refoulé de ce qui ne se dit pas. En tant que tel, il est pulsion, pulsion désirante. Et si l’être c’est d’abord le quotidien, c’est que le quotidien nous expose, nous expose comme corps, l’errance des corps, leur écrasement ou leur expansion, leur étreinte, leur multitude, la violence des rencontres ou des séparations ; il est une écriture, une parole toujours en souffrance et qui s’écrit, se parle, s’entre-parle d’une manière continue, silencieuse ou bruyante… C’est sur et dans les corps que s’inscrivent les pertes, ou l’amour, l’exil, la jouissance ou le plaisir, le temps et l’espace, tout ce qui nous échappe, nous creuse et nous fait sujet, c’est-à-dire manquant, c’est-à-dire corps sexué. Corps rythmant ou corps mécanisé, corps mort ou vivant, voilà le tissu du langage, son événement, son retentissement.

Le corps toujours nous sépare de notre idéal, c’est pourquoi il maintient une question ouverte, une trouée là où l’on voudrait tout refermer, tout réduire à un ensemble ou à des sujets tout puissants, maîtrisés. S’il nous sépare de notre idéal, c’est qu’il est marqué, marqué par le signifiant de la perte, c’est-à-dire de la castration. Qu’est-ce que la castration ? Une coupure « … elle est une initiation, une entrée de l’enfant dans le monde de l’échec en vue d’aborder la jouissance, non pour la connaître mais pour la signifier, au prix de disparaître. Une fois de plus, nous aboutissons à la même conclusion : l’enfant entre dans le monde et il pâlit » (L.D. Nasio) ou s’évanouit.

Le quotidien maintient, fait rebondir ce manque, cet inachèvement sauf à se vouloir corps morts, ayant déjà réglé, réglementé, évacué l’inattendu, la rencontre par la mise en place de places fortes, de stéréotypes, parce que de la castration nous ne voulons rien savoir, et que le bourdonnement des discours ou des bavardages finit par occulter la parole, et même l’interdire, la forclore. Alors le quotidien lui-même disparaît comme temporalité, rythme des jours, des nuits, possibilité de s’ouvrir toujours à ce travail de prolifération de signifiants qu’implique la castration. Car ici la séparation, l’échec, le manque que chaque enfant dans sa sexuation doit affronter et chaque adulte à chaque fois recommencer ouvrent pour lui un ailleurs producteur, une chance d’exil par où revenir et pouvoir repartir. Le refus de la castration est peur du désir, crainte de désirer qui est l’épreuve du quotidien, l’épreuve des frontières et des bords, des limites, la dialectique des oui et des non, relance d’infini « là où le mouvement d’exclusion du sujet est inépuisable comme le retour du sujet lui-même » (Daniel Sibony, Le nom et le corps, Seuil, p. 230) (à propos de la théorie des ensembles).

Ainsi, en tant que désirant, le corps est politique, et la politique prend naissance là dans ce quotidien, dans l’enjeu de ce qu’est un vivre ensemble, où cet ensemble ne serait pas un ensemble et ne sera jamais un ensemble, à moins de rêver de la mort de la politique comme de la non-existence de l’inconscient, de rêver de la mort du sujet en tant que sujet désirant, sexué et donc aussi sujet politique, c’est-à-dire subversif, la subversion engageant toujours le corps à l’épreuve de la mort, ce signifiant maître. (Relisez les écrits politiques de Marx, il n’y est question que de cela).

On peut alors s’interroger sur la signification du refoulement des femmes du champ politique, ce refoulement prenant naissance dans un quotidien où chacun s’éprouve dans la rencontre avec l’autre, ce que cela signifie de la politique comme refus d’affronter sa propre limite et l’irréductibilité de l’autre, c’est-à-dire la castration, faisant de la politique une mascarade vide, figée dans le dogmatisme ou l’institutionnalisation sans recours, sans conflit, où la séduction elle-même perd sa force de déplacement pour n’être qu’une rassurance de soi. De soi à soi, ce champ politique asexué ou homosexualisé (dans le sens où il ne s’agit pas de se prononcer sur l’homosexualité qui a toute sa place mais de remettre en question une homogénéisation, un recouvrement de la division et de la différence par le même) tourne sur lui-même, incapable de cette relance d’infini dont nous parlions. Refus de l’énigme sexuelle (comme pulsion et castration) par où se relance le désir pour le plein de ce que Lacan nommerait la connerie (qui ne se confond pas avec la bêtise. Je dis des choses bêtes, ce qui signifie en général qu’elles font partie d’une quotidienneté sans intérêt, pensez-vous, et c’est là que commence pour la psychanalyse votre vérité. La bêtise de la quotidienneté est ruse de l’inconscient, sa marque souvent humoristique, mais qui ne vous rate pas).

Le refus du signifiant féminin (qui n’a rien à voir avec les rôles féminins) c’est-à-dire l’impossibilité d’être traversé, altéré, pénétré par l’autre pour chacun d’entre nous, homme ou femme, nous expose à l’activité folle c’est-à-dire sans but (dont le tourner-en-rond, l’obsessionnalité finissent par se confondre avec l’immobilité, le faire-le-mort). La politique comme toute oeuvre humaine a affaire avec la sublimation et la fonction symbolique, là où s’œuvre la subjectivité, dans la relation contradictoire du féminin et du masculin. La sublimation c’est faire oeuvre d’une perte et pour cela accepter de n’être pas tout ou toute, c’est-à-dire de n’être pas le phallus, cette érection permanente. C’est toute la distance qui sépare l’activisme politique qui comble tous les vides d’une pratique politique qui œuvrerait dans un manque relancé, c’est-à-dire dans l’invention, la création, là d’ailleurs où peut s’originer la relation de la théorie et de la pratique, rapport troué.

Ainsi, disais-je, celui ou celle qui vient sonner à la porte d’un ou d’une psychanalyste se met-il hors quotidien. On pourrait le croire à l’entendre se plaindre du temps que cela va lui prendre ou à nous entendre avoir perdu le temps que cela pourrait prendre, comme s’il y avait un temps hors quotidien, à côté du quotidien comme son double et que l’on pourrait ainsi en s’en passant gagner du temps. Mais de quel temps mythique s’agit-il et pourquoi faire, alors même qu’il s’agit du quotidien, de ce quotidien devenu insoutenable ?

C’est que nous reculons toujours devant notre propre demande, de ce que cela va mettre en route, de ce que cela va ouvrir. Venir parler à cet autre qu’est le psychanalyste, c’est faire l’épreuve de la perte de soi dans la parole. Le névrosé, c’est-à-dire ce malade du quotidien, vient là témoigner d’une vérité qui le dépasse, il vient se rencontrer comme sujet au lieu même de sa perte. Il ne se met pas hors quotidien, ni hors communauté. II est, dans son avancée, celui qui « réalisant » sa solitude renouvelle et relance la quotidienneté comme subversion, et subvertit le sens même de ce que l’on appelle communauté, non pas agrégat d’individus, ensemble mort parce que donné d’avance, mais un vivre-ensemble toujours reconquis dans des contradictions vivantes, témoignant qu’il n’y a de sujets qui ne peuvent vivre ensemble que venus d’ailleurs.

On peut alors avancer que la psychanalyse par son éthique et ses questions, dans sa recherche et sa remise en question, participe de l’émancipation et de la libération c’est-à-dire d’une révolution qui ne reviendrait pas au même, mais qui ferait du même la production d’autre chose. « L’émancipé, écrit Jacques Rancière, est un homme qui marche sans cesse, circule et converse, fait circuler du sens et communique le mouvement de l’émancipation » (J. Rancière, Aux bords du politique, Ed. Osiris). L’un des postes essentiels de son budget, ajoute-t-il, est celui de ses chaussures. Si le but thérapeutique de l’analyse c’est bien aussi de refaire circuler du sens là où un sens est coincé, cette circulation ne saurait se faire sans en même temps changer de sens. L’usure des chaussures n’y suffit pas, encore faut-il perdre pied. Car on peut user ses chaussures en faisant du sur-place, on peut croire avoir traversé des frontières alors que l’on a tourné en rond. Il y a une tierce place dans toute traversée où ce n’est pas simplement d’avancer qu’il s’agit mais bien d’expérimenter la déchirure. Cette déchirure échappe à toute communication possible, elle est de l’ordre du risque. Elle relève de la plus extrême des solitudes, cette solitude du coureur de fond qui fonde aussi la politique en tant qu’elle serait du côté de l’épreuve et non de la preuve.