Aout 1991: Le gai renoncement

Qu’est-ce que juger? Hannah Arendt lectrice de Kant

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“Sans cesse, on s’irrite de l’arbitraire de mes interprétations. Ce reproche trouvera dans cet écrit une excellent aliment. Ceux qui s’efforcent d’ouvrir un dialogue de pensées entre des penseurs sont justement exposés aux critiques des historiens de la philosophie. Un tel dialogue est pourtant soumis à d’autres lois que les méthodes de la philologie historique, dont la tâche est différente. Les lois du dialogue sont plus vulnérables ; plus grand est ici le danger d’une défaillance, plus nombreux les risques de lacunes.”
Heidegger[[Avant propos de la seconde édition de Kant el le problème de la métaphysique, trad. franç. A. de Waelhens et W. Biemel, Gallimard, 1953.

Inscrire sous le signe d’un tel exergue la lecture à laquelle se livre Arendt de la philosophie politique de Kant n’a rien d’insignifiant. Ceux qui s’efforcent “d’ouvrir un dialogue de pensées entre des penseurs” ne sont pas, dit Heidegger, des historiens de la philosophie. Leur tâche, infiniment plus incertaine et plus risquée, est sujette à d’autres défaillances que celle de l’exégèse. Leur problème n’est pas celui de la fidélité à la lettre d’une pensée ni celui de la conformité aux exigences de l’académisme.

S’agissant de Heidegger, on ne fait ici que rappeler une évidence : l’objet “savant” (l’objet d’érudition) n’est pas la chose pensée” et le “souci de l’homme pensant” n’est pas une affaire académique”. Il en va de même pour Hannah Arendt à qui précisément nous devons cette appréciation du penser heideggérien[[“Martin Heidegger a quatre vingts ans”. Vies politiques, trad. franç. E. Adda, J. Bontemps, et alii, Gallimard, 1974. H. Arendt y fait référence à la distinction heideggérienne de “l’objet d’érudition” et de la “chose pensée” dans “L’expérience de la pensée” in Questions [Il, trad. franç. A Préau, Gallimard, 1966.. Mais on ne veut pas signifier par là que Hannah Arendt est “heideggérienne” (pour autant que cette expression ait un sens). Car il ne s’agira pas par le biais de cet exergue de mesurer sa fidélité ou son infidélité à l’égard de Heidegger, encore moins d’en faire son “élève et disciple” comme l’affirme, avec une doctorale platitude, un ouvrage qui n’hésite pas plus à assimiler purement et simplement la “phénoménologie” de Heidegger et celle d’Arendt qu’à enrôler, sans autre forme de procès, la pensée de Merleau Ponty sous la bannière de la déconstruction heideggérienne de la métaphysique[[L. Ferry, Philosophie politique, t. 2, (Le système des philosophies de l’histoire), PUF, 1984..

En réalité, c’est dans une tout autre perspective que ces lignes permettent d’éclairer la lecture arendtienne de Kant, telle qu’elle est pratiquée dans les Lectures on Kants Political Philosophy[[Dans le recueil traduit en français sous le titre La crise de la culture, Gallimard, Idées, 1972, sous la direction de P. Lévy, on se référera plus particulièrement aux articles intitulés “La crise de la culture” et “Vérité et politique”. Les références notées LK vont aux Lectures on Kants Polilical Philosophy, The University of Chicago Press, 1982. Trad. franç. annotée par M. Revault d’Allonnes, à paraître en septembre 1991 aux éditions du Seuil, Paris.. Lecture non académique, non exégétique, non orthodoxe. Lecture “infidèle” peut être mais dont la cohérence tient aux prémisses de la propre pensée d’Arendt. On dira alors, si l’on veut, qu’il y a analogie de structure ou parenté formelle entre la façon dont Heidegger lit la Critique de la raison pure et celle dont Arendt lit la Critique de la faculté de juger. On sait que pour Heidegger la première Critique ne saurait être réduite à une théorie de la connaissance mais qu’elle doit être appréhendée comme “instauration du fondement de la métaphysique” ou encore comme la “première entreprise expresse d’une fondation de la métaphysique”. Tel est ici le sens du dialogue de pensée entre penseurs et de la sorte de réversibilité qu’il implique : l’interprétation de la première Critique comme “instauration du fondement de la métaphysique” est du même coup “l’explicitation” (autrement dit la mise à l’épreuve) de l’idée d’une ontologie fondamentale.

En un sens, l’audace d’Arendt est peut être encore plus grande puisqu’elle se propose non seulement de déplacer les interprétations traditionnelles de la Critique de la faculté de juger mais surtout d’appréhender la teneur et la “manière” politique d’une philosophie qui n’a jamais été écrite ! Car la première des Lectures on Kants Political Philosophy s’ouvre sur ces lignes : “Parler de la philosophie politique de Kant et entreprendre sur elle une recherche ne va pas de soi. À la différence de beaucoup d’autres philosophes Platon, Aristote, saint Augustin, saint Thomas, Spinoza, Hegel, et d’autres – il n’a jamais écrit une philosophie politique.” Arendt a donc choisi de traiter d’un sujet qui “littéralement parlant, n’existe pas chez Kant” et comble du paradoxe que Kant n’ait jamais écrit de philosophie politique, c’est là, à ses yeux, son privilège et ce qui fait que sa “manière politique” vaut précisément d’être examinée. Le dialogue de pensée entre Arendt et Kant s’établira donc comme suit: la réinterprétation de la troisième Critique (et plus précisément de la première partie Critique du jugement esthétique) est du même coup explicitation (mise à l’épreuve) de l’idée arendtienne du politique comme mise en commun des paroles et des actes dans un espace d’apparence et de la thèse fondamentale selon laquelle parler philosophiquement politique écrire une philosophie politique n’a été le plus souvent qu’une manière de fuir le politique et “la fragilité des affaires humaines pour se réfugier dans la solidité du calme et de l’ordre”. Maîtriser le politique au lieu d’affronter les aléas d’une action imprévisible et immaîtrisable parce que plurielle, tel a été, selon Arendt, le souci majeur de la tradition communément nommée “philosophie politique”. Kant, à l’inverse, a pris conscience relativement tard il est vrai du politique “en tant qu’il est distinct du social, en tant qu’il fait partie intégrante de la condition de l’homme dans le monde quand il n’eut plus la force ni le temps de mener à bien sa propre philosophie sur ce sujet précis” (LK). Il est donc un penseur du politique parce que la “manière” de sa philosophie inaugure un type de questionnement étranger à la représentation séculaire ‘ du rapport “politique” comme rapport de domination entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. C’est précisément ce dont témoignent les thèmes abordés par la Critique de la faculté de juger : le particulier (envisagé comme fait naturel ou comme événement historique); la faculté de juger considérée comme faculté de l’esprit humain à traiter du particulier; la sociabilité qui n’est pas simplement dépendance à l’égard de nos semblables mais condition même de l’exercice de la faculté de juger.

En mettant l’accent sur ces prémisses, c’est à dire sur la signification du “dialogue de pensées ” entre Arendt et Kant, on invalide du même coup l’amalgame sommaire que pratiquent ceux qui inscrivent sa pensée dans la stricte continuité de l’ontologie fondamentale heideggérienne, comme si toute la critique du totalitarisme n’était menée qu’au nom d’une destruction du concept de causalité ou du principe de raison, comme si toute intelligibilité et toute appréciation éthique du politique étaient du fait de la suspicion jetée sur les séquences historiques traditionnelles rendues impossibles. Comme si enfin le temps arendtien (et plus précisément les “sombres temps” de l’obscurcissement du domaine politique) n’était que le temps “propre à l’histoire de la métaphysique”, le temps d’une historialité indifférente à la singularité des expériences et des événements politiques[[Ces étonnants raccourcis font l’objet de l’Avant propos de l’ouvrage de L. Ferry, Philosophie politique, t. 1, PUF, 1984..

La philosophie politique de Kant ne se trouve donc pas là où on l’attend, là où on la repère d’ordinaire : dans les divers opuscules qui composent la Philosophie de l’histoire, dans le Projet de paix perpétuelle, ni même dans la Doctrine du Droit. Pas plus qu’on ne saurait la dériver (en dépit de ce qu’on croit communément) de la Critique de la raison pratique et de la faculté législatrice de la raison dont le principe est établi dans l’impératif catégorique[[6 Cf “La crise de la culture”, op. cit., pp. 280 281.. Dans un article paru en 1961, intitulé ‘Freedom and Politics”, Arendt insiste sur le fait que “Kant lui même accorde au thème du jugement beaucoup plus de poids qu’à celui de la raison pratique”. C’est du moins, dit elle, ce qui ressort implicitement de tous ses écrits politiques. Car “dans la Critique de la faculté de juger, la liberté est décrite comme un attribut du pouvoir de l’imagination, non du pouvoir de la volonté; et le pouvoir de l’imagination est très étroitement lié à cette manière de penser élargie qui est le penser politique par excellence parce qu’elle nous permet de “penser en nous mettant à la place des autres.” C’est la première fois que se trouve énoncée, de façon explicite, la thèse selon laquelle l’aspect le plus remarquable et le plus significatif de la philosophie politique de Kant est en germe dans la première partie de la Critique de la faculté de juger ou encore suivant la formulation ultérieure de “La crise de la culture” que la faculté de juger, “dans sa perspective propre” “implique une activité politique, plutôt que purement théorique”.

Appréciation au premier abord surprenante dans la mesure où elle contredit la représentation traditionnelle d’une activité du jugement qui s’exerce dans la solitude ou l’isolement, entre moi et moi même. Il faut donc qu’intervienne entre le politique et le pouvoir de juger ce concept fondateur qu’est pour Arendt la pluralité. Par là se trouve confirmée cette réversibilité de l’interprétation propre au “dialogue de pensée entre les penseurs” : en produisant cette lecture inattendue de la faculté de juger, Arendt entend valider l’idée que si les hommes sont des êtres politiques, s’ils sont à même d’agir en tant que tels, c’est en raison de la condition humaine de pluralité. Ce n’est pas l’homme en tant qu’individu singulier qui vit sur terre et habite le monde, ce sont les hommes. Vivre, ce n’est pas survivre, ce n’est pas occuper cet intervalle qui va de la naissance à la mort, c’est vivre parmi les hommes (inter homines esse comme disaient les Romains, ce peuple “politique par excellence). L’homme est donc cet être qui n’existe pas au singulier : “La pluralité est la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous pareils, c’est à dire humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître”[[Condition de l’homme moderne, trad. franç. G. Fradier, Calmann Lévy, 1961, pp. 16 17.. Ou encore, selon l’expression devenue canonique, “la pluralité est la loi de la terre”. S’il en est ainsi, comment le jugement pourrait il s’exercer sans ou hors de la présence d’autrui ? Mais Arendt prend soin de distinguer les trois perspectives qui, globalement, orientent la réflexion de Kant à propos de l’humain : la considération de l’espèce humaine et de son progrès qui est l’objet spécifique de la seconde partie de la Critique de la faculté de juger (Critique du jugement téléologique); celle de l’homme comme être raisonnable, moral et fin en soi qui est l’objet de la Critique de la raison pure et de la Critique de la raison pratique ; et enfin “les hommes au pluriel” dont la véritable “fin” est la sociabilité et qui ont besoin, même pour penser, de la compagnie des autres. Cette troisième perspective est celle de la première partie de la Critique de la faculté de juger où il est donc question “des hommes au pluriel, tels qu’ils sont et vivent véritablement en société” (LK). Compte tenu de ces distinctions, on comprend mieux le refus de dériver la philosophie politique kantienne de la position d’un sujet législateur ou légiférant. Le jugement n’est pas la raison pratique car la raison pratique “raisonne” et prescrit ce qu’il faut ou ne faut pas faire : “la volonté énonce des commandements et parle à l’impératif” (LK). Le jugement portant sur le particulier a t il alors sa place dans la philosophie morale de Kant ? Et inversement, le précepte de la raison pratique l’impératif catégorique est il de quelque secours lorsqu’il s’agit (ce sont les termes mêmes de Kant) de contraindre l’homme à “devenir un bon citoyen même s’il n’est pas moralement bon” et si l’on admet que “l’on ne doit pas attendre de la moralité la

bonne constitution politique mais plutôt inversement de cette dernière la bonne formation morale d’un peuple” ?[[Projet de paix perpétuelle, trad. franç. J. Gibelin, Vrin, 1984, p. 45. 9. Ibid., p. 45.. La distinction entre le point de vue éthique et le point de vue politique (ce dernier fût il “éclairé” par une appréciation éthique) est le préalable nécessaire à une réévaluation de la “manière politique” de la philosophie kantienne. Et, sans aucunement forcer les textes, Arendt peut à juste raison s’appuyer sur un certain nombre d’écrits de Kant et en particulier sur le célèbre passage du Projet de paix perpétuelle où se trouve envisagée la possibilité de la formation de l’état, fût ce avec “un peuple de démons, pourvu qu’ils aient quelque intelligence”. Car le problème est d’organiser ou d’ “ordonner une foule d’êtres raisonnables” (dont on ne saurait par ailleurs nier les “dispositions mauvaises”) de telle sorte que “ces gens, qui par leurs sentiments particuliers s’opposent des uns aux autres, réfrènent réciproquement ces sentiments de façon à parvenir dans leur conduite publique à un résultat identique à celui qu’ils obtiendraient s’ils n’avaient pas ces mauvaises dispositions”[[Ibid., p. 45. Si donc un homme “mauvais” peut être un bon citoyen dans une constitution politique correcte, c’est que l’idéal éthique (Vidée d’un Règne des fins) ne se confond pas avec l’institution d’une République fondée dans le droit et qui ne requiert pas l’angélisme des citoyens. Mais il faut préciser qu’aux yeux de Kant, l’homme “mauvais” n’est pas celui qui veut le mal «homme n’est pas un être diabolique) mais celui qui a une “tendance secrète à s’excepter” lui même. Aussi le commentaire d’Arendt met il l’accent sur le “secrètement”, sur la tendance .secrète” de chacun à vouloir s’exempter des lois générales qui assurent la conservation de la communauté. Mais si, en matière de politique pour autant qu’elle se distingue de la morale _” tout dépend de la conduite publique”, on doit, conclut Arendt, tirer deux implications essentielles de la position de Kant : la première est “qu’aucune conversion morale de l’homme, aucune révolution dans sa mentalité n’est nécessitée, demandée ou espérée pour accomplir un changement politique vers le mieux” (LK). A ce préalable négatif ou restrictif, succède le motif déterminant de la publicité, “concept clé de la pensée politique de Kant; dans ce contexte, elle témoigne de sa conviction que les mauvaises pensées sont tenues secrètes par définition” (LK). Le principe de publicité est donc la clef de voûte d’une pensée du politique fondée sur le sens d’un monde commun et partagé, le “penser représentatif’ (la capacité de se rendre “présentes à l’esprit les positions de ceux qui sont absents”) et la communicabilité. En insistant sur le fait que la perspective de la Critique du jugement esthétique est celle d’une philosophie de l’humanité, Arendt lit Kant sur un mode jaspersien. Car, comme l’indiquent très clairement les deux textes consacrés à Jaspers dans Vies politiques[[“Karl Jaspers, Eloge”, pp. 83 93 et “Karl Jaspers, Citoyen du monde pp. 94 108., une philosophie de l’humanité (à la différence d’une philosophie de l’homme où celui ci se parle à lui-même en un dialogue solitaire) n’est jamais “acquise dans la solitude” : elle se préoccupe des hommes qui habitent cette terre et se parlent les uns aux autres. Si elle ne prescrit aucune action politique déterminée, elle n’admet pas, cependant, qu’on traite du domaine des affaires humaines comme d’un mode de vie inférieur ou qu’on assimile l’écriture de la politique telle du moins que w l’imaginaient couramment les philosophes à la surveillance d’un “hôpital de fous”, pour reprendre le mot de Pascal[[Arendt cite à plusieurs reprises la Pensée où Pascal écrit : “On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C’étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leurs lois et leurs politiques ils l’ont fait en se jouant. C’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie… S’ils ont écrit de politique c’était comme pour régler un hôpital de fous”.. Echappant tout comme le fera Jaspers à l’ “arrogance” du philosophe à l’égard de la vie commune des hommes, Kant peut alors accordée “à tous les hommes ces capacités de légiférer et de juqer qui selon la tradition ont été la prérogative de l’homme d’Etat”[[H. Arendt, “L’intérêt pour la politique dans la pensée philosophique européenne récente”, trad. franç. J. Roman, A. Scala, E. Tassin, Les Cahiers de Philosophie, n’ 4, automne 1987, p. 21..

Mais, on l’a vu, légiférer n’est pas juger. L’activité morale est législatrice et le principe de la volonté bonne l’emporte sur l’exercice de l’obéissance aux lois établies. L’activité politique est fondamentalement jugeante : d’où la nécessité d’envisager les deux versants (indissociables) de la question : pourquoi le jugement est il une faculté spécifiquement politique, si ce n’est la faculté politique par excellence ? Quelle définition du politique est on susceptible de produire quand on fait du jugement sa pierre de touche ?

En un sens, comme le remarque Arendt dans “La crise de la culture”[[Pp. 282 283., les Grecs savaient déjà que la faculté de juger ce qu’ils appelaient la phronesis n’était pas sans rapport avec l’expérience politique. Ils avaient même le souci de distinguer cette “perspicacité jugeante”, enracinée dans le sens commun, de la “pensée spéculative” qui tend constamment à la transcender. Aristote, par exemple, opposait à la sagesse spéculative du philosophe la vertu prudentielle du politique. Mais la nouveauté de Kant, voire le caractère inattendu ou insolite de ses positions dans la troisième Critique, tient à ce que la révélation du monde commun (ou du partager le monde avec autrui) nous est donnée à partir d’un phénomène réputé comme totalement “subjectif’ : à savoir le goût, dont il est banal de dire que précisément il ne se discute pas. Comment le jugement peut il reposer sur ce sens privé” s’il est vrai que “de gustibus non disputandum est” ? Il y a donc là un paradoxe : le goût, le plus “privé” des sens, le moins “communicable”, serait le “véhicule” de la faculté de juger.

Il faut, pour comprendre ce paradoxe, remonter le cours de la démarche d’Arendt : jusqu’à la distinction entre le point de vue de l’acteur et celui du spectateur, distinction élaborée par Kant dans la seconde section du Conflit des facultés à propos du “signe d’histoire” qu’est la Révolution française. La grandeur de l’événement révolutionnaire ne tient pas, dit en substance Kant, aux actes de gloire ni, à l’inverse, aux méfaits accomplis par les acteurs engagés dans l’action mais à l’approbation des spectateurs, de ceux qui, précisément, ne sont pas impliqués et ont la capacité de déceler dans le cours des événements un sens qui échappe aux acteurs. Le fondement “existentiel” de la perspective du spectateur est “son désintéressement, sa non participation, son absence d’engagement. C’est l’intérêt non égoïste du spectateur qui caractérise la Révolution française comme grand événement” (LK). Ce sont les spectateurs qui font “à la maison” l’événement de l’histoire du monde où se révèle, selon les mots de Kant, la “disposition morale” de l’humanité. Mais, à la différence du spectateur dont il est question dans la parabole attribuée à Pythagore (la vie est comparable aux Jeux Olympiques : certains y viennent pour lutter, d’autres pour faire du commerce mais les meilleurs s’y rendent comme spectateurs) ou des spectateurs de la caverne platonicienne qui ne peuvent communiquer les uns avec les autres (car les liens qui les maintiennent “les empêchent de tourner la tête”), les spectateurs kantiens sont étroitement liés les uns aux autres par une 44 sympathie d’aspiration qui touche de près à l’enthousiasme”. C’est leur “exaltation” qui a fait de la révolution un événement public et signifiant pour l’histoire du monde, ce sont les spectateurs en acclamations” qui ont constitué le domaine public approprié à cet événement particulier. Or Arendt associe à ce commentaire de la seconde partie du Conflit des facultés les analyses kantiennes de la Critique du jugement esthétique et en particulier l’examen de la relation entre la production des oeuvres d’art (qui sont l’affaire du génie) et le goût qui “juge et décide à leur propos” : Kant affronte, dit elle alors, “un problème analogue”. Arendt fait ainsi de la relation entre le génie et le goût (entre la capacité de produire et l’aptitude à juger) l’équivalent ou l’analogon de la relation entre l’acteur et le spectateur. Kant écrit en effet au § 48 : “Pour juger d’objets beaux, comme tels, il faut du goût; mais il faut du génie pour les beaux arts eux mêmes, c’est à dire pour la production de tels objets”. Or de même qu’un monde sans hommes serait un désert, un monde privé de spectateurs, de même la condition sine qua non de l’existence de beaux objets est la “communicabilité” : “le jugement du spectateur crée l’espace sans lequel de tels objets ne pourraient même pas apparaître. Le domaine public est peuplé de critiques et de spectateurs, non d’acteurs. Et ce critique et ce spectateur sommeillent en chaque acteur et en chaque créateur; sans cette faculté critique et de jugement, celui qui agit ou qui fait serait tellement isolé du spectateur qu’on ne le percevrait même pas. Ou encore, pour le dire autrement mais toujours en termes kantiens : la véritable originalité de l’artiste (ou la véritable nouveauté de l’acteur) dépend de son aptitude à se faire comprendre de ceux qui ne sont pas artistes (ni acteurs). Et tandis qu’on peut parler, en raison de son originalité, d’un génie au singulier, on ne peut jamais parler, comme le faisait Pythagore, de la même façon du spectateur. Les spectateurs n’existent qu’au pluriel. Le spectateur n’est pas engagé dans l’action, mais il est toujours étroitement lié aux autres spectateurs. Il ne partage pas avec le créateur la faculté du génie l’originalité ni avec l’acteur celle de la nouveauté : celle qu’ils ont en commun est la faculté du jugement” (LK).

La pluralité prend donc appui, selon Arendt, sur la communicabilité, elle même guidée par le goût ou le jugement. Or, au regard du texte kantien, le statut de la communicabilité dans l’interprétation d’Arendt est extrêmement équivoque, du fait de son va et vient permanent entre la perspective de la Critique et celle de l’Anthropologie ou des textes sur l’histoire. Alors que Kant revendique avec la plus grande netteté, dès le § 8 de la Critique de la faculté de juger, la position du “philosophe transcendantal” qui abordera, d’un point de vue non empirique, le “caractère particulier d’universalité d’un jugement esthétique”[[Trad. franç. A. Philonenko, Vrin, 1986, p. 57., elle fait subir aux concepts kantiens une véritable torsion ou un détournement au regard de la critique transcendantale. Mais plutôt que de revenir sur le thème de l’anthropologisation du sensus communis[[5 Sur cette question, voir le texte de J.F. Lyotard, “Sensus communis”, Le cahier du Collège International de Philosophie, n’ 3, 1987, pp. 67 87., on pourrait se demander si un tel détournement n’a pas pour fonction de dégager la “manière politique” de la philosophie de Kant et surtout d’interdire une éventuelle dilution de la dimension spécifique du politique (dont la communicabilité est la “pierre de touche”) au sein d’une quelconque unité ou universalité de la raison.

La pluralité a partie liée, on l’a vu, avec la communicabilité dont le statut est soumis à une équivoque foncière : entre la communicabilité empirique (la création effective d’un domaine public, peuplé de critiques et de spectateurs) et “l’Idée d’une communicabilité universelle” dont on sait qu’elle n’a pas d’intuition qui lui corresponde dans l’expérience (“l’assentiment universel est donc seulement une Idée”, rappelle le § 8 de la troisième Critique). Equivoque délibérée, semble t il, chez Arendt dans la mesure où la communicabilité comme expérience fait que la pluralité n’est pas simple dispersion ou éparpillement mais au moins virtualité d’un monde commun. Si Kant est le penseur du “commun”, de la “vérité communicative”, il faut que l’analyse de la faculté de juger donne lieu à une expérience possible (on verra plus loin que la question de la “possibilité” du commun s’enracine dans cet événement de l’expérience vécue qu’est la perte du monde dans le phénomène totalitaire et, plus précisément encore, dans le refus de juger lié à la “banalité du mal” dont le cas Eichmann fut pour Arendt une sorte de révélateur). C’est donc bien plus et bien autre chose qu’une lecture anthropologique ou anthropologisante du sensus communis et de la communicabilité des jugements qui est ici en jeu. En un sens, certes, Arendt a recours à l’argumentation de l’anthropologie du point de vue pragmatique, qu’elle utilise dans la continuité du De oratore de Cicéron, pour rappeler que tous les hommes disposent de ce d6sens muet” (silent sense) qui leur permet de discriminer et de discerner le beau et le laid, indépendamment de toute culture artistique ou de tout principe théorique. Mais en un autre sens, elle insiste sur le rôle de l’imagination la faculté de rendre présent ce qui est absent qui “transforme un objet en une chose à laquelle je n’ai pas besoin d’être directement confronté mais que j’ai en un sens intériorisé” (LK). Si le beau est ce qui plaît dans la représentation et non dans la simple perception, c’est que l’imagination l’a “préparé” l’a soustrait à l’immédiateté de la perception sensible de telle sorte que je peux y réfléchir: “Seul ce qui touche et affecte dans la représentation, lorsqu’on ne peut plus être affecté par l’immédiateté de la présence quand on est aussi peu impliqué que le spectateur non engagé dans les faits et gestes réels de la Révolution française est susceptible d’être jugé bon ou mauvais, important ou hors de propos, beau ou laid ou entre les deux. On parle à ce moment de jugement et non plus seulement de goût parce que, bien que l’on soit encore touché comme en matière de goût, on a par le biais de la représentation instauré la distance convenable, le recul, le désengagement ou le désintéressement requis pour apprécier quelque chose à sa juste valeur” (LK). La “manière politique” de ce commentaire peut s’énoncer ainsi, à la lumière de certains passages du tome 1 de La vie de l’esprit : en temps de crise historique notamment, dans ce qu’on appelle des “situations critiques”, ceux qui exercent leur pensée critique (au sens du Krineîn grec) et leur faculté de jugement ne se laissent pas emporter sans réfléchir. Leur “refus de se mettre de la partie est flagrant et devient de ce fait une forme d’action”. C’est dans ces .situations frontières” que se révèle, par privilège, le caractère éminemment “politique” de la faculté de juger : c’est là qu’il nous est demandé d’établir la distance requise pour la juste appréciation de la situation. Parce que le politique se définit par la phénoménalité, par la révélation de l’apparaître (comme le souligne très justement Ernst Vollrath, le mode de pensée politique de Hannah Arendt fait que les thèmes du champ politique ne sont pas des “objets” mais des phénomènes et des apparitions[[Ernst Vollrath, “Hannah Arendt and the Method of Political ihinking”, Social Research, n’ 44, pp. 163 164.), pour prendre conscience de cet apparaître, “nous devons d’abord être libres d’établir une certaine distance entre nous et l’objet… Cette distance ne peut s’instaurer que si nous sommes en position de nous oublier nous mêmes, et les soucis, les intérêts, les urgences de notre vie, en sorte de ne pas nous saisir de ce que nous admirons, mais de le laisser être comme il est, dans son apparaître”[[“La crise de la culture”, op. cil., p. 269.. En termes kantiens, cela s’appelle la “satisfaction désintéressée” (uninteressiertes Wohlgefallen). Or l’aptitude du jugement à appréhender un particulier non subsumable sous un universel déjà donné (les jugements politiques sont des jugements réfléchissants) est particulièrement mise à l’épreuve dans les périodes de crise ou les situations d’urgence, lorsqu’il convient de juger “sans s’en remettre à l’application des règles généralement admises”[[“Responsabilité personnelle et régime dictatorial”, Penser l’événement, trad. franç. sous la direction de C. Habib, Belin, 1989, p. 97.. Dans le cas de l’Allemagne hitlérienne par exemple : “Les rares hommes qui étaient encore capables de distinguer le bien du mal ne le faisaient que sur leur propre initiative, et librement. Ils ne pouvaient respecter les règles qui leur auraient permis de ranger dans telle ou telle catégorie les cas particuliers qu’ils étaient amenés à affronter. ils devaient juger par eux mêmes chaque cas à mesure qu’il se présentait ; car il n’y a pas de règles pour ce qui est sans précédent”[[Eichmann à Jérusalem, trad. franç. A. Guérin, Gallimard, 19M, p. 322.. Il y a donc une lecture immédiatement politique du rôle de l’imagination dans l’aptitude à exercer la faculté de juger : l’imagination défait l’emprise d’un universel qui s’est mué en un ensemble de codes et de normes de conduite standardisés, elle libère les potentialités politiques de la faculté de juger et instaure la distance qui, nous séparant de l’objet, donne le monde en son apparaître. L’imagination peut au moins, quand tout est joué, détourner le moi de la catastrophe. Le manque d’imagination, l’incapacité d’avoir “présents devant les yeux et de prendre en considération les autres qu’on doit se représenter”[[“Basie Moral Propositions”, cours donné à l’Université de Chicago en 1966. est ce qui mène à Eichmann.

La lecture d’Arendt, quelle que soit la distance qui la sépare de la lecture de la lettre kantienne, ne saurait induire ce que J.F. Lyotard appelle “une définition réaliste empirique, anthropologique” du sensus communis[[“Sensus communis”, op. cil., p. 86.. Kant en effet écrit au § 40 de la Critique de la faculté de juger : “Sous cette expression de sensus communis on doit comprendre l’Idée d’un sens commun à tous… c’est à dire d’une faculté de juger, qui dans sa réflexion tient compte en pensant (a priori) du mode de représentation de tout autre homme, afin de rattacher pour ainsi dire son jugement à la raison humaine tout entière et échapper, ce faisant, à l’illusion, résultant de conditions subjectives et particulières pouvant aisément être tenues pour objectives, qui exercerait une influence néfaste sur le jugement. C’est là ce qui est obtenu en comparant son jugement aux jugements des autres, qui sont (en fait) moins les jugements réels que les jugements possibles et en se mettant à la place de tout autre, tandis que l’on fait abstraction des bornes, qui de manière contingente sont propres à notre faculté de juger”. Or on ne peut réduire le commentaire d’Arendt à un rabattement de la dimension transcendantale sur l’expérience commune. Rien ne lui est plus ,étranger que le “prétendu partage immédiat des sentiments” qui ,naîtrait de la simple comparaison avec d’autres jugements empiriques : nul ne saurait prétendre qu’Arendt est, de près ou e loin, un penseur de la fusion communielle ou de la vérité Consensuelle, elle qui ne cesse, inlassablement, de réaffirmer que l’amour n’est pas un sentiment politique, que le politique disparaît ~dès lors que s’abolit l’inter esse, la distance ou l’entre deux qui “nous rapproche et nous sépare d’autrui”. Si l’on y regarde de 1 us près, on constate que son problème est ailleurs. Le sensus communis est pour elle “le sens de la communauté”, à la différence du “sens commun” qui se rencontre, comme le rappelle Kant dans ce même § 40, en chaque homme, “et dont la possession n’est absolument pas un mérite ou un privilège”. Arendt introduit son commentaire du § 40 en indiquant que l’usage du terme latin (sensus communis et non plus “sens commun”) manifeste l’intervention d’un “sens supplémentaire une sorte de capacité mentale additionnelle (en allemand Menschenverstand) qui nous dispose à rentrer dans une communauté” (LK). “C’est l’humanité même de l’homme qui se manifeste dans ce sens” ce par quoi l’homme être parlant, c’est à dire communiquant diffère des animaux et des dieux . l’inflexion aristotélicienne n’est ici que trop évidente. Ce qui permet à Arendt de jouer et c’est “politiquement” décisif sur les deux registres, à ses yeux indissociables, de la communauté plurielle et de la réalisation de l’humain ou, pour parler en termes aristotéliciens, de l’excellence. Passant, sans transition aucune, des formulations de l’Anthropologie à celles de la Critique, elle distingue le sensus communis du sensus privatus (la “singularité logique” qui n’interdit pas à l’individu de s’exprimer, de manifester ses besoins mais qui, comme le manifeste le cas de l’aliénation mentale, est impuissante à assurer la communicabilité[[Kant écrit au § 53 de l’Anthropologie du point de vue pragmatique : “Le seul caractère général de l’aliénation est la perte du sens commun et l’apparition d’une singularité logique (sensus privatus) , par exemple un homme voit en plein jour sur sa table une lumière qui brûle, alors qu’un autre à côté de lui ne la voit pas , ou il entend une voix qu’aucun autre ne perçoit. Pour l’exactitude de nos jugements en général et par conséquent pour l’état de santé de notre entendement, c’est une pierre de touche subjectivement nécessaire que d’appuyer notre entendement sur celui d’autrui sans nous isoler avec le nôtre, et de ne pas faire servir nos représentations privées à un jugement en quelque sorte public.”). C’est donc à ce sensus communis que “le jugement fait appel chez tout un chacun, et cet appel potentiel fournit aux jugements leur validité spécifique” (LK). Voilà ce qu’on peut tenir pour décisif dans la démarche d’Arendt : d’une part que le sensus communis se réapproprie quelque chose qui est de l’ordre d’une dimension transcendantale (ce à quoi il est fait appel potentiellement: Arendt ne prétend donc aucunement qu’il s’agit de la pure et simple comparaison des jugements réels, ni même que la comparaison réside dans une “opération”). D’autre part, la visée est de fournir aux jugements une validité spécifique, c’est à dire non universelle. Arendt aura précisé, quelques pages auparavant, que les maximes du sensus communis (penser par soi même, penser en se mettant à la place de tout autre, toujours penser en accord avec soi même) ne concernent pas la connaissance : parce que “la vérité est contraignante”, on n’a pas besoin de “maximes”. Celles ci ne valent qu’en matière d’opinion et de jugements et “les maximes du jugement témoignent de la “tournure d’esprit” (Denkungsart) dans les affaires du monde régies par le sens de la communauté”.

Parce que la validité spécifique de ces jugements est foncièrement hétérogène à celle des propositions cognitives ou scientifiques, Arendt prend systématiquement le parti de traduire allgemein par “général” et non par “universel” comme il est d’usage dans la troisième Critique. Bien évidemment, ce n’est pas conforme au caractère “particulier” d’universalité que voudrait appréhender le “philosophe transcendantal” et l’on peut même s’étonner qu’Arendt néglige aussi systématiquement l’avertissement de Kant lui même au § 7 : s’il ne s’agit que d’un universel obtenu par comparaison, on parle de “règles générales” (comme le sont toutes les règles empiriques dans les jugements “se rapportant à la société”), alors que le jugement de goût en appelle à des règles universelles. Mais on peut faire l’hypothèse que, là encore, la “violence” de la traduction ne s’inscrit pas dans l’alternative du transcendantal et/ou de l’empirique mais que la “généralité” est la marque ou le signe d’un écart positivement revendiqué par Arendt, à l’encontre de toute la tradition qui oppose l’infaillibilité de la vérité rationnelle à la déchéance native de l’opinion. Que la validité du jugement ne soit ni universelle ni contraignante, que sa spécificité trouve sa source dans l”‘accord potentiel avec autrui” n’entraîne pas son discrédit face au poids de la vérité coercitive. En distinguant, à la suite d’Aristote, la phronesis et la sophia, la vérité qui contraint l’assentiment et la persuasion qui règle le rapport des citoyens, Arendt revient, une fois de plus, à l’antagonisme de la vérité et de l’opinion, du mode de vie philosophique et du mode de vie politique (du citoyen). Si la lecture d’Arendt est en défaut du point de vue de la critique transcendantale, elle ne l’est pas au regard de ce qu’elle appelle le “penser représentatif’, le caractère représentatif qui fait la spécificité de la pensée politique. Car Fennui, aux yeux d’Arendt, est que toute vérité est d’une certaine façon coercitive ou tyrannique, toute vérité “exige péremptoirement d’être reconnue et refuse la discussion alors que la discussion constitue l’essence même de la vie politique”[[“vérité et politique”, op. cil., p. 307.. Si l’enjeu est de réhabiliter l’opinion, de restaurer sa dignité spécifique face au primat de la vérité rationnelle, le recours à la

généralité peut avoir pour fonction d’interdire le postulat d’une unité de la raison et d’une validité universelle dont les propositions cognitives ou les préceptes éthiques fourniraient le modèle légiférant. S’il y a une raison politique, elle repose sur la capacité à juger et à former des opinions : “l’opinion et le jugement… ces deux facultés rationnelles, politiquement déterminantes, avaient été presque entièrement négligées par la tradition de pensée politique aussi bien que philosophique”[[Essai sur la révolution, trad. franç. M. Chrestien, Gallimard, 1967, p. 338 (trad. mod.).. Si paradoxal que cela puisse paraître, la généralité, parce qu’elle est sans garantie, engage et confirme dans la perspective qui est celle d’Arendt la pluralité bien plus que ne le fait l’universalité (de la vérité rationnelle par exemple). En témoigne ce passage de “Vérité et politique” où, commentant un fragment de Kant dans Qu’est ce que les Lumières ?, elle associe la vérité rationnelle à l’oeuvre du penseur solitaire alors que “le passage de la vérité rationnelle à l’opinion implique un passage de l’homme au singulier aux hommes au pluriel”[[P. 299.. Ou encore la phrase de Lessing, citée par elle à plusieurs reprises : “Que chacun dise ce que la vérité lui semble, et que la vérité elle même soit recommandée à Dieu”. Dire ce qui “semble vérité” n’est pas se réfugier dans le relativisme des opinions : puisque l’homme est incapable de vérité, toutes les vérités ne sont que des doxai. C’est un dire dont l’horizon ou l’ “annonce” est un “espace à plusieurs voix” et “pour les hommes vivant en communauté, l’inépuisable richesse du discours humain est infiniment plus significative et riche de sens qu’aucune vérité unique ne sera jamais”[[Ibid, p. 297.. Traduction infidèle de l’universalité subjective des jugements réfléchissants, la généralité des jugements réfléchissants politiques échappe à toute mise en oeuvre d’une rationalité unitaire et englobante. C’est en ce sens qu’il faut également comprendre l’autonomie accordée à la faculté humaine de jugement dès lors que se voit récusé le privilège du penseur contemplatif. Le jugement dispose alors d’un modus operandi, d’une façon de faire qui lui est propre et dont témoigne par exemple, dans le tome I de La vie de l’esprit (La pensée), la distinction de la vérité et de la signification. Et, souligne t elle dans les Lectures, Kant, dans la troisième Critique, ne parle à aucun moment de l’homme comme être connaissant : le mot de “vérité” n’y apparaît pas. Quant aux propositions cognitives, elles ne sont pas des jugements à proprement parler.

Mais on rencontre chez Kant une difficulté irrésolue. En un sens, la “désolante contingence” de l’histoire demande à être dépassée par l’idée d’un progrès de l’humanité. Mais dans ce cas, on est contraint d”‘inscr ,re le sens de l’événement (du particulier) dans “le dessein” de la nature ou de la Providence et on contrevient à l’idée de la “dignité” de l’homme. Car celle ci exige que l’homme “soit vu (chaque être singulier parmi nous) dans sa particularité et perçu, en tant que tel, comme le miroir du genre humain en général mais en dehors de toute comparaison et indépendamment du temps” (LK). La tension interne de la théorie kantienne du jugement tient alors au rapport qu’elle entretient avec le concept d’histoire. Kant hésite entre l’idée d’un progrès de l’humanité qui conduirait à renoncer au jugement du particulier pour lui même et l’autonomie d’un jugement soustrait au cours de l’histoire universelle. C’est dans cette perspective que la “validité spécifique” des jugements prend la figure de la “validité exemplaire”, susceptible de révéler la généralité sans que pour autant soit dissous le particulier en tant que particulier. Rappelant la célèbre formule de Kant dans la Critique de la raison pure “Les exemples sont les béquilles du jugement” – elle s’appuie également sur le § 22 de la troisième Critique[[“…le sens commun, dont je donne comme exemple mon jugement de goût, lui conférant pour cette raison une valeur exemplaire, est une simple norme idéale”. pour déterminer hors de toute référence aux énoncés cognitifs la validité spécifique de ces événements ou de ces particuliers qui, dans leur particularité même, exhibent la généralité “qu’on ne pourrait déterminer autrement” : le courage est comme Achille, la bonté est comme François d’Assise ou Jésus de Nazareth. Lorsqu’il s’agit des jugements réfléchissants où le particulier n’est pas subsumé sous un concept les exemples jouent le rôle que jouent les schèmes à l’égard des concepts purs de l’entendement. Les exemples sont les intuitions à l’aide desquelles nous confirmons la réalité de ce qui se rapporte à la conduite pratique, éthique et politique. “Dans la religion elle même, où assurément chacun doit prendre en lui même la règle de sa conduite, puisqu’il demeure lui même responsable de cela… on ne fera jamais avec des préceptes généraux… ce que peut un exemple de vertu ou de sainteté…”[[Critique de la faculté de juger, § 32, p. 118.. L’exemple est donc ce particulier qui révèle en et par lui même la généralité : il en va ainsi de ces événements “uniquement uniques” qu’Arendt aime tant à rappeler (conseils révolutionnaires de la Commune de Paris, Räte allemands en 1918, soviets, insurrection hongroise de 1956) mais aussi de ces figures exemplaires que sont, diversement, les penseurs du Selbstdenken, Socrate, Lessing ou Kant. Or c’est en pensant à eux que nous choisissons notre “compagnie” et sur ce choix reposent, en définitive, nos décisions à propos du juste et de l’injuste[[Cf. “Basic Moral Propositions”, op.cit.,. Signes d’histoire et figures incomparables mais à toute autre pareilles parce qu’humaines, ils illuminent de leur “lumière incertaine, vacillante et souvent faible” cette inquiétante étrangeté que ne sauraient dissiper les dérisoires et moroses
.retours” au Sujet, à l’Humanisme, à la Raison, à la Morale. Et de quel poids pèsent ces retours fatigués et édifiants dénués d’innocence devant les lectures infidèles qui redonnent à une pensée les battements de la vie et le frémissement du quasi-désespoir ? Qu’est ce que juger, maintenant ? Comment juger, sinon avec crainte et tremblement, dans l’imminence du “mal dont les hommes sont capables et qui est sans limites”[[“La culpabilité organisée”, Penser l’événement, op.cit., p.32. ?